16 décembre 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Ménagé par la droite et des figures venues de la gauche intellectuelle, convié par certains cercles économiques, le polémiste d’extrême droite a pu mesurer l’indulgence d’une partie de l’establishment.
Par Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach
Eric Zemmour a donc « appuyé sur le bouton », selon sa formule : il s’est déclaré candidat à l’élection présidentielle de 2022, mardi 30 novembre, dans une vidéo postée sur YouTube. Solennel, en costume noir sur mesure et cravate en soie, il y dénonce tour à tour « les puissants, les élites, les bien-pensants, les journalistes, les politiciens, les universitaires, les sociologues, les syndicalistes, les autorités religieuses ». Le dénouement d’une précampagne de trois mois haute en polémiques et qui, avant de se laisser troubler par un doigt d’honneur, a fait tourner la tête d’une partie des élites politiques, économiques, médiatiques.
En un automne, l’establishment a laissé un homme qui défend la théorie raciste du « grand remplacement », agite le spectre de la « guerre civile » et multiplie les provocations sexistes et homophobes s’imposer comme un candidat crédible à la présidentielle d’avril 2022. Comment un polémiste doté d’un CV judiciaire si chargé et tenant des propos révisionnistes a-t-il pu s’offrir une respectabilité dans la France de 2022 ?
Il y a quelques jours encore, jeudi 18 novembre, alors que les Britanniques de la Royal Institution of Great Britain à Londres annulaient sa venue, Eric Zemmour déjeune devant 240 chefs d’entreprise, à deux jets de pierre de l’Elysée. Souvent présenté comme un « historien », un « intellectuel », il est reçu dans le saint des saints de l’establishment français, le Cercle de l’Union interalliée, ce club parisien qui, il y a deux ans, lui avait justement refusé son intronisation. Double symbole.
Il faut toujours prêter attention aux cravates, surtout quand ceux qui la portent conspuent les élites. « Antisystème » proclamé, Eric Zemmour a toujours rêvé de faire partie d’un de ces clubs privés parisiens où se mêlent traditions, influence et argent, et où cet accessoire demeure obligatoire. Il aime aussi fréquenter leur belle piscine. « Ce n’est pas moi qui invitais, et je n’avais pas à empêcher de le faire venir », se justifie le président du cercle, Denis de Kergorlay. Zemmour a été de fait convié par la très médiatique Sophie de Menthon, bien connue du monde de l’entreprise, membre du Conseil économique, social et environnemental et présidente d’un cercle de petits entrepreneurs nommé Ethic. « Comme bientôt Montebourg et Mélenchon, sous un prisme exclusivement économique », précise-t-elle. Le journaliste a pourtant signé son livre après le déjeuner. Belle revanche. En 2019, quoique parrainé par l’ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov, et par un de ses confrères du Figaro, l’essayiste avait échoué à devenir membre de l’Interallié. Motif invoqué ? « Trop clivant. »
Même année, autre établissement : le très sélect Automobile Club de France, hébergé dans l’Hôtel de Crillon, place de la Concorde. Sa piscine est la moins chlorée de Paris, on s’y baignait autrefois nu comme dans les thermes romains et, au passage, sa bibliothèque renferme presque 50 000 ouvrages. L’éditorialiste du Figaro y avait aussi décroché ses deux parrainages, puis son nom est resté affiché durant des mois sur les murs, comme le veut la procédure. Ici aussi, des membres mettent un veto. « Trop politique », entend-on cette fois.
Ces deux clubs n’ont pas mentionné les deux condamnations judiciaires de l’éditorialiste pour provocation à la discrimination raciale et à la haine religieuse. Autant qu’un pied de nez à cette bourgeoisie qui l’avait laissé dehors, ces rendez-vous récents dans les salons lambrissés parisiens ont marqué un « moment Zemmour ». Le polémiste aligne aujourd’hui ses longueurs au Molitor, fréquente la piscine du Crillon et celle du Ritz, place Vendôme. Et noue, en invité, sa cravate sur le seuil du Jockey Club ou du Travellers pour rencontrer businessmen et banquiers d’affaires.
