par Khaled Slougui, consultant formateur, président de l’association Turquoise Freedom. 8 février 2019
[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Le thème de la déradicalisation est exhumé par ceux qui disent la doxa à chaque fois qu’un évènement nouveau se manifeste ; il en est des attentats et des retours de djihadistes des zones de combat.
Oi, je veux juste m’inventer des "chemins de traverse" (Ferré) dans ce maquis, et signifier qu’il est possible d’appréhender la question autrement. Cette démarche s’est construite à partir de l’expérience de terrain. C’est de cela que je souhaite témoigner en faisant cinq observations.
1 - J’ai déjà, dans des chroniques passées, souligné le fait que l’Islam est fantasmé autant par les musulmans que par les non musulmans.
Sans tergiverser, si la violence produite par la croyance n’est pas propre à l’Islam, c’est aujourd’hui en son nom qu’elle est déployée.
Référer à la radicalisation de façon générique n’est pas pertinent : entre les anarchistes russes du XIXe siècle et les islamistes d’aujourd’hui (Farhad Khosrokhavar) , il n’y a aucune commune mesure, qu’il s’agisse de contexte, de doctrine, de finalité ou de stratégie.
Relativiser la radicalisation islamiste en l’inscrivant dans un cadre général - le phénomène a existé dans d’autres domaines, ailleurs, à d’autres époques - c’est « noyer le poisson » pour mieux faire avaler la pilule et éloigner des véritables déterminismes du phénomène.
L’on serait plus inspiré de juger le mouvement dans ses manifestations immédiates, spécifiques et violentes, ici et maintenant, sans omettre les conséquences prévisibles pour le futur, car si les décideurs persistent dans la politique de l’autruche, il est à craindre que le pire soit devant nous. Identifier le mal c’est déjà un grand pas pour l’éradiquer.
J’ai toujours préconisé la prudence et l’humilité dans ce domaine, car nul ne dispose d’une méthode consacrée ; il n’y a pas de solution « clés en main », ni de recettes miracles pour atténuer la souffrance, faute de l’arrêter. Le remède ressemble à quelque chose qui s’invente à chaque instant, différemment pour chaque cas ; et qui n’est à chaque fois, « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre », pour parler comme Baudelaire.
2 - Il est vrai que depuis quelques temps, l’on se livre à une opération de décrédibilisation, dans un même élan, autant de l’action de prévention de la radicalisation que des acteurs chargés de sa mise en œuvre. La messe est dite : la déradicalisation est un échec.
Même si tout le monde savait qu’il ne pouvait y avoir de résultats dans l’immédiat. Les miracles n’existent que pour ceux qui y croient.
Qu’il y ait eu un manque d’expérience, des choix pas toujours pertinents, des dispositifs peu ou pas efficaces, de la précipitation, de la gabegie, de l’incurie de la part aussi bien de l’état que des acteurs, cela ne fait aucun doute ; mais de là à généraliser l’incompétence en « jetant le bébé avec l’eau du bain »…
Voilà qui ne fait l’affaire que de ceux que nous sommes tous censés combattre : les ténébreux islamistes et leurs affidés. A qui profite le crime ?
3 - Pour ma part, sans autoglorification aucune, ni triomphalisme, j’affirme clairement que beaucoup de choses ont été faites et que face à un phénomène sociétal nouveau, un processus protéiforme et multifactoriel où la dissimulation et les stratégies de contournement sont omniprésentes, les phases de l’expérimentation, voire de l’improvisation, sont dépassées.
Le pays entame une phase de plus grande maîtrise dont les résultats sont manifestes sur le terrain : moins de départs sur les théâtres d’opération, plus d’efficacité dans la détection et le repérage, un plus grand nombre de menaces et de projets d’attentats déjoués régulièrement, plus de collaboration de la population dans le signalement et une parole qui se libère, plus grande sensibilisation des professionnels à la prévention de la radicalisation, etc.
Est-ce suffisant ? Certainement pas. Mais l’on est très loin du tableau noir dressé par les uns et les autres. Même si les problèmes sont devant nous, notamment celui crucial des revenants.
Aussi, il n’y a d’autre choix que d’approfondir, de diversifier et d’amplifier l’action menée, nonobstant une régulation basée sur une évaluation qui exclut tout laxisme, toute complaisance, toute compromission.
4 - La déradicalisation peut consister en un processus de « normalisation des radicalisés », de ré-apprivoisement du réel, d’empêchement de la radicalisation au sens où elle n’aboutirait pas au passage à l’acte.
Le décrochage d’un style de vie entré par effraction dans la psyché des jeunes et la récupération, la reconquête d’un équilibre abîmé, bousillé, voire détraqué par un islam agressif, vociférant, n’ayant que l’anathème et l’imprécation dans la bouche de ses prédicateurs, qui a pris la place et subverti l’« Islam-civilisation », est parfaitement concevable.
Mais ce ne sera jamais une opération chirurgicale comme l’ablation d’un organe ; ceux qui ont cru cela sont hors sujet. Prévenir la radicalisation est possible, et déradicaliser est assurément faisable, le chemin de la radicalisation pouvant être emprunté en sens inverse.
