Revue de presse

Grèce : "La charia au cœur de l’Europe" (Le Monde, 14 fév. 15)

14 février 2015

"A l’abri des regards, dans le confort de son appartement chaleureux de -Komotini, en Thrace, dans le nord-est de la Grèce, Chatitzé Molla Sali parle d’une voix douce, parfois difficilement audible. La voix d’une femme fatiguée de 65 ans qui a longtemps " baissé la tête et tout accepté ",comme elle le dit elle-même. Mais c’est avec un regard droit, brûlant, qu’elle raconte sa toute nouvelle détermination : Chatitzé Molla Sali est la première femme issue de la minorité musulmane de Grèce à contester devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une décision de justice fondée sur la charia, le droit religieux musulman, qui la dépouille d’une partie de son héritage.

A la mort de son mari, le 28 mars 2008, Chatitzé Molla Sali hérite de tous ses biens par testament, un document grec réalisé devant notaire. Immédiatement, sa belle-famille conteste ce legs devant le mufti au nom de la charia, qui interdit aux musulmans d’établir un testament. Chatitzé se tourne alors vers les tribunaux civils. Dans un premier temps, elle obtient gain de cause. Mais dans une décision -publiée le 7 octobre 2013, la Cour suprême grecque établit que les questions d’héritage au sein de la -minorité musulmane doivent obligatoirement se -régler chez le mufti, selon les règles de la charia.

La charia appliquée en Grèce ? Sur une terre puissamment orthodoxe, où l’Etat et l’Eglise ne sont pas séparés ? En plein cœur de l’Europe ? La situation trouve ses racines dans l’histoire mouvementée des relations gréco-turques. Après plus de quatre cents ans d’occupation ottomane, la Grèce a reconquis son indépendance au début du XIXe siècle. Il faut cependant attendre le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923 en Suisse, pour que la Grèce et la Turquie établissent des frontières quasi définitives après des années de conflit.

Ce traité organise un transfert massif de populations. Grecs et Turcs se mettent d’accord pour se renvoyer mutuellement des centaines de milliers de ressortissants. Seule concession mutuelle : la Turquie s’engage à maintenir le patriarcat orthodoxe d’Istanbul et à ne pas chasser la minorité grecque de la ville, en échange de quoi les musulmans de Thrace occidentale, soit plus de 120 000 personnes, sont exclus des transferts de populations. Cette " minorité musulmane de Grèce " (titre officiel) est principalement composée de Turcs, mais aussi de Tziganes et de Pomaques, des Bulgares islamisés sous l’Empire ottoman et vivant dans les villages montagneux de la région.

Le traité de Lausanne reconnaît à cette minorité un certain nombre de droits exceptionnels, dont -celui de vivre selon ses propres coutumes. Trois muftis officiels, nommés à vie par les autorités grecques, font fonction de chefs religieux mais aussi de juges. A ce titre, ils appliquent la charia en matière de droit familial – et non en droit pénal. Mariages, divorces et questions d’héritage se règlent donc dans le bureau des muftis de Xanthi, Komotini ou Didymoteicho, les trois principales villes de Thrace. " La charia doit régir le monde, estime Meço Cémali, le mufti de Komotini. Ce sont des règles justes de Dieu sur la façon de vivre sa vie. "

Pourtant, selon le juriste Yannis Ktistakis, avocat de Chatitzé Molla Sali, " le traité de Lausanne ne parle -jamais de charia ou de mufti ". " C’est l’Etat grec qui a interprété les choses dans ce sens. En 1923, la société turque kémaliste était très progressiste et laïque. Du coup, la très conservatrice et orthodoxe Grèce a pensé que renforcer la charia pouvait réduire l’influence -kémaliste sur la communauté turcophone de Thrace. "

Un peu moins d’un siècle plus tard, comment expliquer que l’Etat grec, membre de l’Europe depuis 1981, encourage toujours l’application de la charia sur son territoire ? Comment comprendre qu’il n’impose pas le code civil grec ? La position officielle d’Athènes -consiste à dire qu’il ne faut pas revenir sur le traité de Lausanne, par peur d’éventuelles répercussions sur la communauté grecque d’Istanbul. " Le sort de la minorité de Thrace est étroitement lié aux fluctuations des relations gréco-turques, renchérit Konstantinos -Tsitselikis, professeur en droit des minorités à l’université de Macédoine de Thessalonique et auteur du livre “Ancien et nouvel islam en Grèce” (2012), paru en -anglais aux éditions Martinus Nijhoff. En 1985, face à un courant nationaliste grec assez hostile envers elle, la Turquie a commencé à financer un parti politique en Thrace. Ce parti mettait en avant l’identité turque de la minorité et revendiquait notamment le droit d’élire les muftis au sein de la communauté. "