On en revient souvent à la cravate, avec Eric Zemmour. En 2013, le journaliste s’apprête à publier Le Suicide français (Albin Michel, 2014) et le patron de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune, veut lui consacrer la « une », la première d’une longue série. Eric Zemmour était sincèrement étonné. Pousser les ventes avec sa photo ? « Il ne comprenait pas », raconte Lejeune. L’essayiste avait fini par jouer le jeu et demandé, avant de prendre la pose : « Tu veux que je mette une cravate ? » Hop, l’éditorialiste politique – habitué à déjeuner dans des lieux où elle s’impose – l’avait sortie de son cartable et nouée autour de son cou.
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Six années ont passé. Le 28 septembre 2019, sous le ciel artificiel de La Palmeraie, une salle de réception du 15e arrondissement de Paris, Eric Zemmour a la voix éteinte, l’œil cerné. La « convention de la droite », raout national-populiste organisé par le magazine de la droite identitaire L’Incorrect, doit consacrer l’ex-députée du Front national (FN) Marion Maréchal ; elle entérine son retrait de la course. Pas encore son moment. Mais c’est Eric Zemmour qui prend la lumière, avec ses diatribes apocalyptiques contre les musulmans. « Son appel du 18-Juin », écrit Geoffroy Lejeune, qui l’a vu arriver le premier et sculpte la statue. « Mets une cravate, c’est le costume du politique », ne cesse alors de lui dire son ami Paul-Marie Coûteaux, ancien conseiller de Marine Le Pen. A nouveau, Zemmour noue autour de son col blanc une cravate violet d’évêque. Depuis, il court les estrades et cet accessoire d’honorabilité ne le quitte plus.
Face à lui, en cette fin d’été et ce début d’automne 2021, on croise des jeunes, des notables, des professions libérales, des entrepreneurs, des représentants de la bourgeoisie, qui jamais ne se seraient déplacés pour entendre Marine Le Pen, encore moins son père. Ils arborent souvent, dans les premiers rangs, des rosettes ou des décorations. Beaucoup ont lu ses livres, et présentent parfois leur exemplaire tout corné dans la longue file qui s’étire devant la table de dédicaces, tandis que des libraires placent une note adhésive sur la page à signer. Ces électeurs, souvent d’anciens fillonistes, n’affichent ni honte ni regrets. Comment se croire infréquentable avec un tel accueil ?
En attendant leur congrès, aucun des cinq candidats du parti Les Républicains (LR) n’ose prendre clairement ses distances. Fin 2020, Zemmour avait proposé à Patrick Stefanini, l’ancien directeur de campagne de François Fillon, qui roule aujourd’hui pour Valérie Pécresse, de diriger sa propre campagne. Stefanini attend six longs mois pour décliner, en juillet 2021. Et invoque pour seule « divergence irréductible » avec le futur candidat son « attachement à l’Union européenne ». Pour Marine Le Pen, qui l’avait fait sonder à la même période par un émissaire – le député européen du Rassemblement national (RN) André Rougé, un camarade des années RPR –, Stefanini avait coupé net. Un cordon sanitaire qu’on ne place plus devant Zemmour.
A droite, seuls quelques chiraquiens historiques ont pris le micro ou la plume pour le mettre à distance, comme le gendre de Jacques Chirac, Frédéric Salat-Baroux : « [Eric Zemmour] offre une réponse unique à tous les problèmes : l’immigré, le musulman. Comme hier avec le juif, tout devient simple : il faut éliminer celui qui nous submergerait et nous pervertirait », alerte-t-il dans Le Monde en octobre. Après qu’Eric Zemmour a écrit que les enfants Sandler, assassinés par le terroriste Mohamed Merah, étaient « étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort », parce que juifs et inhumés en Israël, Nicolas Sarkozy a averti : « Pour moi, c’est la ligne rouge. » Mais l’ancien chef de l’Etat est resté compassionnel et a aussi jugé que « ce qu’il dit sur Vichy, ça fait partie du débat. (…) Eric Zemmour n’est pas la cause, mais le symptôme ».
