Revue de presse

"La gauche intellectuelle se déchire sur le Nouveau Front populaire" (Le Monde, 27 juin 24)

(Le Monde, 27 juin 24) 26 juin 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pour une partie des progressistes, la présence des « insoumis » dans le cartel électoral de la gauche aux législatives disqualifie ses soutiens. D’autres reprochent à ces tenants du « ni-ni », qui renvoient dos à dos le RN et LFI, de se montrer trop conciliants à l’égard de l’extrême droite.

Par Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach

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C’est la « fête de l’été » du magazine hebdomadaire Franc-Tireur, mercredi 19 juin. La péniche Francette, amarrée au port de Suffren, à Paris, accueille les invités de la directrice de la rédaction, Caroline Fourest, et de son conseiller éditorial, Raphaël Enthoven. La dissolution surprise, neuf jours plus tôt, le 9 juin, est sur toutes les lèvres, comme le score de l’extrême droite aux élections européennes. Mais l’autre sujet brûlant, c’est la formation du Nouveau Front populaire (NFP), associant leur autre bête noire, La France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon, aux sociaux-démocrates, aux communistes et aux écologistes.

« L’union fait la farce. » La couverture du magazine, ce jour-là, ne laisse planer aucune équivoque sur ce que le journal engagé pense de l’alliance des gauches. Dans un éditorial au vitriol, Raphaël Enthoven surnomme « Olivier faible » le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, chef d’un « groupuscule de veules » et de « moutons vénaux », qui « baisse son froc », et juge Raphaël Glucksmann coupable de « reddition ». L’essayiste s’était dévoilé en juin 2021 en déclarant qu’il préférerait voter pour Marine Le Pen face à Jean-Luc Mélenchon, déclenchant l’indignation et forçant l’association Printemps républicain, dont il est l’un des parrains, à cette mise au point : « L’extrême droite, jamais ! »

C’était après les attentats islamistes de 2015 et Manuel Valls parlait déjà de deux gauches « irréconciliables ». Depuis l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre 2023, puis la riposte militaire d’Israël contre Gaza, les choses ne se sont pas arrangées. La résurgence d’un antisionisme aux relents antisémites au sein de la gauche radicale a encore creusé le clivage. Comme le grand rabbin de France, Haïm Korsia, républicain conservateur, qui refuse de choisir entre le parti d’extrême droite (« une perte de ce qu’est la République ») et la coalition du NFP (« la volonté de défaire absolument et radicalement la République »), certains à gauche voteront blanc. « Ni-ni » : un discours tenu dans la perspective d’un duel LFI-RN au second tour.

Patrons de presse, comme Denis Olivennes, journalistes, producteurs et éditeurs, tel Olivier Nora, PDG de Grasset, avocats parisiens… A la fête de Franc-Tireur est présente la palette entière de ceux qui, souvent macronistes, naguère à gauche ou continuant de s’en réclamer, déclinent ou interrogent l’offre du NFP. Un petit groupe d’invités s’amuse : « Si la péniche coule, une partie de la résistance disparaît… » Au micro, Caroline Fourest reprend le mot de participants qui viennent de comparer la Francette à l’Exodus, le bateau voguant en 1947 avec 4 500 survivants de la Shoah qui n’a jamais réussi à débarquer sur les côtes de la Palestine, alors sous protectorat britannique, comme s’ils étaient une petite famille de réfugiés se serrant les coudes. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, décrit le « naufrage » d’une « gauche minable » − son expression quatre jours plus tard, dimanche 23 juin, dans L’Express − au « cynisme absolu ».

Mécanique mortifère
Où fixer les frontières ? Quelles digues bâtir, alors que le « front républicain » se délite face à l’extrême droite, et que la gauche s’annonce en mauvaise posture dans ses duels face au RN ? Chacun se fabrique son vade-mecum. Il y a ceux qui boycottent les chaînes d’opinion réactionnaires de Vincent Bolloré, le nouveau magnat d’extrême droite des médias, et les autres. « Pour combattre le RN, on ne peut pas s’allier avec un parti qui alimente la haine des juifs et d’Israël », soutient Manuel Valls, premier invité… de la nouvelle émission de Cyril Hanouna sur Europe 1. Le lendemain de la fête, Alain Jakubowicz, président d’honneur de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, présent ce soir-là, allait lui aussi porter ses idées sur CNews.

