(Le Figaro, 3 fév. 25) 3 février 2025
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"ENQUÊTE - « Êtres souverains » ou disciples de Solaris, des myriades de conspirationnistes essaiment dans le pays. En alerte, les services de renseignement, loin de les prendre pour de simples « illuminés », surveillent de près « les risques de passage à l’action violente ».
Par Christophe Cornevin
Armés comme pour partir à la guerre. Après avoir refusé de se soumettre à un contrôle routier fortuit des gendarmes, dans l’après-midi du 8 janvier dernier à Remiremont (Vosges), un chaudronnier de 40 ans et son épouse ont été surpris en possession d’une impressionnante panoplie. Dans le coffre de leur voiture et à leur domicile, les gendarmes découvrent des armes de poing, des carabines à plombs, une arbalète, des grenades, des engins explosifs improvisés ainsi que des produits précurseurs pour fabriquer du TATP.
Placé en garde à vue dans les locaux de la Sous-direction de la lutte antiterroriste (Sdat), l’homme, déjà connu pour avoir appartenu à l’ultragauche, se revendique comme adepte des « Citoyens souverains ». Apparue dans les années 70 aux États-Unis avant de s’exporter en France il y a quelques années, cette mouvance complotiste a développé une délirante théorie de la fraude du nom légal selon laquelle l’État français n’existerait pas en tant qu’entité publique, mais relèverait d’une entreprise de droit privé créée en 1947. Ses membres sont persuadés que les citoyens, « numérotés » à la naissance, sont en fait exploités comme de la marchandise par une mystérieuse élite tirant les ficelles dans l’ombre. Qui sont les chefs ? Personne ne le sait vraiment mais la tentation séparatiste est ravageuse : vent debout contre un État qu’ils jugent « illégitime » et « illégal », les « citoyens souverains », aussi autoproclamés « êtres souverains », brûlent leur carte d’identité, démontent les plaques d’immatriculation de leurs véhicules et inondent la Banque de France de courriers incendiaires déclarant qu’ils refusent de payer leurs dettes, leurs factures d’eau ou encore leurs impôts.
Les plus énervés débarquent dans les mairies pour contester leur état civil mais aussi dans les commissariats en brandissant des cartes de « juristes » pour tenter de convaincre les policiers de leur bon droit. Loin d’être un groupuscule de quelques illuminés qui tiendraient dans une cabine téléphonique, ces Français « plus que réfractaires » ont essaimé. Selon la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), qui parle d’un « noyau dur » de 300 « radicaux », plusieurs milliers d’internautes plus ou moins « sympathisants » ou « curieux » se retrouveraient en mode crypté sur le réseau Telegram. D’autres sources indiquent au Figaro que ces apatrides d’un genre particulier seraient quelque 900 à circuler avec des papiers d’identité tricolores fantaisistes, délivrés par un « tribunal de droit commun francophone et international » et grossièrement fabriqués par des officines clandestines ou plus simplement commandées via un site dédié.
Les gendarmes assimilés à des « mercenaires »
Sur une vidéo devenue virale, au point d’avoir été visionnée plus de dix millions de fois, un couple du nord de la France refuse un contrôle routier en expliquant, sans ciller, qu’il « refuse de contracter avec l’entreprise française république résidence (sic) » avant d’assimiler les gendarmes, médusés, à des « mercenaires sur le sol français ».
Ce salmigondis un rien folklorique aurait de quoi faire sourire s’il ne débouchait pas sur le projet terroriste mis au jour dans les Vosges. Ou sur l’agression, à coups de couteau et de batte de base-ball, en juin 2023 dans les Pyrénées-Atlantiques, de deux gendarmes venus au domicile d’« êtres souverains » pour appliquer une décision de placement de leurs deux filles mineures, non scolarisées depuis trois ans. « Nous pourrions croire que ces croyances sont le fait de doux illuminés mais cela devient un sujet inquiétant dès lors que cela attente à la cohésion nationale et porte les germes de la déstabilisation des institutions : au-delà des idées, nous surveillons les risques de passage à l’action violente, explique au Figaro la contrôleuse générale Élise Sadoulet, sous-directrice de la DNRT en charge des phénomènes sociaux et sociétaux. On a vu une accélération du complotisme en France lors de la crise sanitaire du Covid, qui s’est traduite par des menaces contre des élus, des incendies de centres de vaccination ou encore des vols de lots de vaccins ».