Zemmour « symptôme », Zemmour « victime des bien-pensants »… Le 5 octobre, après plusieurs semaines d’attentisme prudent, Vincent Trémolet de Villers, le directeur adjoint du Figaro, quotidien historique de la droite française, prend la plume pour dénoncer « le petit théâtre antifasciste », où l’on « joue toujours la même pièce, “le retour des années 1930”, mais c’est désormais sur le visage d’Eric Zemmour qu’on peint la moustache d’Hitler ». Au grand dam de la société des journalistes, le quotidien fait ensuite la publicité du livre de campagne d’Eric Zemmour (« Il ose dire ce qu’il pense, osez lire ce que vous pensez »). Comment déjuger un ami ? Le directeur du journal, Alexis Brézet, a toujours protégé son chroniqueur vedette. « Alexis, c’est moi en sage », aimait dire, il y a quelques années, le désormais candidat.
Il a été de tant de raouts, cérémonies nuptiales, anniversaires, déjeuners ou dîners en tête-à-tête avec des ministres… Pour ses 50 ans, en 2008, Zemmour recevait lui-même au milieu de ses camarades du Figaro Magazine son compagnon du non au référendum de 2005, Henri Guaino, sa grande amie Isabelle Balkany et les bons vieux copains de gauche, Jean-Luc Mélenchon et Jean-Christophe Cambadélis, ou encore celle qui, en 2008, l’a lancé dans l’arène médiatique, Catherine Barma, la productrice du grand show hebdomadaire de France 2 « On n’est pas couché ». Laurent Ruquier a battu sa coulpe sept ans plus tard, en 2015, regrettant d’avoir été « l’un de ceux qui lui ont donné la parole toutes les semaines pendant cinq ans ». « Je suis en train de me rendre compte que j’ai participé à la banalisation de ses idées », avait avoué l’animateur. Avant de l’inviter à nouveau, en septembre, au début de sa tournée préélectorale.
Les pétitions aussi créent des solidarités. Zemmour a signé en 2013 avec Frédéric Beigbeder, Nicolas Bedos et Ivan Rioufol, dans le mensuel Causeur, un texte intitulé « Touche pas à ma pute ! Le manifeste des 343 salauds », qui proteste contre la proposition de loi pour la pénalisation des clients de la prostitution. Il a posé en photo avec Michel Houellebecq, Prix Goncourt, au Cirque d’hiver. Il a publié dans presque toutes les maisons d’édition : Grasset, Stock, Denoël, Fayard, Le Cherche Midi, le Cerf, que ses gros tirages ont rendu indulgentes. Lorsque le nouveau directeur général d’Albin Michel, Gilles Haéri, se sépare du futur candidat, au début de l’été, la maison avait déjà publié Le Suicide français, où Zemmour affirmait que Jean-Marie Le Pen était « avant tout coupable d’anachronisme » lorsqu’il déclarait que les chambres à gaz étaient un « point de détail de l’histoire », que les juifs français sont devenus « une caste d’intouchables ». Il saluait au passage la « talentueuse truculence désacralisatrice » du « comique » Dieudonné. Toutes les pierres étaient posées.
Le plus incroyable peut-être, dans ce « moment Zemmour », reste la mansuétude avec laquelle de nombreuses figures venues de la gauche intellectuelle ont accueilli le futur candidat. Le chroniqueur du Figaro avait rencontré certains de ces intellectuels médiatiques au tournant des années 2000, dans les clubs et les milieux souverainistes, comme l’ex-Fondation Marc Bloch, où toute une génération travaillée par l’Europe et le libéralisme avait déjà commencé à interroger la notion d’« identité », avant d’en faire son cheval de bataille. Puis beaucoup ont débattu avec lui, sur les plateaux ou les tréteaux. Ils ne se sont pas arrêtés.
