Revue de presse

L. Bouvet : « Le vote Le Pen témoigne aussi de l’insécurité culturelle » (marianne.net , 26 av. 12)

27 avril 2012

"Professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et enseignant à Sciences Po Paris, auteur du Sens du peuple, Laurent Bouvet analyse pour Marianne2 les résultats du premier tour et ses conséquences politiques, la nécessité pour la gauche de s’emparer de la thématique de l’insécurité culturelle révélée par le vote Marine Le Pen et la recomposition d’un paysage politique devenu totalement illisible.

Marianne2 : Dans Causeur, vous disiez craindre que le peuple ne se réfugie massivement dans l’abstention. Avec un risque d’un président élu sans adhésion populaire. Comment analysez-vous cette mobilisation relativement élevée ?

Laurent Bouvet : Je pensais que quand l’abstention est forte, la gauche fait de meilleurs scores, parce que les catégories populaires s’abstiennent. Or là les catégories populaires sont allés voter, elles se sont moins abstenues que d’habitude. Mais elles n’ont pas voté massivement pour la gauche. Les banlieues ont plutôt voté pour Hollande, les employés du public pour Mélenchon, le reste pour Marine Le Pen. Par cette mobilisation, les Français ont montré que cette élection atypique dans les grandes démocraties européennes leur tient à coeur et qu’ils y percevaient des enjeux.

Est ce que cela signifie aussi que Marine Le Pen a su séduire la « France invisible » ?

Le discours de Marine Le Pen a incontestablement séduit une partie de la « France invisible », celle qui souffre directement de la mondialisation et rend l’Europe responsable de ses maux. La gauche ignore toujours que 80 % des gens qui se trouvent sous le seuil de la pauvreté ne vivent pas dans les zones urbaines sensibles, mais en dehors.
C’est un résultat qui invalide, par ailleurs, les deux explications données à gauche et à droite sur la montée du Front National. On retrouve déjà cela en 2002. A gauche avant le 22 avril, l’idée dominante était que Sarkozy faisait progresser le FN parce qu’il en avait fait des tonnes sur ces thématiques pendant cinq ans. Le problème est qu’en 2002, le FN était haut alors que Sarkozy n’était pas au pouvoir. Cela invalide également l’argumentaire sarkozyste : c’est la crise et donc les extrémismes montent.
L’agitation sarkozyste permanente et la crise ont évidemment contribué à renvoyer les gens qui avaient voté pour lui en 2007 vers Marine Le Pen. Mais ce sont des explications insuffisantes. Il y a un troisième facteur, c’est celui de l’insécurité culturelle qui vient s’ajouter à l’insécurité économique et sociale.

Qu’entendez vous par insécurité culturelle ?

C’est un concept qui a largement été développé par le sociologue Alain Mergier et le géographe Christophe Guilluy. C’est le fait pour des gens de se sentir menacé de manière diffuse. Ce sont des gens qui sont dans un contexte où ne ils croisent pas forcément des étrangers ou des supposés étrangers tous les jours. Ce peut être des représentations à la télévision.
Ces citoyens ne craignent pas seulement la délocalisation, le fait de perdre leur emploi, leur pouvoir d’achat etc. Ils voient aussi une dégradation, de leur statut, de leur mode de vie général et ils l’attribuent aux autres.
En ce sens, c’est une insécurité qui est liée à l’insécurité économique et sociale. Le populisme est dirigé contre les élites - c’est la dimension verticale - mais aussi contre les « autres » - c’est la dimension horizontale.

Comment expliquez-vous l’incapacité des partis traditionnels à appréhender ces thématiques ?

Les catégories populaires, notamment celles qui ont voté Le Pen, ont une demande qui est compliquée et sophistiquée politiquement. On ne s’en sortira pas en scandant « si il y a de la croissance ça ira mieux ». Les deux plus gros populismes en Europe sont en Suisse et en Norvège, qui sont les deux pays les plus riches d’Europe, où les problèmes sociaux ne sont en rien comparables avec la France.

Il faut être conscient que le PS « central » est complètement hermétique à ces questions.
Il y a toujours ce surmoi marxiste, l’idée que les rapports de force productifs expliquent tout et doivent tout dire. Il y a une gauche libérale multiculturaliste qui en fait des tonnes sur les minorités depuis une trentaine d’années et ne peut pas voir cette insécurité culturelle, puisqu’ils la nourrissent. C’est quelque chose de très important dans les représentations médiatiques.