Depuis 1990, cinq muftis cohabitent en Thrace : trois très officiellement désignés par Athènes, et deux, élus par la minorité, non reconnus par les autorités grecques et n’étant donc pas habilités à exercer la fonction de juge. D’où l’obstination des gouvernements grecs à maintenir la charia : tant que le mufti officiel sera chargé de dire le droit, il sera considéré par Athènes comme un fonctionnaire, un juge dont la nomination relèverait donc légitimement de l’Etat. " Il y a un jeu géopolitique entre Ankara et Athènes, observe le juriste Yannis Ktistakis. La charia n’est rien d’autre qu’un outil de contrôle pour contrer l’influence turque. Et tant pis si les femmes de la minorité, principales victimes, en souffrent. "

Des années 1920 jusqu’aux années 1990, les décisions des muftis, qui étaient rédigées en arabe ou en turc, n’étaient pas soumises à l’état civil grec. Depuis 1990, une nouvelle loi dispose que ces actes doivent désormais être traduits en grec et présentés devant le juge ordinaire pour un contrôle constitutionnel. " Mais les tribunaux grecs se sont comportés comme de simples chambres d’enregistrement sans vérifier le fond des décisions, affirme M. Ktistakis, qui lutte pour obtenir l’abolition totale de la charia. Il s’agit d’une exception juridique inacceptable en Europe, qui viole directement la Constitution grecque, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention des Nations unies sur les droits des femmes et des enfants. Le code civil grec doit s’appliquer de manière égalitaire à l’ensemble des citoyens grecs. Avant d’être des musulmans, les membres de la minorité sont des citoyens grecs, et leurs droits doivent être respectés. "

Plus nuancé, le professeur Konstantinos Tsitselikis, par ailleurs président de la Ligue hellénique des droits de l’homme, estime, lui, que les membres de la minorité doivent avoir le choix de la juridiction. " Que l’on autorise ceux qui souhaitent régler leurs différends devant le mufti à le faire, mais que ceux qui préfèrent se tourner vers les tribunaux civils grecs puissent aussi le faire. Il vaut mieux aider les gens, notamment les femmes, à s’émanciper et à réclamer d’eux-mêmes plus de droits, sinon on court le risque de voir les éléments les plus conservateurs renfermer les femmes chez elles et créer des juridictions clandestines où les questions familiales seront tranchées à l’abri des regards. "

Après le très important jugement rendu en 2000 par le tribunal de première instance de Thèbes, au centre de la Grèce, cette question du choix facultatif apparaissait comme une voie de compromis. Dans cette décision, les juges ont, pour la première fois, donné à un membre de la minorité le droit de régler la question de son divorce devant une juridiction grecque. " Une avancée insuffisante, certes, mais qui a tout de même ouvert une brèche, explique Yannis Ktistakis. Le retour en arrière que représente la décision de la Cour suprême grecque dans l’affaire de -Chatitzé Molla Sali est préoccupant. " " J’étais effondrée, raconte Chatitzé, mais j’ai décidé de me battre et d’aller devant la Cour européenne des droits de l’homme car je suis citoyenne grecque : l’Europe doit protéger mes droits. "

Une requête contre l’Etat grec a été déposée le 27 février 2014 devant la CEDH. " Ce cas est une chance historique de mettre fin, une fois pour toutes, à cet ordre juridique discriminatoire ", estime M. Ktistakis. Il faudra deux ou trois ans à la Cour pour se prononcer sur cette affaire. Pour Nils Muiznieks, le commissaire européen aux droits de l’homme, " les autorités grecques ne devraient pas attendre cet arrêt pour améliorer la situation, car il existe déjà une riche documentation nationale et internationale dénonçant l’anachronisme dans lequel l’application des lois de la charia plonge de nombreux citoyens grecs ". Très croyante, Chatitzé continue de considérer le mufti comme son père spirituel, mais elle conteste désormais sa légitimité à dire le droit. Elle est devenue le symbole de la lutte contre la charia en Grèce."

Lire "La charia au cœur de l’Europe".


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