Revue de presse

« La guerre de l’information menée par le Kremlin est ouvertement assumée » (charliehebdo.fr , 7 juin 24)

David Colon, historien et chercheur à Sciences po, spécialiste de la guerre de l’information. 9 juin 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Cercueils devant la tour Eiffel, étoiles de David sur les murs de Paris, les exemples de manipulations et d’ingérences russes se multiplient. La France est plus que jamais la cible de cyberattaques et de tentatives de désinformation de la part de la Russie. David Colon, historien et chercheur à Sciences po, spécialiste de la guerre de l’information, nous explique comment la Russie veut saper les fondements des démocraties européennes en favorisant notamment les partis extrêmes, à la veille des élections européennes.

Laure Daussy

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Lire "Entretien. « La guerre de l’information menée par le Kremlin est ouvertement assumée »".

Charlie Hebdo : On a constaté à nouveau cette semaine ce qui pourrait être une « ingérence russe », avec des cercueils devant la tour Eiffel, qui s’ajoutent aux mains rouges taguées sur le mur des Justes, ainsi que les étoiles bleues de David, taguées en novembre dans Paris. Quel est l’objectif de ces manipulations ?

David Colon : Depuis février 2022, le Kremlin prolonge sa guerre contre l’Ukraine par une guerre de l’information contre les pays qui soutiennent les Ukrainiens, et notamment contre la France. Depuis qu’Emmanuel Macron a affirmé en janvier que nous ne pouvions pas laisser la Russie gagner, puis en mars qu’il n’excluait pas d’envoyer des soldats français sur le sol ukrainien, les opérations de déstabilisation se sont intensifiées.

Les propagandistes du Kremlin ont propagé de fausses listes de soldats français morts en Ukraine, puis créé un faux site de recrutement de volontaires français, avant de déposer de faux cercueils sous la Tour Eiffel. L’objectif est clairement de déstabiliser le pays avant les élections européennes. Ainsi, en février dernier, Dimitri Medvedev, vice-président du conseil de sécurité de Poutine a déclaré sur Telegram que le Kremlin ferait tout son possible pour soutenir « ouvertement et secrètement », ce qu’il appelle les « partis antisystèmes », c’est-à-dire concrètement, les partis extrêmes, comme LFI et le Rassemblement national.

Pourquoi ces partis-là en particulier ? Sont-ils considérés comme des alliés pour la Russie ?

Il ne s’agit pas d’un choix idéologique de la part du Kremlin. Celui-ci s’appuie sur toutes les forces capables de fragmenter la société, de fragiliser sa cohésion, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche. Depuis au moins dix ans, dans toute l’Europe comme aux États-Unis, le Kremlin s’efforce ainsi d’accélérer et d’amplifier la polarisation des débats politiques, et d’amplifier tous les débats clivants susceptibles de favoriser les extrêmes au détriment des partis de gouvernement. Les partis antisystèmes sont ainsi très souvent devenus des alliés objectifs du Kremlin.

L’objectif de la Russie n’est pas seulement de favoriser électoralement les partis qui relaient son discours, mais plus encore de saper la cohésion politique des régimes démocratiques. En atteste le fait que dès l’élection de Donald Trump, le Kremlin, qui l’a soutenu, a organisé aux États-Unis des manifestations pour… et contre Trump. Fondamentalement, l’objectif est de polariser, de cliver, de fracturer les sociétés démocratiques.

Comment les actions d’ingérence en France ont-elles été décidées ?

Il ne fait plus guère de doute, aujourd’hui, que ces actions de déstabilisation sont décidées au plus haut niveau, au Kremlin, et qu’elles font l’objet d’une coordination accrue entre plusieurs services de renseignement extérieurs et l’appareil de communication stratégique du régime russe, c’est-à-dire sa diplomatie publique et ses médias d’État. Cette stratégie de déstabilisation est, du reste, pleinement et ouvertement assumée par les propagandistes du Kremlin les plus en vue, à commencer par Margarita Simonian, la rédactrice en chef de RT et de l’agence gouvernementale d’ « informations » Rossia Segodnia.

Au quotidien, ces opérations relèvent d’une démarche opportuniste. Les « polit-technologues » russes agissant pour le compte des services de renseignement utilisent des sujets dont il est question dans l’actualité pour les amplifier, via des relais, sur les réseaux sociaux, comme ça a été le cas avec les punaises de lit. Ils se saisissent aussi de sujets clivants comme la guerre au Proche-Orient, afin d’augmenter les divisions dans l’opinion publique. En taguant le mur des Justes du mémorial de la Shoah ou en déposant des cercueils au pied de la tour Eiffel, ils savent qu’ils vont conduire mécaniquement les médias français à traiter de ce sujet. C’est une forme de piratage de notre débat public dans un contexte pré-électoral. Ces actions s’inscrivent, en outre, dans une propagande globale. Les récits inventés par le Kremlin sont destinés à la fois à un public français, à travers l’emballement médiatique, mais aussi relayés pour un public francophone en Afrique, afin de fragiliser l’image de la France, et enfin, un public russe, pour leur montrer l’image de démocraties défaillantes dans le but de renforcer le soutien au régime de Vladimir Poutine.

En quoi ces actions sont-elles particulièrement manipulatrices ?