Sur fond de peurs et de colère, jusqu’à 200 000 personnes anti-pass et antivax sont descendues dans les rues, persuadées que l’État jouait avec leur vie et celle de leurs enfants. À la pointe de la surveillance des extrémismes violents, la DNRT produit un travail de fond pour identifier les théories, les groupes et leurs « gourous » afin d’en évaluer la dangerosité. Selon nos informations, les agents du renseignement territorial affinent la qualité de leurs analyses en faisant désormais appel à une unité spécialisée de psychologues qui travaillent déjà sur la radicalisation religieuse. Mission ? Détecter des signaux précoces pour anticiper les comportements à risques.
Des traînées toxiques dans le ciel
« Comme dans les sectes, les complotistes se prennent pour des êtres éclairés qui croient détenir une vérité cachée et sont persuadés qu’il y a un « plan secret » fomenté par une élite, où l’on retrouve souvent les juifs, les francs-maçons ou encore les financiers », décrypte Élise Sadoulet. Enfermés dans ce que les experts nomment une « bulle informationnelle et cognitive », ils peuvent adhérer à plusieurs thèses à la fois, dans un grand entrelacs de pensées loufoques et paranoïaques où s’entremêlent le rejet de la 5G, développée pour « contrôler les neurones », et le « great reset » (« grande réinitialisation »), concoctée par une « élite mondiale » pour asservir l’Humanité. S’y ajoute aussi la thèse conspirationniste des « chemtrails », qui avance l’idée que les traînées blanches laissées derrière les avions sont composées d’agents chimiques ou biologiques toxiques, délibérément répandus dans les airs par le gouvernement pour des raisons secrètes.
Comme l’a documenté une grande enquête [1] de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch sur l’état du complotisme en France, présentée par Jérôme Fourquet dès 2019, ces croyances les plus baroques ont été exacerbées lors de la crise des « Gilets jaunes ». La moitié de ces derniers pensait que l’attentat du marché de Noël à Strasbourg, perpétré le 11 décembre 2018 par le djihadiste Chérif Chekatt au nom de l’État islamique, était parsemé de zones d’ombre, voire qu’il s’agissait d’une manipulation de l’État pour désamorcer leur mouvement. La même étude a révélé qu’ils étaient 57 % à croire que l’accident de voiture qui avait coûté la vie à la princesse Diana, en 1997, était en fait un « assassinat maquillé », 44 % à affirmer qu’il existe un « complot sioniste à l’échelle mondiale » et 35 % à penser que « le trafic de drogue international est contrôlé par la CIA ».
Des pyramides coiffées d’or
Dans l’épais maquis de cette « complosphère », se détachent quelques « figures », dont celle d’un ancien journaliste, Richard Boutry, qui a assimilé les gestes barrières à des « concepts inventés par le satanisme ». Il y a aussi eu le rappeur Gims, qui a assuré que les pyramides égyptiennes étaient surmontées d’une coiffe d’or. « Il y a de l’or, et l’or, c’est le meilleur conducteur pour l’électricité… C’étaient des foutues antennes ! Les gens avaient l’électricité et les historiens le savent », avait claironné le chanteur.
Si les services de renseignement ne parviennent pas à dénombrer de manière exacte les hurluberlus composant cette galaxie, ils ont placé dans leurs radars d’inquiétantes structures. Il en est ainsi de QAnon, mouvance conspirationniste qui a émergé en 2017 outre-Atlantique pour dénoncer un soi-disant « état profond » hostile à Donald Trump, et les agissements d’une « cabale mondiale de pédophiles adorateurs de Satan qui contrôlent le monde ». « Venu des États-Unis via la Canada avant de toucher la France, ce mouvement a été renforcé au moment de la pandémie de Covid, qui a joué un rôle de catalyseur avant d’être amplifié par les réseaux sociaux », décrypte Bertrand Chamoulaud, directeur national du renseignement territorial. Il estime que plusieurs dizaines de milliers de « personnes réceptives » se connectent aux vidéos en « live » de la très influente chaîne francophone des « déQodeurs ».
