Charles Coutel, vice-président du CLR, universitaire (Université d’Artois), directeur de l’Institut d’étude des faits religieux. 10 novembre 2020
L’institution universitaire est en crise. Les causes de cette crise sont sans doute lointaines. Il peut être utile en ces temps de rentrée scolaire et universitaire d’insister sur la gravité de la crise que traversent ces institutions. C’est notamment le cas pour l’université française dont les missions fondamentales semblent méconnues, voire oubliées, au plus haut niveau de l’État. Cette crise est occultée par un usage non réfléchi du terme innovation. Ce terme, qui figure dans le nom même du ministère chargé de l’enseignement supérieur, revient, en fait, à livrer la recherche universitaire publique française aux seules exigences de l’économie et de l’industrie, elles-mêmes jamais vraiment définies. Ce processus risque de s’aggraver encore avec le projet de loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR). Avec un aplomb déconcertant, Antoine Petit, en charge du CNRS, dans Les Échos, le 26 novembre 2019 n’hésita pas à présenter cette loi, nous le citons, comme « ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale », tout est dit. Mais comment en est-on arrivés là ; comment un modèle de concurrence darwinienne a-t-il pu être privilégié en lieu et place d’une émulation enrichissante entre les chercheurs, les laboratoires et les programmes de recherche ?
Nous souhaitons répondre à cette question par une hypothèse de travail. Cet aveuglement idéologique s’expliquerait par une double méconnaissance des missions fondamentales de l’institution universitaire mais aussi de la théorie républicaine de l’université. À cela, bien entendu, s’ajoute l’entrisme du capitalisme à courte vue qui ne pense qu’en termes de rentabilité immédiate [1].
Pour sortir de ces confusions, nous souhaitons aborder trois points : en un premier temps rappeler les missions fondamentales de l’université puis rappeler la théorie républicaine de l’université telle que la Troisième République l’a formulé souhaitant retenir les leçons des Lumières et de la Révolution française. Enfin, revenant vers nos interrogations initiales, nous répondrons à la question suivante : que faire pour réinstituer l’université républicaine ?
Les missions fondamentales de l’université
Depuis sa fondation médiévale, l’université repose sur une affirmation : le savoir enseigné gagne à se tenir au plus près de la production même de ce savoir. Cette affirmation se confirme dans l’expression d’enseignant-chercheur qui caractérise les titulaires de l’institution. Conséquence immédiate : un établissement universitaire se doit d’être dirigé par un universitaire et les recrutements se font entre pairs, dans la collégialité. Mais on pressent la fragilité de cette construction car il est présupposé que les missions de l’institution seront connues, mais aussi défendues, par des responsables élus. Il est fondamental qu’un ministre de l’Enseignement supérieur travaille avec celui de l’Éducation nationale mais aussi avec la Conférence des présidents d’université, eux-mêmes continuant à enseigner et à chercher. Cette condition politique se double d’une condition philosophique et éthique : respecter toutes les missions de l’université. Cependant, que les budgets viennent à diminuer et les équipes dirigeantes seraient vite forcées de sacrifier telle ou telle mission, voire de geler les recrutements et de diminuer les budgets de la recherche [2].
Rappelons ces missions fondamentales : le Code de l’Éducation dans sa troisième partie (articles 123-1 à 9) ; c’est, tout d’abord : « la formation initiale et continue, la recherche scientifique et technologique, la diffusion et la valorisation de ses résultats, l’orientation et l’insertion professionnelle, la diffusion de la culture et l’information scientifique et technique, la participation à la construction de l’Espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche, la coopération internationale ». L’article 123-4 ajoute « la formation de formateurs ». D’où le monopole de la collation des grades et de la délivrance des diplômes.
Mais attention, la juxtaposition de ses missions pourrait nous faire oublier la finalité première de l’université : rendre possible dans le même geste la production des savoirs et leur transmission.