La démarche de déradicalisation requiert forcément des actions multiformes et pluridisciplinaires sur les facteurs de fragilité et de faiblesse des jeunes radicalisés ; elle peut nécessiter l’intervention conjointement sur l’éducation, le travail social, la formation professionnelle et l’accompagnement à l’emploi, ou la santé et l’encadrement psychosocial.
Elle associe étroitement les familles qui ont un rôle fondamental à jouer dans la « vaccination » de la fratrie qui est susceptible d’être contaminée, la proximité aidant.
La déradicalisation peut avoir un sens concret pour les jeunes : ré apprivoiser le réel en renouant avec l’esprit critique et l’autonomie de jugement.
Ce sont de petits progrès dans la vie quotidienne qui tracent autant de sillons vers la longue route de la déradicalisation et l’espoir : celui-là a repris un travail, l’autre s’est inscrit à une formation, un troisième a eu son permis et envisage de faire livreur, un quatrième a renoué avec la fête de Noël et a été très content de son cadeau… Celle-là reprend les études abandonnées, une autre se marie normalement et très loin du schéma islamiste, une troisième revient vers sa famille et s’éloigne des oiseaux de malheur qui l’en avaient éloignée, la dernière enfin a quitté son niqab (voile intégral) pour un voile normal...
5 - Maintenir le lien et le dialogue coûte que coûte avec les enfants, même si l’on est en face de comportements délirants, d’idées grotesques complètement déconnectées du sens commun, est une nécessité impérieuse.
Une attitude de rejet frontal ou de mépris affiché du discours anachronique des jeunes radicalisés peut créer un fossé qu’il sera difficile de combler.
Il importe de donner les moyens aux jeunes de penser par eux-mêmes, dans une approche psychologique appropriée, et en les confrontant à la concurrence cognitive, comme le conseille Gérald Bronner.
Ce qui a été acquis comme doctrine, n’en déplaise aux thuriféraires, peut dépérir et être dépassé au profit d’idées raisonnables, rationnelles, en accord avec le sens commun. Surtout quand elle résulte de falsifications, de mensonges et de dissimulations.
La sortie et le décrochage d’un processus de radicalisation sont tout à fait faisables. Les idées grotesques et saugrenues, qu’elles concernent le culte ou les comportements de la vie quotidienne peuvent être battues en brèche, moyennant une argumentation logique et l’appel à la raison. Il suffit qu’il y ait un déclic, et il peut s’opérer à tout moment.
Ce terrain est très propice pour susciter le questionnement chez les jeunes radicalisés, mais il est nécessaire de bien pointer les contradictions du logiciel islamiste qui leur a été greffé.
Aussi, la résilience pour les jeunes radicalisés est possible, mais nous nous empressons d’adjoindre le qualificatif « laïque » pour signifier qu’elle est le contraire d’une résilience par le « religieux » que préconisent les islamistes, et qu’on peut rattacher à ce que nous avons appelé « solution de facilité » : c’est Dieu qui a décidé de m’éprouver, et plus tard, je serai récompensé au paradis.
La résilience c’est aussi faire trembler les certitudes qui encombrent la pensée des jeunes, en leur faisant prendre conscience et réaliser le décalage entre le discours et la réalité.
C’est là que s’impose la fonction subversive, transgressive du contre-discours que d’aucuns jugent, contre tout bon sens, inutile.
Nul ne peut se prévaloir comme dépositaire de l’Islam.
Cela revient à déterminer la place que doit occuper en France un Islam, rénové, affranchi de l’exégèse ténébreuse, débarrassé des mythes qui l’encombrent, et ouvert à la mondialité.
Conclusion : Au terme de ce témoignage, je rappelle que l’objectif n’est surtout pas de proposer à mon tour un « kit » de la déradicalisation qui n’existe nulle part.
En désignant les petites associations qui n’ont en rien bénéficié des effets d’aubaine financière comme « bouc émissaire idéal des ratés de la déradicalisation », on les éloigne tout en épargnant les usines à gaz (les grosses associations lucratives sans but). C’est l’expression du mépris du travail de proximité qui humanise la relation avec les victimes et dont seules sont capables les petites structures.
La déradicalisation suppose un mode d’action de long terme qui ne peut avoir des résultats spectaculaires dans l’immédiat. Dans ce domaine la précipitation et l’empressement ne peuvent être que contre-contre productifs, à tous égards.
Le suffixe « de » n’a pas été introduit pour la première fois dans la langue française avec ce mot ; il est d’usage de faire appel à ce suffixe pour signifier le contraire d’une action, l’inverse d’une tendance, l’opposé d’une opinion : ainsi on parle à titre d’exemple, de démilitarisation, déminage, déconnexion, désaffiliation, déconstruction, destructuration, démystification…
Mais il y aurait un problème spécifique pour ce qui s’apparente à la problématique de la radicalisation ?
Rester sur les controverses sémantiques (désengagement, désembrigadement, désendoctrinement, contre-radicalisation ou déradicalisation) est un luxe, qu’en tant qu’acteur de terrain, je ne saurais me permettre, car les priorités sont ailleurs.
Non, les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux (Brassens).
Khaled Slougui
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique "Déradicalisation" dans Djihadistes français et/ou en France (note du CLR).
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