À travers le pays, QAnon répand comme un poison l’ignoble fable selon laquelle l’État serait impliqué dans des trafics d’enfants, placés dans des centres et livrés à de riches particuliers pour assouvir leurs fantasmes sexuels ou pour récupérer dans leur sang de l’adrénochrome, une molécule miracle censée offrir une jeunesse éternelle. Le 9 mars 2023, cette thèse trouve même un écho inespéré dans l’émission « Touche pas à mon poste » sur C8, qui rassemble deux millions de téléspectateurs, lorsqu’un ex-dealer de cocaïne invité par Cyril Hanouna a osé soutenir que « l’adrénochrome, c’est du sang d’enfants, Céline Dion en prend ». « Loin de cibler nécessairement des déclassés, les théoriciens de la conspiration recrutent parmi les professeurs, les médecins, les journalistes, les cadres et les employés ou encore les membres des forces de l’ordre », précise-t-on au RT, dont les experts mettent à jour une carte de France constellée de points où des structures ont pris racine.
Des « névroses obsessionnelles » sur internet
« Les profils les plus radicaux, qui vivent en dehors de toute réalité, sont paranoïaques au point de devenir insupportables, même pour leur propre entourage, et de s’isoler complètement », assure de son côté un cadre de l’antiterrorisme.
Il place le complotisme dans la catégorie des « menaces hybrides non affiliées » et affirme qu’« internet sert de caisse de résonance à leurs névroses obsessionnelles ». Soucieux de s’abstraire d’un monde qu’ils abhorrent, certains rêvent de vivre dans des « oasis ». Ainsi, le groupe complotiste « One nation » a appelé ses adeptes à créer des « OneLabs », communautés régies selon leurs propres lois. « En 2021, une expérience d’ oasis a été tentée dans le Lot, à Sénaillac-Lauzès, grâce à une somme de 270 000 euros de dons récoltés sur une cagnotte en ligne pour l’achat d’un terrain de 200 hectares, rappelle une source informée. Mais le projet a été entravé par l’État et la vente n’avait pas abouti ». Dans le même esprit, les disciples de « Solaris » prônent la création de « cellules autarciques » au sein desquelles ils vivraient en mode « survivaliste ». Pour se préparer aux « défaillances systémiques à venir » et à l’« effondrement du monde », Solaris cherche à recruter des réseaux de personnes ayant des compétences pour gérer des stocks d’eau potable ou maîtriser les communications par talkie-walkie afin d’éviter d’être espionné par l’État. En Suisse romande, la nébuleuse Solaris aurait déjà gagné tout le territoire, les services ayant répertorié quelque 110 « cellules » allant de 10 à près de 100 personnes.
Surfant sur la vague régionaliste, le complotisme s’implante dans l’Ouest, avec l’Union celte de Bretagne qui appelle tous les fonctionnaires d’origine bretonne à revenir en Armorique pour mener croisade contre la colonisation d’un « système français illégitime et fallacieux ».
Dans le Sud-Est, le « Sénat souverain de Savoie », dont la figure de proue est versée dans la scientologie et le mouvement raélien, ne reconnaît à la France plus aucun droit sur ce territoire. Les services de renseignement, qui regardent à la loupe ces microstructures, estiment qu’elles sont des « variantes du Conseil national de transition » de la France (CNT), entité composée de plusieurs dizaines de membres bien identifiés et présidée par Éric Fiorile. Cet individu avait été interpellé par la DGSI en décembre 2020 dans le cadre d’une information judiciaire sur les Barjols, groupe identitaire qui avait fomenté une attaque contre Emmanuel Macron en 2018 - dont le procès en appel s’est achevé cette semaine à Paris. « Ancien banquier d’affaires ayant travaillé chez Rothschild, marié à la première dame sur laquelle courent les pires rumeurs, le chef de l’État catalyse toutes les haines », commente un commissaire parisien.
Selon nos informations, la brigade criminelle intervient chaque année sur une cinquantaine de menaces de mort visant l’hôte de l’Élysée. L’une des affaires les plus graves remonte à l’automne 2020, quand Rémy Daillet a appelé à la prise de l’Élysée par les armes. Une fois au pouvoir, celui que le renseignement français présente comme la « quintessence du complotisme français » souhaitait « rétablir le bagne », « suspendre l’impôt », « interdire l’épandage aérien », « mettre fin au réseau 5 G », « à la vaccination de masse », « aux radars automatiques », et « abolir la franc-maçonnerie, le CRIF et SOS racisme ». Un « programme » sidérant, résumant à lui seul ce fléau qui, en creux, dessine les traits d’une société malade."
[1] "Enquête" ici signifie "sondage" (note de la rédaction CLR).
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Complotisme (note de la rédactin CLR).
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