La Révolution de 1789 s’est méfiée de l’université du fait de son origine médiévale et cléricale, elle a multiplié les Grandes Écoles supérieures spécialisées. Cette méfiance s’est étendue aux Académies. Ce passé explique en partie pourquoi l’université n’a pas toujours la volonté d’atteindre tous ses objectifs que, cependant, la puissance publique lui assigne. L’autonomie des universités publiques ne va pas toujours avec leur réelle indépendance, notamment pour la création des postes d’enseignants et des autres personnels ou les dotations budgétaires. Grande est la tentation de chercher à privilégier une mission au détriment des autres ou encore d’imposer comme modèle un domaine disciplinaire au détriment des autres.
Mais attention, la simple juxtaposition des missions de l’institution universitaire risque de méconnaître l’importance de ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la recherche fondamentale. Ce paradoxe peut s’énoncer ainsi : bien souvent c’est la recherche la plus fondamentale et désintéressée qui, à terme, pourrait avoir des effets positifs sur les performances économiques ou technologiques [3]. Or, le recours incantatoire actuel au mot innovation a comme effet d’occulter la puissance émancipatrice de ce paradoxe de la recherche, d’autant plus que, processus de Bologne oblige, il se double de tout un vocabulaire confus s’organisant autour de la notion de projet. Or la notion de projet de recherche s’oppose au concept de programme de recherche, qui, lui, suppose des enseignants-chercheurs non précarisés, reconnus pour leurs compétences scientifiques et non pour leur habileté rhétorique à décrocher des contrats juteux. La rhétorique du projet s’oppose terme à terme à l’argumentation justifiant rationnellement et collégialement un programme de recherche [4].
C’est toute l’unité de la culture humaniste qui est menacée dès lors que l’unité des missions de l’université est méconnue. Or, c’est cette unité que défend la théorie républicaine de l’université, elle-même profondément méconnue par l’idéologie libérale et managériale actuelle. Il est donc impératif que les républicains humanistes défendent la théorie républicaine de l’université.
La théorie républicaine de l’université
La Troisième République a forgé une théorie républicaine de l’université qui accompagna et éclaira la fondation laïque de l’Instruction publique. La méconnaissance de cette philosophie explique pourquoi certains républicains laïques défendent actuellement les positions de leurs adversaires ultralibéraux, partisans d’une privatisation de l’université, notamment autour d’une professionnalisation à outrance et à court terme, sacrifiant trop souvent la culture humaniste générale.
Cette théorie fut élaborée par Louis Liard dans son ouvrage l’Enseignement supérieur en France, rédigé en 1908, au moment de la consolidation du principe de Séparation (Loi de 1905), de la laïcisation des personnels enseignants (pour la Métropole) et de l’unification de l’Instruction publique. Louis Liard écrit son ouvrage à peu près même temps que Ferdinand Buisson publie la deuxième édition de son Dictionnaire. Louis Liard demande à la République de dépasser sa prévention contre l’institution universitaire, en reconnaissant que les Grandes Écoles spécialisées ne sauraient exister sans l’apport inestimable de la culture générale, humaniste et universaliste qui est au cœur de la tradition universitaire, notamment dans la tradition classique allemande. Louis Liard précise : « qu’il s’agit de donner à tous les clartés scientifiques sans lesquelles la profession choisie par chacun d’eux serait obscure et empirique » (op. cit). Par la culture générale l’université ouvre les professions à la cohérence de leur propre rationalité ; il s’agit de se méfier « du fait brut, sans la raison du fait [5] » (op. cit).
L’université républicaine s’avise donc qu’il convient de se former à une profession, mais sans oublier qu’il faut se préparer aussi, par l’amour des savoirs et l’apprentissage du débat libre, à l’exercice du métier de citoyen éclairé et à la tâche d’être un homme libre. Cette philosophie générale fonde l’élitisme républicain.