La guerre de l’information est une guerre des perceptions. Les propagandistes du Kremlin veulent nous donner une image faussée de la réalité, que ce soit par la répétition constante de fausses informations, par la diffusion de faits authentiques sortis de leur contexte, ou par un savant mélange de vrai et de faux, plus toxique encore que le faux parce qu’il insinue le doute dans nos esprits. Les propagandistes du Kremlin sont engagés dans une guerre permanente contre l’information de qualité, contre les fact-checkers, contre la vérité factuelle, parce qu’ils espèrent nous priver de la possibilité même de nous mettre d’accord sur les faits et, en conséquence, de pouvoir faire des choix rationnels.

Cette propagande produit des effets à long terme, tant sur la cohésion de notre société que sur la confiance envers les institutions, les médias, les experts. Elle est particulièrement manipulatrice parce qu’elle repose sur l’instrumentalisation du mode de production de l’information pour conduire les médias occidentaux à faire très exactement ce que les propagandistes du Kremlin attendent d’eux. En faisant taguer en octobre des étoiles bleues et non jaunes sur les murs de Paris et de sa proche banlieue, les opérateurs du Kremlin pouvaient anticiper que, dans le contexte de la recrudescence des actes antisémites, ces étoiles seraient probablement caractérisées d’antisémites par certains médias avides de contenus sensationnels et émotionnels. Lorsque l’origine bulgare de l’opération a été révélée, le Kremlin a aussitôt détourné l’attention vers une prétendue organisation juive européenne, « les boucliers de David », dans le but d’attribuer à des Juifs un acte perçu comme antisémite, et de conduire une partie de l’opinion française à douter de la réalité même des authentiques actes antisémites.

Le lien avec la guerre en Ukraine peut sembler loin. Est-ce le seul déclencheur ? Quel est l’objectif final de la Russie dans cette volonté de déstabiliser les régimes démocratiques ?

À court terme, le Kremlin s’emploie à saisir toutes les opportunités qui se présentent à lui pour fragiliser le soutien à l’Ukraine. Le conflit au Proche-Orient en est une parmi bien d’autres. Sur le long terme, le régime politique dictatorial russe ne peut maintenir son emprise sur sa propre société qu’en menant une guerre permanente, en s’inventant des ennemis, et en affaiblissant dans sa propre opinion l’image attractive des démocraties libérales. Le plus sûr moyen d’y parvenir est de corrompre les démocraties de l’intérieur, notamment en les conduisant d’elles-mêmes à renoncer à leur régime de liberté au nom de la sécurité par la diffusion et l’entretien de psychoses, à commencer par les psychoses migratoire et terroriste.

Tous ces propos – si l’on se fait l’avocat du diable ! – pourraient ressembler à une forme de complotisme vis-à-vis de la Russie. Quelles sont les éléments qui permettent d’avoir ces analyses ?

D’abord, la guerre de l’information menée par le Kremlin est ouvertement assumée, même si de son point de vue il s’agit d’une guerre défensive. Ensuite, depuis février 2022, l’intensification de la cyberguerre a conduit à la divulgation de nombreux documents internes du Kremlin et de certains prestataires de service des renseignement russes, tandis que de nombreux rapports ont été consacrés aux opérations de désinformation du Kremlin. Enfin, depuis quelques années, de nombreuses enquêtes journalistiques et plusieurs ouvrages à caractère scientifique ont permis de comprendre à la fois la stratégie, des acteurs et des modes opératoires des propagandistes russes. Face à la fabrique de l’irréalité qu’est le Kremlin se dresse aujourd’hui une communauté fondée sur les faits, celle des journalistes, des chercheurs et des spécialistes du renseignement en source ouverte (OSINT) qui s’emploient à préserver ce que Marc Bloch appelait, dans L’Étrange défaite, « ce minimum de renseignement nets et sûrs sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ».

La France, et plus largement l’Europe, a-t-elle suffisamment conscience de cette guerre de l’information menée par la Russie ?

Les pays européens ont tardé à admettre cette réalité ou à en appréhender la gravité, mais, depuis quelques années, des progrès considérables ont été accomplis dans la lutte contre les manipulations de l’information relevant d’ingérences étrangères, tant à l’échelle de la France, avec la création du Commandement de la Cyberdéfense en 2017 et de Viginum en 2021, ou avec les États généraux de l’information qui vont bientôt rendre leurs conclusions, qu’à l’échelle européenne avec l’adoption du Digital Service Act, à l’échelle de l’OCDE avec le très important rapport Les faits sans le faux : lutter contre la désinformation, renforcer l’intégrité de l’information publié en mars dernier, ou encore à l’échelle globale avec le Forum information et démocratie, avec les nombreuses initiatives de Reporter sans Frontières ou avec la Déclaration mondiale pour l’intégrité de l’information en ligne de septembre 2023. La prise de conscience est là, les initiatives se multiplient. Reste encore, à l’ère de l’intensification des campagnes de désinformation amplifiées par les progrès de l’IA, à anticiper les manipulations de l’information pour mieux les contrer, et à sensibiliser le plus grand nombre.

Le Kremlin s’est par ailleurs souvent auto-intoxiqué par sa propre propagande. En Ukraine, le Kremlin pensait remporter une victoire rapide, il s’est trompé. Il pensait que ses soldats seraient accueillis en libérateurs par les Ukrainiens russophones, les faits ont prouvé le contraire. Le Kremlin pense aujourd’hui qu’il peut nous soumettre à sa volonté par ses opérations de propagande, à saper les fondements de notre démocratie. À nous, collectivement, de lui montrer qu’il se trompe une nouvelle fois."


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