Le 4 octobre, le philosophe Michel Onfray lui a fait cadeau de la scène du Palais des congrès de Paris, où tous deux se sont accordés sur le fait que la France serait en « guerre civile ». Trois semaines plus tard, le fondateur de la revue Front populaire affirme même sur CNews qu’il pourrait voter Zemmour s’il musclait sa « jambe gauche » – il déplore, depuis, que lui soit accolé « un uniforme nazi sur le front russe ». Souvenir : près de vingt ans plus tôt, après la qualification du FN au second tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, le même Onfray avait créé l’Université populaire à Caen, contre la montée de l’extrême droite.
Le 29 octobre, c’est Marcel Gauchet, ancien rédacteur en chef de la revue Le Débat, jadis proche de Pierre Nora et de François Furet, qui juge sur LCI que le polémiste d’extrême droite « remet les Français dans le cours de leur histoire » et qu’« il parle de ce dont il faut parler et dont les autres ne parlent pas ». A ses yeux, précise-t-il au Monde, « il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais de voir que Zemmour est un symptôme politique. Il met le doigt sur des choses qui dérangent ».
« Zemmour révélateur », « Zemmour qui lève les tabous »… Le philosophe et académicien Alain Finkielkraut, qui, en 2002, avait prononcé devant le Panthéon un discours contre Jean-Marie Le Pen, renchérit sur CNews : « Un philosophe qu’on ne peut pas taxer de réactionnaire, qui a plutôt une sensibilité sociale-démocrate, Marcel Gauchet, a dit que ce phénomène [Zemmour] a eu un effet positif sur l’agenda, parce qu’il nous a permis de sortir du déni, de lever une série d’interdits, d’imposer des thèmes qui sont devenus incontournables. Il ajoute que Zemmour a rendu service à la démocratie. Zemmour est arrivé et nous a dit : “La France a-t-elle un avenir ? Va-t-elle persévérer dans son être ?” Ce sont à mon avis de très justes questions. » Et Luc Ferry, agrégé de philosophie, devenu ministre de l’éducation nationale de Jacques Chirac après le coup de tonnerre de 2002, le 15 novembre, sur Europe 1 : « Zemmour est le miroir de nos lâchetés depuis trente ans », puisqu’il « a levé le voile sur la poussière cachée sous le tapis », celle des « territoires perdus de la République ».
Début octobre, Jacques Julliard avait reconnu les mêmes mérites au polémiste, dans un édito intitulé « Du bon usage d’Eric Zemmour », publié dans l’hebdomadaire Marianne : « Zemmour a obtenu de Macron ce que celui-ci s’était refusé à faire durant la totalité de son mandat : reprendre le contrôle de notre politique d’immigration. » Au moins sa candidature permet-elle, écrit-il, de « mettre fin à l’insupportable ronronnement de la précampagne présidentielle » et de « remettre au centre du débat des questions (…) que les candidats habituels avaient coutume de cacher sous le tapis ». Julliard est un ancien pilier du Nouvel Observateur et fut l’un des penseurs organiques de la « deuxième gauche ».
Est-ce parce qu’elle a quitté la vie politique française et que, de l’étranger, sa parole est plus libre ? De Washington où elle vit, Rama Yade, ex-secrétaire d’Etat de Nicolas Sarkozy, a porté un regard sévère sur la dérive de sa famille politique : « Comme hier la trahison des clercs, on assiste désormais à la trahison des républicains, qui n’ont pas conservé l’antiracisme au cœur de leur logiciel, analysait-elle dans L’Express du 25 novembre. C’est sur cette démission que prospèrent ceux qu’on appelle désormais pudiquement les populistes. » Sans se concerter, l’essayiste libéral Hakim El Karoui, auteur d’études sur l’islam en France, cite aussi La Trahison des clercs, l’essai de Julien Benda paru en 1927, dans lequel le philosophe alerte sur le glissement réactionnaire et nationaliste des intellectuels d’avant-guerre. « Dans les dîners en ville, dans une partie de la bourgeoisie de droite, s’indigne El Karoui, personne ne dit qu’on ne peut pas parler ainsi des immigrés et des musulmans… C’est un quart de la population française. Comment ces propos-là ne font-ils pas scandale ? Il est là, le scandale : les clercs ont trahi. »
Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach"
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Eric Zemmour (note du CLR).
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