Revue de presse

"La guerre à Gaza s’invite dans les tribunaux français" (Le Monde, 3-4 mars 24)

(Le Monde, 3-4 mars 24) 2 mars 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Depuis les attaques du 7 octobre 2023 en Israël, la justice française a été saisie de nombreux dossiers, dont certains finissent devant les tribunaux. Des voix s’indignent que des débats politiques soient ainsi tranchés par des magistrats.

Par Christophe Ayad

JPEG - 146.4 ko

Lire "Le conflit Israël-Hamas s’invite dans les tribunaux français : de plus en plus de procédures pour « apologie du terrorisme »".

Mardi 20 février en début d’après-midi, le tribunal correctionnel de Grenoble a débattu d’une question aussi rhétorique qu’essentielle : peut-on qualifier publiquement les événements du 7 octobre en Israël d’actes de résistance et non de terrorisme sans encourir une condamnation devant un tribunal français ? Mohamed Makni, 73 ans, retraité et élu municipal à Echirolles, dans la banlieue de Grenoble, a comparu devant une juge et deux assesseures et a dû s’expliquer d’un statut posté sur le groupe Facebook des Franco-Tunisiens de Grenoble, le 11 octobre 2023 : « Ils [les Occidentaux] s’empressent de qualifier de terroriste ce qui, à nos yeux, est un acte de résistance évident », avait-il écrit, reprenant sans guillemets une phrase tirée d’une tribune de l’ex-ministre tunisien des affaires étrangères Ahmed Ounaïes, dont M. Makni avait posté également le lien.

Renvoyé devant le tribunal pour « apologie du terrorisme », M. Makni comparaît libre. « Je suis surpris d’être là », dit d’emblée l’homme au crâne rasé et à la mise soignée. Il fait également part de ses « pensées à toutes les victimes », se présentant comme « un chantre de la paix » mais aussi « un militant anticolonial de naissance ». « Vous êtes un élu, une personne connue. Est-ce que vous ne pensez pas qu’en le relayant, vous ne cautionnez pas ce genre de message sans aucune précaution ? Pourquoi reprendre ces propos ? », le morigène la juge. « C’est pour attirer l’attention sur le fait qu’il y a une opinion ici et une opinion là-bas [en Tunisie]. C’est aux gens de se faire leur opinion », se défend-il.

La juge revient à la charge : « Pour vous, attaquer des civils, c’est un acte de résistance ? » « Je ne cautionne aucunement ce qui a été fait contre les civils, répond M. Makni. Mais quand j’entends des responsables israéliens dire qu’il faut balancer une bombe atomique sur Gaza ou que les Gazaouis sont des animaux humains… », répond le prévenu. Face aux explications embrouillées de M. Makni, la juge le coupe : « On n’est pas là pour faire de la géopolitique ou de l’histoire. »

Une assesseure revient à la charge : « Ici, on ne parle que du 7 octobre. Est-ce que ce qui s’est passé est terroriste ou pas ? » Décontenancé, bousculé, M. Makni réagit maladroitement : « Si je ne m’appelais pas Mohamed, je ne serais pas là. » Le tribunal se crispe. L’interrogatoire des deux avocats des parties civiles, l’Organisation juive européenne (OJE) et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) Grenoble-Dauphiné, enfoncent le clou : « Est-ce que le 7 octobre est légitime ou pas ? », l’interroge une avocate. Il rétorque : « C’est un conflit qui dure depuis soixante-quinze ans. » Il évoque aussi le « deux poids-deux mesures de la France ». La juge : « Je ne vais pas me répéter douze mille fois. On juge uniquement de ce qui s’est passé le 7 octobre. Pas la politique de la France. »