Cela s’est vu lors du débat sur les roms. Les maires socialistes ont une grande hantise, voir des roms s’installer sur leur commune. Parce que, en général, tous les commerçants, les habitants sont vent debout contre ces installations. Donc il y a un vrai décalage entre le parti central et le parti local. Et puis il y a un fait politique. Depuis trente ans, la seule manière de combattre le FN a été de crier « ce sont des fascistes ! ». Et manifestement cela ne marche pas.

A droite, la question se pose différemment, dans la mesure où depuis 2007, Sarkozy a connu beaucoup d’échecs sur le pouvoir d’achat, la délinquance. Il s’est placé dans la concurrence avec le FN, dans la surenchère en identifiant et stigmatisant des cibles. La cible c’est l’islam, les modes de vie musulmans, la viande halal, les prières de rue. Sarkozy n’a plus que ça à mettre en avant. Mais il est dans une impasse, car tout ce qu’il fait nourrit le Front National. C’est ce que le premier tour a démontré.

Ce que vous décrivez c’est une implosion potentielle de tous les partis ?

C’est ce qu’on appelle en sciences politiques un réalignement général. Mon hypothèse, c’est la nécessité pour la clarté presque visuelle du paysage politique d’une recomposition politique dont les frontières et les délimitations partisanes ou organisationnelles recouperaient mieux les délimitations idéologiques et sociologiques. Parce que aujourd’hui, cela devient totalement illisible.

Sur de nouvelles thématiques, autour de l’Europe par exemple ?

Justement pas. C’est l’un des autres enseignements de ce scrutin. L’Europe a été totalement intégrée. Elle n’est plus un sujet en soi, mais elle est sous-jacente à toutes les discussions et fait unanimement l’objet d’un grand scepticisme. Si ce n’est plus…
Ceux qui ont continué à se déclarer pro-européens l’ont payé cher. Et presque tous les candidats ont été euro sceptiques. Les clivages prioritaires à venir se feront autour de la question de l’insécurité sociale et culturelle. La difficulté c’est qu’il y a peu d’espace à gauche pour traiter ces questions de manière républicaine.
Le vote des étrangers est un marqueur très important, Hollande veut en faire la réforme sociétale emblématique de son quinquennat, alors que concrètement cela n’a pas une énorme importance mais symboliquement c’est considérable. Les électeurs de Marine Le Pen ne viendront pas voter à gauche alors que Hollande a quand même besoin de récupérer une partie de ces voix là.

Selon un sondage Opinion-Way, deux tiers des électeurs de Nicolas Sarkozy seraient favorables à une alliance avec le Front National. Pensez-vous que la redistribution des cartes à droite est déjà jouée ?

Cela correspond en tout cas à une demande très forte, j’appelle ça la fin de la barrière d’espèces entre la droite et l’extrême droite. On sort d’un système trentenaire qui a permis à la gauche de gagner bien des élections locales grâce aux triangulaires et on rentre dans un nouveau système. Il va y avoir recomposition, reconfiguration, beaucoup de choses dont on ne mesure pas aujourd’hui ni les conséquences ni les formes. A gauche, comme à droite c’est une période de grand trouble et de grande inconnue politique qui s’ouvre devant nous.

Comment voyez-vous le second tour ?

Je pense que Hollande va gagner, mais je crains que la gauche ne soit prise en tenaille par l’étroitesse des marges de manœuvre économiques et sociales dûe à l’Europe, les questions budgétaires, l’attaque des marchés financiers. Et que François Hollande ne puisse pas y arriver par sa seule volonté d’autant qu’il sera mis à l’épreuve par une gauche très revendicative ou par les lobbies identitaires, avec le risque de faire du symbolique parce qu’il ne pourra pas faire du réel. Paradoxalement, le sursaut peut aussi venir de là, d’une gauche bloquée par ses propres contradictions et empêchée par les marchés financiers. Il faudra pouvoir proposer une vision, mais malheureusement la gauche ne réfléchit plus suffisamment à tout ça et en général l’exercice du pouvoir n’est pas propice à la réflexion et à la remise en question."

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