Dans cette galaxie hostile à l’alliance des gauches, la sociologue Dominique Schnapper assure, dans Le Monde, que si « les socialistes ont obtenu que les formules les plus choquantes soient évacuées », on ne peut « faire confiance » à Jean-Luc Mélenchon et à ses proches. L’auteur de best-sellers et le père du concept de « résilience » Boris Cyrulnik, saisi par la menace d’une « peste brune », déclare aussi, à La Tribune dimanche, que « Mélenchon, à [s]es yeux, c’est l’extrême droite (…) [Jacques] Doriot, le collaborationniste nazi qui avait fondé le Parti populaire français ». Les philosophes Elisabeth Badinter et Monique Canto-Sperber, autre invitée de la péniche, annoncent à leur tour, dans une tribune au Monde, que leur « voix ne se portera ni sur un candidat RN ni sur un candidat LFI ». Un candidat de gauche qui n’arbore pas la couleur des « insoumis » aurait en revanche leur voix. A leurs côtés, les anciens premiers ministres Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, signataires du texte.

Sans surprise, tant ils se sont éloignés depuis longtemps de leur matrice progressiste d’origine, trente personnalités, dont Michel Onfray, Luc Ferry et Pascal Bruckner, appellent, dans Le Point, à « ne pas voter pour ce mensonger, fallacieux et pseudo-Nouveau Front populaire ». La tribune est lancée par Daniel Salvatore Schiffer, un philosophe belge venu en faire la promotion sur CNews. Avant même le premier tour, ils viennent grossir le camp des « anti-NFP ». A noter, parmi les signataires, la présence de l’éditeur Antoine Gallimard, d’ordinaire discret. Et l’absence, dans le texte, de la moindre référence au RN.

Voilà pour les anti-NFP résolus. En face, des intellectuels défenseurs de ce cartel électoral tentent, depuis dix jours, de démonter la mécanique mortifère, selon eux, de ce « ni-ni ». Alors que le parti d’extrême droite affiche une dynamique toujours plus forte et que s’installe le « sentiment poisseux de l’inévitable », une formule de l’historien Patrick Boucheron, ils tentent de se faire entendre. « Il y a eu un sursaut à gauche, mais, aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’il se passe (…). C’est comme si ça retombait. Une torpeur s’installe », s’inquiétait, le 21 juin sur France Inter, le professeur au Collège de France. Il était l’un des 350 signataires, avec l’économiste Julia Cagé, présidente de la Société des lecteurs du Monde, ou l’écrivaine Annie Ernaux, avant même la signature d’un accord par les différentes formations, d’une tribune au Monde appelant à « l’union des gauches ». Qu’il oppose, en détachant les mots, à « une union de l’extrême droite », pour ne pas plonger dans le piège politique de la symétrie des extrêmes.

« Dévitalisation démocratique »
Refusant, eux aussi, de renvoyer dos à dos le RN et les « insoumis », plus de 220 personnalités politiques – dont Raphaël Glucksmann, Laurent Berger ou Carole Delga – ont lancé, dans une tribune au Monde, un appel à tous les partis démocratiques contre l’extrême droite, y compris « majorité sortante ou la droite républicaine ». Ils sont soutenus par l’historien et essayiste Pascal Blanchard, les sociologues Irène Théry et Dominique Méda, Hakim El Karoui, Cyril Dion ou Jacques Attali. Tous ces signataires somment les états-majors politiques de « surmonter les rancœurs », de retirer le moins bien placé au second tour et de « soutenir partout activement » le candidat restant face au RN. Un choix qu’ils aimeraient voir affiché « clairement dès maintenant, sans attendre le 30 juin ».

Ils sont loin de ceux qui rejettent la « farce » de l’union. « Evidemment ! », insiste l’historien Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France. « Le simple fait que certains se posent la question de l’alliance à gauche montre à quel point le RN a réussi sa stratégie de banalisation, qui est en fait une entreprise de dissimulation de ce que restent ses ressorts profonds, confie-t-il au Monde. C’est le signe d’une très inquiétante forme de dévitalisation démocratique qui est rentrée dans les têtes. » L’ancien éditorialiste et député européen du camp présidentiel Bernard Guetta ne dit pas autre chose : « Il faut cesser de dénoncer les gauches unies comme un danger aussi grand que le lepénisme, et systématiquement voter contre l’extrême droite au second tour. »

« La scission qui s’opère à la veille de ces législatives anticipées chez les intellectuels de gauche révèle l’enjeu du second tour, résume le socialiste Jean-Christophe Cambadélis, ancien architecte de cette « gauche plurielle » qui avait porté Lionel Jospin à Matignon après la dissolution de 1997. Les intellectuels qui soutenaient Emmanuel Macron se laveront-ils les mains des duels LFI-RN et laisseront-ils passer l’extrême droite ? » Lionel Jospin réfute, lui aussi, toute équivalence et « égalité entre deux supposés extrémismes », qui ne sert que les « intérêts » du RN. « En cas d’affrontement RN-LFI, il faut voter pour le parti de Jean-Luc Mélenchon », appuie clairement son ancien ministre des finances Dominique Strauss-Kahn. « Un réflexe politique face à l’urgence et à l’ennemi principal : l’extrême droite, poursuit M. Cambadélis. L’enjeu, c’est Bardella, et pas un Mélenchon qui, quoi qu’en dise l’Elysée, ne sera jamais premier ministre. »

Plus radicaux, les écrivains Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis optent pour des petites virées choisies sur le terrain, mais non face au RN. Ils ont quitté leurs brasseries de Montparnasse pour se rendre à Montreuil (Seine-Saint-Denis) défendre la candidate LFI opposée à Alexis Corbière, évincé par un Jean-Luc Mélenchon ne tolérant aucune fronde interne à LFI. Apprenant la venue des deux « insoumis », M. Corbière a déclaré au Figaro : « Je suis étonné que ces messieurs si antifascistes viennent ici », dans une circonscription où LFI a engrangé 35 % des voix aux européennes, « alors qu’ils pourraient aller aider des députés LFI en danger contre le RN ».

Régler leurs comptes dans leur « famille »
« Il ne faut pas que l’on se balance des choses trop méchantes à la face », prévient Patrick Boucheron, songeant à ce 7 juillet, où « il faudra passer du Front populaire au front républicain ». « Avant le premier tour, je refuse de me laisser enfermer dans cet étau entre RN et LFI », rétorque Manuel Valls : « On n’est pas des fachos ! » Certains autour de lui donnent pourtant l’impression de régler leurs comptes au sein de leur « famille » avant de se soucier de l’extrême droite.

Un exemple ? Le week-end des 22 et 23 juin, une liste de noms est mise en ligne sous le titre : « Bloquons-les ! », aussitôt partagée massivement par des amis de Franc-Tireur. L’idée : recenser des profils « extrémistes » et appeler à voter contre 36 candidats RN pro-Kremlin, antisémites, racistes ou homophobes, comme Pierre Gentillet − il veut « mettre au pas » le Conseil constitutionnel et estime que l’incitation à la haine « les PD, faut les brûler » relève de la liberté d’expression − ou Patrick Le Fur, qui associe la gauche à « des pédophiles et à des dégénérés sexuels ». Ou encore une vingtaine de moutons noirs de LFI, comme l’ex-député du Nord David Guiraud, qui avait diffusé une image des « dragons célestes » du manga One Piece, personnages riches et manipulateurs détournés par les internautes antisémites pour cibler les juifs.

A regarder de près, pourtant, la liste apparaît bancale : la plupart des candidats du RN sont absents parmi ces candidats « porteurs d’idées nauséabondes ». Dans la 6e circonscription du Gard, on trouve en revanche l’ancien rapporteur de l’observatoire de la laïcité Nicolas Cadène, qui s’est fait agresser dimanche devant les halles de sa ville par un homme portant des tracts du RN, témoigne La Dépêche du Midi avant son dépôt de plainte au commissariat de Nîmes. Il est présenté à tort comme « LFI », alors qu’il a été investi comme « personnalité de la société civile » par les écologistes de Nîmes.

« Tout ce qui était écrit sur moi sur ce site anonyme et qui a été reposté dès dimanche matin par Caroline Fourest et d’autres était faux, de mon étiquette à une supposée accointance avec les “fréristes” − je rêve ! », s’indigne, devant Le Monde, le candidat de 42 ans. « Etait faux », car, mardi 25 juin au matin, le site a fini par retirer le nom de cet ex-collaborateur du socialiste Jean-Louis Bianco dont la vision de la laïcité, adossée strictement au droit, a été vivement critiquée par les partisans d’une laïcité de combat, menés par le Printemps républicain. Interrogée sur son lien avec ce site, Caroline Fourest n’a pas souhaité répondre, affirmant seulement que ces « compilations de bonnes informations parues dans la presse font un travail de vigie essentiel et qu’il est bien de les relayer ». Nicolas Cadène, lui, a trouvé « infamant » de se retrouver sur une liste noire qui, en laissant de côté la plupart des candidats RN, « suggère donc implicitement que certains, à l’extrême droite, seraient acceptables » – preuve, à ses yeux, d’une « inversion des valeurs pratiquée par des intellectuels anciennement de gauche éloignés des électeurs »."


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