Laurent Bouvet, universitaire, auteur de "L’insécurité culturelle" (Fayard). 29 octobre 2016
"Dans Un président ne devrait pas dire ça, Gérard Davet et Fabrice Lhomme cite cette phrase de François Hollande qui fait déjà réagir la classe politique : « La femme voilée d’aujourd’hui sera la Marianne de demain ». Le président de la République explicite ses propos : « Si on arrive à lui offrir les conditions pour son épanouissement, elle se libérera de son voile et deviendra une Française, tout en étant religieuse si elle veut l’être, capable de porter un idéal (...) Quel est le pari que l’on fait ? C’est que cette femme préférera la liberté à l’asservissement (...) Que le voile peut être pour elle une protection, mais que demain elle n’en aura pas besoin pour être rassurée sur sa présence dans la société ». Comment réagissez-vous à ces propos du président de la République ?
Si le propos d’ensemble du président de la République ne me semble poser aucun problème quant à l’idée générale d’une émancipation grâce à la République, sa phrase mise en exergue sur la femme voilée et Marianne est étrange. Pourquoi une telle phrase ? Pourquoi cette formulation provocante ? Je n’ai aucune explication plausible. La maladresse ? Cela me paraît très difficile à croire. La volonté de provoquer ? Mais de provoquer qui et quoi ? Sinon d’exciter encore un peu plus les passions identitaires qui traversent la société française, en faisant réagir du côté du FN et de la droite sarkozyste.
Au-delà de cette phrase, tout cela me paraît bien tardif en tout cas de la part du président de la République sur ce sujet. Il a laissé se développer pendant tout son quinquennat les passions identitaires de tous les côtés, en restant quasiment muet au sujet de la laïcité, sur la place de l’islam en France, sur ce qu’est la Nation… Et quand il n’était pas muet, il est resté dans l’ambiguïté, sans que l’on sache ce qu’en tant que chef de l’État il avait à dire sur ces sujets, comment il comptait résoudre un certain nombre des questions soulevées par les crispations et revendications identitaires. Les acteurs et entrepreneurs identitaires de toutes sortes ont prospéré sous son quinquennat. Et ce n’est pas que le fait des attentats terroristes ou du contexte international. François Hollande n’a pas assumé son rôle sur ces questions essentielles pour le pays. Pis encore, il les a laissées tomber entre de bien mauvaises mains.
François Hollande pose la question de l’intégration des populations immigrées ou d’origines immigrées aux valeurs républicaines et reconnaît que le voile se heurte in fine à un certain idéal de la République. Le président semble en revanche considérer que la tolérance sera le seul moyen de cette intégration. Historiquement, la tolérance a-t-elle été le moyen privilégié de l’intégration ? On peut penser à l’imposition de la langue française face aux langues régionales sous la IIIe République...
Le caractère tardif de sa prise de parole, au fond, révèle aussi la compréhension très superficielle qu’il semble en avoir. La tolérance, la confiance dans l’exercice auto-régulé de la liberté religieuse sont des principes louables mais qui ne sont plus aujourd’hui adaptés à une partie des questions qui se posent. Non qu’il faille les renier ou les abandonner bien évidemment mais simplement parce qu’une partie des acteurs et entrepreneurs identitaires dont je parlais plus haut, notamment ceux qui promeuvent un islam politique, profitent de cet environnement libéral pour faire avancer une conception non libérale - pour le moins - de la vie sociale. Les outils pour les combattre ne sont pas à la hauteur du défi, idéologique. La mobilisation de l’ensemble des institutions et des citoyens, à l’école notamment, devrait être une priorité. Or, à l’intérieur même des institutions de la République, je pense par exemple à l’Observatoire de la laïcité, on a vu se mettre en place une réticence face au combat idéologique à mener contre l’islam politique. Réticence fondée sur une vision partielle sinon partiale de la laïcité comme une simple garantie de la liberté religieuse qui doit s’organiser dans le dialogue et la coexistence des religions.
Le maire, libéral, de Landskrona en Suède, Torkild Stranberg, déclarait récemment à une journaliste française : « Nier les problèmes d’intégration, c’est vivre dans un monde imaginaire. Pendant ce temps-là, on ne fait rien et on est ensuite forcé de prendre des mesures drastiques, dans la panique ». C’est exactement ce qui nous attend. À force de ne pas vouloir voir ce qui est en jeu, à force de s’en tenir à des discours valables par temps calme, on est contraint par tous les acteurs et entrepreneurs identitaires à un durcissement des clivages et à des débats aussi surréalistes que totalement à côté de l’essentiel (comme autour du burkini cet été). La République y perd, nous y perdons tous, collectivement. Et le risque, bien évidemment, c’est qu’on retrouve face à face ces tenants de l’identité qui considèrent la religion, la couleur de la peau, l’origine, etc. comme les éléments-clefs, comme les déterminants, de toute société, de toute vie commune.
