Revue de presse

L. Le Vaillant : "Se relever ensemble, plutôt que tomber à genoux" (liberation.fr , 22 juin 20)

Luc Le Vaillant, journaliste, chroniqueur à "Libération". 23 juin 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Plaidoyer pour un antiracisme qui s’extirpe des querelles de mémoire, repousse les injonctions culpabilisantes et remette debout la communauté humaine au lieu de la fragmenter."

"Je ne déteste pas que les héros du passé mordent la poussière, mais je supporte mal de voir les humains d’aujourd’hui se courber jusqu’à terre et se couvrir de cendres. Et cela aussi grandiose soit la cause, aussi terrible qu’ait été la mort de George Floyd, asphyxié par la rotule et la férule policière américaines.

Je comprends le plaisir qu’il peut y avoir à déboulonner les symboles, à fendiller le plâtre des statues, à pulvériser les statuts gravés dans le marbre. J’aime en user ainsi avec les personnalités qui font l’unanimité, tiens De Gaulle par exemple, même si je me dispense du burin et du surin, et leur préfère la moquerie. Mais j’admets difficilement que, drapés dans la sentimentalité de l’émotion et afin de faire image comme on fait pénitence, l’on puisse s’agenouiller pour glorifier un martyr, cédant ainsi à une bigoterie qui devrait être mieux tenue en laisse.

Je suis prêt à débattre des actes de Colbert ou de Victor Schœlcher avec ceux qui mènent la guerre des mémoires et qui, c’est bien normal, instrumentalisent l’histoire, à l’égal des puissances régnantes de par le monde. Mais je bloque quand il s’agit de s’abaisser pour être relevé des péchés supposés de mes pères. Je me crispe quand on me demande d’endosser la pèlerine du repenti et le suaire du repentant. Je me cabre quand il s’agit de supplier mon voisin de battre en tout anachronisme la coulpe de mes ancêtres sur ma poitrine. Mon masochisme a des limites que ne franchira pas mon refus de confesser des fautes qui ne sont pas les miennes.

Je n’ai pas armé des vaisseaux pour le commerce triangulaire. Je n’ai réduit personne en esclavage, aux Antilles ou ailleurs. Je n’ai pas colonisé le Maghreb, l’Afrique ou l’Asie. Je n’ai pas voté les pleins pouvoirs à Pétain et n’ai encouragé aucune déportation vers les camps de la mort. Je n’ai pas pratiqué la torture en Algérie, ni repris les essais nucléaires français dans le Pacifique. Pour en venir à des sujets plus contemporains, je n’ai pas organisé d’évasion fiscale à grande échelle même si j’ai sûrement contribué, sans trop y songer, au réchauffement de la planète.

Suis-je condamné à perpétuité pour m’être juste donné la peine de naître dans un pays tempéré à démocratie avancée ? Si je suis blanc, c’est un « privilège » que j’essaie d’abolir chaque été, au risque de rôtir en peau rouge, afin que le soleil me donne la même couleur que des gens que je considère comme des égaux. Et parfois même comme des frères, aussi cucul que puisse paraître cette terminologie « united colors ». Je demeure un antiraciste de bonne volonté qui n’est pas prêt à s’excuser de ses visées universalistes, ni à implorer le pardon des décoloniaux, indigénistes et autres identitaires. J’admets que mon camp, la gauche, n’a pas toujours tenu ses promesses sociales, butant sur le réel libéral. Elle a régulièrement essayé, sans bien y parvenir, d’intégrer des populations issues de l’immigration que je n’aurais garde de nommer « racisées » car je fatigue de ce renvoi permanent aux origines. Tout le beau projet de l’idée d’émancipation est de faire que l’individu échappe aux déterminismes qui l’encagent : économiques, géographiques, religieux, matériels, sexuels, etc. Il n’y a que sur la question des statistiques ethniques que je balance. D’un côté, je pense qu’il faut éviter de se voiler la face et tenter de chiffrer la réalité. De l’autre, je sais combien les concepts forgés par la sociologie n’ont qu’une scientificité relative et tiennent souvent de la prophétie autoréalisatrice.

En 2017, le joueur de football américain Colin Kaepernick a imaginé cette protestation qui a tout de la prosternation [1]. Il a compris qu’il fallait se mettre plus bas que terre pour contester Trump et la verticalité du pouvoir. Il a perçu la force de l’impuissance exhibée. Perspicace, Kaepernick s’est adapté à un univers qui aime les aveux et les dégradations, les excuses et les remords. Je persiste à lui préférer les sprinters noirs qui, en 1968, dressaient leur poing ganté sur le podium des JO de Mexico. La question irrésolue est de savoir si la non-violence que je soutiens n’a pas toujours des accointances secrètes avec la religiosité.

Et puis, dites-moi, qui s’agenouille ? Le manant devant son propriétaire terrien. Le vassal devant son suzerain. Le chevalier qui réclame adoubement. Le croyant devant son dieu. D’ailleurs, à Noël, les églises catholiques pas encore désaffectées chantaient : « Peuple à genoux, attends ta délivrance. » En tout cas, si on pouvait m’éviter cette mise en scène culpabilisante, à échine courbée et nuque brisée, ce serait un progrès indéniable qui nous sortirait du ressentiment et de la désunion. Essayons de vivre debout, pour que plus personne n’ait à mourir à genoux."

Lire "Se relever ensemble, plutôt que tomber à genoux".

[1Ré /Jouissances du 9 octobre 2017.


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