La méconnaissance de cette philosophie républicaine de l’université explique en partie la crise ouverte de l’université qui doute de ses missions et d’elle-même. Le geste théorique de Louis Liard, conciliant culture générale et formation professionnelle, est à rependre actuellement si nous voulons dépasser l’idéologie de l’innovation. Mais une condition est requise : préserver l’indépendance intellectuelle des universitaires en cessant de déstabiliser les statuts et de précariser les carrières. C’est toute l’unité de l’École de la République qui est à réaffirmer.
On mesure les effets de cette double méconnaissance des missions de l’université et de la philosophie républicaine. C’est pourquoi l’étude et l’analyse doivent être relayées par la mobilisation et la volonté de réinstituer aujourd’hui l’université afin de retrouver la puissance émancipatrice des savoirs transmis dès lors qu’ils sont éclairés par la recherche scientifique. À nous de mettre la puissance publique devant ses responsabilités.
Travaillons concrètement à la réinstitution de l’université française
Redisons que les savoirs académiques, au plus près de leur production contrôlée scientifiquement, ont une puissance émancipatrice au service d’un universalisme humaniste et militant. Cette thèse confirme la convergence entre la défense de la République, des savoirs et de la recherche fondamentale.
Cette théorie républicaine semble méconnue au plus haut niveau de l’État. C’est pourquoi le discours dominant actuel, privilégiant les projets de recherche inspirés par des modes idéologiques et des postures langagières ne saurait réellement innover, tout en se voulant modernes dans les mots (ainsi qu’on le voit dans les recherches sur le genre, l’intersectionnalité ou encore dans les recherches dites décoloniales). Dans ces recherches, trop souvent les hypothèses inspirées par la vulgate sociologiste, reposent sur des affirmations ou des données non soumises à la critique (processus de falsification au sens de Karl Popper). Dans le rationalisme critique de Karl Popper, il est demandé au réel de donner tort aux hypothèses proposées et non de les confirmer a priori. Il parlera plus de problèmes que de faits.
Encore faut-il que, dans les instances scientifiques d’évaluation, des vulgates obscurantistes ne soient pas à l’œuvre [6]. Or, le paradoxe constitutif de la recherche suppose des enseignants et des chercheurs titulaires, sereins, apaisés et au travail au sein de programmes décidés collégialement et non en fonction des caprices et des affirmations des élus du moment. Toute précarisation des chercheurs, des financements et des équipes s’oppose à ces nécessaires libertés académiques. C’est tout le projet LPPR qu’il convient de rejeter.
À cette première mobilisation, défendant la puissance émancipatrice des savoirs et de la recherche fondamentale et appliquée, les humanistes auront à cœur d’ajouter une mobilisation contre l’entrisme de groupes obscurantistes au sein de certaines universités (notamment en sciences humaines et sociales) ; des associations, notamment d’étudiants, qui se présentent comme culturelles cherchent en fait à développer des pratiques cultuelles. On ne compte plus les cours perturbés par des appels directs à la prière sur les portables d’étudiants, ou encore le refus par des étudiants d’utiliser le mot « créateur » pour un auteur car ce mot serait réservé… à Dieu. Nous songeons ici à l’affaire de l’IUT de Saint-Denis (voir le site du Comité Laïcité et République [7]). Ces groupes bien connus s’inspirent de vulgates sociologistes identifiant les individus à leur communauté ou à leurs croyances d’origine [8]. La situation est encore plus grave au sein de certains Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) où, à l’occasion de « modules interculturels », un discours ouvertement antirépublicain et antilaïque se diffuse. Nous pensons que ces dérives peuvent et doivent être non seulement dénoncées mais combattues ; aux humanistes et aux républicains d’interpeller les ministères concernés et les instances scientifiques au sein de chaque établissement universitaire.
La situation idéologique actuelle est très grave car tout se passe comme si une alliance tacite avait été conclue entre l’idéologie libérale et managériale officielle et les associations étudiantes dites culturelles, trop souvent en fait cultuelles. Trop peu se soucient de l’emploi précis des subventions accordées aux associations étudiantes.