« Je n’accepterai aucune peine »
Mohamed Makni sent le sol se dérober sous ses pieds. Depuis que son post a été signalé anonymement sur un forum de la droite grenobloise, les ennuis n’ont pas cessé. Bien qu’il ait publié le lendemain un communiqué pour condamner les massacres de civils, il a été convoqué au commissariat pour un interrogatoire de deux heures et demie sur ses opinions concernant le 7 octobre ainsi que sur le conflit israélo-palestinien. Il s’y rend sans avocat et sans méfiance. Selon son récit, le policier chargé de l’interroger lui demande s’il est musulman et combien de fois il se rend à la mosquée. Dès que l’information de sa convocation a circulé, l’élu, militant socialiste et syndicaliste CGT, qui siège au conseil municipal d’Echirolles depuis 2001, a été exclu du Parti socialiste. Il a aussi perdu sa délégation d’adjoint au maire. [...]

« Des cas comme M. Makni, il y en a des dizaines », déplore Me Elsa Marcel, qui, à elle seule, défend quatre dossiers d’apologie du terrorisme et deux autres pour provocation à la haine raciale, tous en lien avec les événements du 7 octobre et le conflit israélo-palestinien. Parmi ses dossiers pour apologie, on compte une lycéenne de 14 ans signalée par son établissement pour une « blague idiote ». [...]

Selon le ministère de la justice, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites ont été engagées à l’encontre de 80 personnes. Ces chiffres ne recouvrent pas le seul chef d’« apologie du terrorisme », mais aussi ceux de « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ».

Interrogé par Le Monde, le parquet de Paris, qui est l’interlocuteur judiciaire privilégié de la plate-forme Pharos, estime que « depuis le 7 octobre et en lien avec le conflit entre Israël et Gaza, sur les 303 signalements reçus au pôle national de lutte contre la haine en ligne, dont 171 portent sur des faits qualifiés d’“apologie du terrorisme”, 49 ont donné lieu à identification d’auteurs domiciliés en dehors du ressort de Paris et donc à des dessaisissements pour les parquets compétents, quatre ont été poursuivis en défèrement devant le tribunal de Paris, et vingt-quatre ont été classés sans suite. » Ces chiffres ne tiennent pas compte des faits constatés hors Internet. [...]

Me Elsa Marcel distingue deux profils de personnes visées par des poursuites : « Les militants politiques ou syndicaux, sur lesquels il y a une volonté de mettre une pression pour faire taire les voix discordantes, et les anonymes, parfois des mineurs, qui sont dans 90 % des cas des personnes d’origine maghrébine et des musulmans. » Elle s’inquiète tout particulièrement des perquisitions et placements en garde à vue, de l’atmosphère de délation entretenue par les signalements dans les milieux scolaire et professionnel et du systématisme des propositions de reconnaissance préalable de culpabilité : « Il faut que les gens aient la possibilité de s’expliquer devant un tribunal », estime l’avocate. [...]

L’application de la loi sur l’apologie de terrorisme au conflit israélo-palestinien donne lieu à un cocktail judiciaire explosif. « Les prises de position, aussi choquantes soient-elles, n’ont rien à faire devant des tribunaux, sauf lorsqu’il s’agit d’appels à la haine des juifs ou à des violences », estime Me Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, connu pour son attachement à la liberté d’expression et au combat contre l’antisémitisme. Pour lui, « le débat d’idées doit être politique, philosophique, éthique mais pas judiciaire ».

Comme Me Elsa Marcel l’a souligné dans sa plaidoirie en faveur de M. Makni : « Si on condamne des gens parce qu’ils refusent d’utiliser le mot de “terrorisme” pour les attaques du 7 octobre, est-ce que demain on va condamner les historiens, les chercheurs, les rapporteurs de l’ONU ou encore l’Agence France-Presse, qui refusent d’employer ce terme (…) ? Ce qui se joue ici, c’est la sauvegarde de la liberté du débat public. » Le délibéré concernant Mohamed Makni est prévu le 26 mars."


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Guerre Hamas-Israël (2023-24) dans Palestine dans Israël,
les rubriques "Wokisme", Antisémitisme, Gauche (note de la rédaction CLR).


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales