Revue de presse

"La gauche contre le peuple ?" (Marianne, 10 oct. 14)

A propos de "La Gauche et le peuple" de Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa (Flammarion). 18 octobre 2014

"[...] La fécondité de l’échange tient à sa liberté : ni l’un ni l’autre ne s’inquiète à chaque phrase de se faire siffler par Laurent Joffrin ou Eric Fassin et de se faire immobiliser sur la bande d’arrêt d’urgence pour franchissement de ligne jaune. Ces deux-là se moquent du politiquement correct comme de leur premier tract et risquent de surprendre les « jeunes générations élevées dans la cage intellectuelle du mitterrandisme », comme dit Michéa. D’autant plus que l’éditeur a oublié de rappeler les cheminements qui ont conduit un marxiste devenu orwellien et un social-démocrate déçu à se retrouver solitaires, inclassables et souvent incompris.

Dans ce face-à-face, Julliard prenait le plus grand risque, son parcours appartenant à cette « gauche » alliée de la bourgeoisie modernisatrice ayant, selon Michéa, trahi le « socialisme » originel d’un peuple allergique au capitalisme. Mais, sauvé par son péguysme, l’auteur des Gauches françaises (Flammarion) est un repenti qui veut « tout reconstruire, car, si la deuxième gauche est morte, la première aussi ». Deux décès idéologiques qu’il a suivis de près. En colère contre Mitterrand - « Le grand corrupteur dont le palais s’était transformé en caverne de brigands. On l’appelait "Tonton" pour ne pas l’appeler "Parrain" » -, il a reconnu l’échec du rocardisme dont il fut l’intellectuel organique - « L’horreur économique, nous n’avons rien fait pour la conjurer. Pis : nous avons parfois donné l’impression de la tolérer. Je n’ai plus supporté cette impression que droite ou gauche au pouvoir, ce sera toujours Alain Minc au pouvoir ! »

C’est donc en orphelin qu’il rencontrait Jean-Claude Michéa, qu’il n’avait pas eu l’occasion de croiser : tardivement reconnu et fuyant la médiocrité médiatique, cet introducteur d’Orwell en France n’a longtemps écrit que pour une petite tribu d’inconditionnels de ses textes décapants vouant à la langue française le même culte que les situationnistes. Les premiers michéistes restent marqués à vie par le choc lumineux, il y a quinze ans, de son Enseignement de l’ignorance.

Attentionnés à cerner leurs désaccords, Julliard et Michéa ne s’étendent pas sur leurs accords : le clivage droite-gauche ne veut plus dire grand-chose ; des élites profiteuses méprisent un peuple oublié ; l’éducation est un désastre programmé ; et ce capitalisme, qui leur fait horreur, de plus en plus néfaste.

Un premier désaccord, historique, n’est pas surmonté. Pour Julliard, l’alliance du peuple et de la bourgeoisie éclairée reste le moteur de la gauche. Pour Michéa, le peuple, toujours présent dans l’alliance républicaine contre l’ennemi commun (l’Ancien Régime, l’Eglise), est trahi quand le danger est passé, la bourgeoisie, ne voyant dans les libertés que le moyen d’étendre le marché à son profit, n’hésitant pas à lui tirer dessus, réellement (la Commune) ou idéologiquement (la diabolisation du peuple lepenisé). Il rappelle que « c’est seulement le mouvement spontané d’occupation des usines qui obligera Léon Blum à dépasser les limites originelles de son programme électoral et à concéder au peuple toute une série de conquêtes sociales ».

Autre désaccord, sur le progrès. Julliard le pense « axiologiquement neutre, seuls ses usages étant bons ou mauvais », plus marxiste que Michéa, qui estime que « le dogme selon lequel tout ce qui est nouveau constitue par définition un progrès indiscutable conduit mécaniquement la gauche à devoir accompagner l’un après l’autre - quand ce n’est pas à devancer joyeusement - tous les pas en avant de la méga-machine capitaliste », qu’il s’agisse de la « production de valeurs d’échange dépourvues de toute valeur d’usage, voire notoirement nuisibles ou toxiques au détriment de l’intérêt général (pesticides) ou de celui du consommateur (obsolescence programmée) ».

Cette gauche progressiste est piégée par le capitalisme qui, « loin d’être un système conservateur et tourné vers le passé, constitue une force révolutionnaire permanente » (Michéa). « En suscitant une mobilité de la main-d’œuvre et des flux migratoires massifs, il a mis en place les conditions de heurts civilisationnels et de guerre de religion à l’échelle de continents entiers » (Julliard).

Abandonné, le peuple s’exprime alors par le vote d’extrême droite, « non par racisme, mais plutôt par hostilité à l’étranger, ce qui tout de même est différent » (Julliard). Et la gauche a « dissout l’ancienne critique du capitalisme dans le seul combat contre "le racisme et la France qui a peur" », ce qui présente « l’immense avantage de procurer à ses fidèles une bonne conscience inoxydable et médiatiquement valorisante, tout en laissant globalement intacts les fondements réels de l’exploitation des classes populaires » (Michéa). La « sauvagerie » (Julliard) du capitalisme « ne conduit plus seulement à dresser les différentes catégories populaires les unes contre les autres » : « ce conflit traverse chacun d’entre nous, tous les sujets individuels sont désormais sommés, en tant que consommateurs, de privilégier des choix quotidiens (par exemple acheter des produits low cost fabriqués à l’autre bout du monde par des enfants esclaves) qui ne peuvent, à terme, que se retourner contre eux, en tant que travailleurs soumis à cette même concurrence mondiale » (Michéa).

D’accord sur les dégâts, les deux correspondants divergent sur l’origine du mal, le catholique de gauche Julliard insistant sur « l’égoïsme au cœur de l’homme » et sur la « volonté de puissance » minant la démocratie, tandis que le marxiste conservateur Michéa, qui pense que l’égoïsme et la volonté de puissance viennent d’une éducation ratée, rejoint Cornelius Castoriadis pour estimer que le capitalisme se déchaîne parce qu’il a détruit le stock de valeurs qui lui étaient antérieures. Il les remplace par « ses propres bases morales et culturelles » selon lesquelles « tout est permis et rien n’est possible », comme l’avait vu il y a plus de trente ans le philosophe Michel Clouscard dont Michéa rappelle la lucidité, insistant par ailleurs sur le rôle de Michel Foucault dans cette mutation.

C’est l’« alliance des pages saumon du Figaro et des pages arc-en-ciel de Libération » (Julliard), le trader ayant besoin que le « sociologue d’extrême gauche tienne son rôle d’idiot utile du système » (Michéa). Ce néolibéralisme voulu par Hayek, qui disait que « chacun doit être est entièrement libre de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui lui passe par la tête », s’illustre aujourd’hui par le « projet Taubira de réforme libérale de la filiation et du mode de production et d’échange des enfants made in Asia ou made in Africa ». Toute envie de limiter ce « règne généralisé du chacun pour soi et de la guerre de tous contre tous » étant dénoncée comme « réactionnaire », selon le mot du néolibéral de gauche Pascal Lamy.

Réactionnaires, Julliard et Michéa le sont résolument avec leur programme commun pour sortir de l’enfer néolibéral. Le premier revient à sa jeunesse en prônant le triptyque de la CFDT des années 60 - « planification démocratique, autogestion, nationalisations » -, le second en rappelant que la collectivisation du crédit était pour les socialistes du XIXe siècle « l’un des leviers les plus efficaces dont dispose une collectivité autonome pour orienter la production des bien fondamentaux - à travers un cahier des charges lié aux prêts - dans le sens de l’intérêt collectif » (Michéa). Ce programme « idéalement radical et techniquement réformiste » visant à « réconcilier le réalisme et l’utopie » semble à mille lieux de celui de la gauche actuelle où « les surenchères de la morale servent de cache-sexe à la prédominance absolue des intérêts privés et du profit » (Julliard). Alors, par qui le faire porter ?

C’est l’objet d’un dernier désaccord qui incite le lecteur au pessimisme, chacun des épistoliers doutant avec pertinence de la solution de l’autre... Julliard reste fidèle à l’alliance du peuple et de la bourgeoisie éclairée, pouvant, selon lui, « englober l’immense majorité de la population ». Mais, aujourd’hui, l’élite bobo ne se contente pas d’ignorer les catégories populaires, elle les dénonce, sa ligne politique se bornant à s’indigner du « populisme ». Michéa garde confiance dans le peuple, réservoir de la common decency, définie par Orwell comme ce « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » : « Il y a infiniment plus de chances de rencontrer des comportements honnêtes, loyaux et généreux chez un ouvrier d’usine, une infirmière, un instituteur ou une paysanne, que chez un trader, un promoteur immobilier ou un sociologue d’Etat. »

Julliard raille cette « espérance éperdue dans les capacités de résistance et d’invention du peuple », lequel « n’a plus la visibilité ni l’homogénéité qu’on lui prêtait, à tort ou à raison, dans le passé » : « Je ne discute même pas de savoir si cette moralité populaire serait suffisante pour remodeler une société dévoyée par le libéralisme, je m’interroge plus simplement sur ces chances de survie à court terme. » Il ne voit plus qu’un peuple avili par le consumérisme et divisé « entre l’ancien prolétariat industriel, tel qu’il s’est pour partie replié dans les zones périphériques, et les nouveaux prolétariats alimentés notamment par l’immigration », « l’existence même d’une possible identité nationale étant regardée comme suspecte de racisme ».

Le peuple risque donc de « disparaître pour céder la place aux communautés » : « l’école, le quartier, l’atelier, le bureau sont organisés de façon de plus en plus tribale : contradiction majeure, dont nous ne tarderons pas à ressentir les effets destructeurs de toute vie sociale et de toute tolérance à l’autre ».

La fin de cette brillante dispute fait penser au titre de la première chanson de Jean-Louis Murat - Suicidez-vous, le peuple est mort - datant de... 1981 !"

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