Il appartient aux amis de l’université républicaine, notamment au sein des associations laïques (Laïcité et République, Vigilance Universités et Sauvons l’Université !) de dénoncer cet arc idéologique reliant le libéralisme managérial et les associations obscurantistes et antilaïques.
Pour cela, ensemble, fixons-nous l’objectif de réinstituer l’université républicaine au sein de la République.
Sachons nous souvenir de l’avertissement d’un Condorcet qui écrit, en 1792, dans son Rapport sur l’Instruction publique : « Aucun pouvoir ne doit avoir l’autorité ni même le crédit d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement contraire à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. »
Charles Coutel
Août 2020
[1] On prône ainsi, dans le cadre de la loi LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités), les filières courtes en utilisant d’une manière rhétorique le terme professionnel, volontiers opposé à toute abstraction que l’on tente de disqualifier en la nommant académique ou professorale. On le voit, c’est tout un vocabulaire qu’il nous faut repenser.
[2] Constatons que le ministère de l’Enseignement supérieur, via les commissions d’évaluation, sera tenté d’influencer les équipes de recherche pour imposer ses choix idéologiques ; sans compter cette supercherie internationale que l’on appelle « le classement de Shanghai ». Une solution serait… que le ministre en charge de l’Enseignement supérieur et de la recherche puisse conserver quelques heures d’enseignement dans sa discipline de départ, ce vœu s’étend, bien sûr, aux présidents d’université et aux équipes de direction.
[3] Prenons deux exemples tirés de l’actualité : c’est la coopération internationale entre chercheurs, sans l’influence de l’industrie ou des pouvoirs politiques, qui rendra possible la production d’un vaccin contre la Covid 19. Faut-il préciser que les récentes déclarations de Poutine sont pathétiques et ridicules ? Autre exemple : seule une collaboration entre équipes de recherche pourrait permettre la production de molécules capables de lutter contre la jaunisse de la betterave tout en préservant les abeilles. On le voit, liberté académique et rentabilité économique peuvent se conjuguer, mais pas à n’importe quelle condition.
[4] Le succès artificiel et provisoire des recherches dites décoloniales, voire postcoloniales, s’explique par des stratégies d’entrisme institutionnel dans certaines équipes de recherche, voire des départements universitaires. La conséquence épistémologique est évidente : alors que les processus historiques de colonisation et de décolonisation avaient donné lieu à des recherches fondées et démontrées, reposant sur des problématiques précises et des éclairages pluridisciplinaires, ces approches dogmatiques imposent une idéologie essentialiste et holistique. Cet essentialisme est, à son tour, instrumentalisé, sur la scène médiatique, par les tenants du communautarisme antihumaniste et antirépublicain (voir notre récent appel paru dans Marianne ("La racialisation de la question sociale est une impasse" (collectif, marianne.net , 23 juil. 20), note du CLR)). Par un jeu de connivences idéologiques, le fonctionnement des commissions de recrutement peut être perverti. En revanche, des centres de recherche renommés, ouverts à la pluridisciplinarité bien comprise, comme l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF), sont contraints de fermer.
[5] Cet avertissement de Louis Liard semble aujourd’hui méconnu dans nos usages précipités du terme fait (par exemple, « faits religieux »), mais aussi dans ce que l’on fait dire à Durkheim dans l’expression confuse « fait social ».
[6] Nous nous permettons de renvoyer à la courageuse motion de nombreuses équipes du CNRS en date du 17 janvier 2020 prenant position contre le projet de loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR).
[7] Voir dans la revue de presse la rubrique IUT de Saint-Denis (note du CLR).
[8] Nous renvoyons à notre intervention au colloque de Lille du 1er février 2020 coorganisé par Marianne, mais aussi aux colloques organisés par le CLR sur l’université (1er fév. 20 Colloque "Pour l’universalisme" (Laïcité et Féminisme, Lille, 1er fév. 20) et Colloques du CLR, note du CLR).
Comité Laïcité République
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