Tous les républicains devraient prendre conscience, au-delà de leurs différences politiques et de leurs intérêts immédiats, de cet enjeu crucial, et se mobiliser contre les tentations et dérives identitaires. Le président de la République au premier chef.
En 2013, un rapport sur l’intégration avait été remis au Premier ministre. Il avait suscité une vive polémique car il plaidait non pour l’assimilation ou l’intégration, mais pour le modèle de l’inclusion et pour le multiculturalisme comme projet politique. Avec les récents propos de François Hollande, le président de la République n’en revient-il pas à une vision plus classique de l’intégration ?
La tentation est grande, au cœur même de l’État, comme l’avait montré ce rapport en 2013, de céder aux sirènes d’une forme de mondialisation heureuse en la matière là aussi, celles du multiculturalisme normatif qui mêle une tolérance élevée pour l’expression publique des différences identitaires et des « accommodements » dits « raisonnables » de l’État avec celles-ci, à la canadienne par exemple. Tout ceci pose tout de même quelques problèmes si l’on veut bien se donner la peine d’y regarder de près plutôt que de communier (de manière bien peu laïque d’ailleurs) dans le culte de la différence pour la différence et, ajouterai-je à l’intention d’une partie de la gauche française, dans le culte de la personnalité de Justin Trudeau, Premier ministre canadien et parfaite illustration de ce multiculturalisme normatif aussi inconscient que clientéliste.
Premier problème, l’incohérence fondamentale qu’il y a à réclamer à cors et cris le respect des différences identitaires tout en exigeant tout aussi bruyamment que la France mette fin à la sienne ! Je suis toujours très surpris, pour dire le moins, par tous ces Français qui appellent à en finir avec le républicanisme à la française (celui-ci étant toujours suspect d’être dépassé, intolérant, provincial…) alors qu’ils défendent l’indispensable diversité pour tous les autres pays et toutes les autres cultures. Cette prise de position systématique en faveur de « l’Autre » sonne comme une forme de haine ou de reniement de soi.
Deuxième problème, l’absence de preuve que tel ou tel système ou « modèle » de gestion de la diversité culturelle ou des différences identitaires serait en soi, par principe, meilleur qu’un autre. Les variations dans le temps et dans l’espace sont telles que penser qu’une manière de faire est meilleure qu’une autre me paraît hasardeux. Les différentes sociétés font… comme elles peuvent, en fonction d’une histoire et de circonstances qui leur sont propres. L’idée d’unité nationale, le principe de laïcité, la priorité donnée au commun sur le différent… ne sont pas en tant que tels condamnables. Sinon, en vertu de quel principe supérieur, de quelle autorité ? En vertu des préconisations de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU par exemple ? Celle qu’ont présidée la Libye ou l’Arabie Saoudite entre autres ? Soyons sérieux.
Troisième problème, le risque que nous font courir ces apprentis sorciers du multiculturalisme normatif dans la situation française actuelle. Après une série d’attentats, alors que la menace terroriste n’est pas éteinte, sur fond d’une société fragilisée économiquement et qui a perdu confiance dans ses élites. Il y a là quelque chose qui me paraît bien léger dans l’attitude de certains lorsqu’ils participent ainsi à déstabiliser encore un peu plus le pays.
Le président de la République tient des propos forts sur l’immigration et sur l’islam : il admet « un problème avec l’islam (...) parce que l’islam demande des lieux, des reconnaissances ». François Hollande prend-il ici la mesure de ce que vous appelez l’insécurité culturelle ?
Je ne m’aventurerai pas à essayer d’évaluer si le président de la République prend la mesure ou non de l’insécurité culturelle. Je lui avais adressé le livre à sa sortie mais je n’ai pas eu de réponse…
Plus sérieusement, on ne peut qu’être d’accord avec lui. L’islam est aujourd’hui, en France comme dans d’autres pays européens, une religion qui connaît une dynamique importante. À la fois de manière globale, par rapport à d’autres religions et, comme c’est le cas dans d’autres religions, de manière interne, par un regain et une diffusion de pratiques plus fondamentalistes. Ce qui conduit à des revendications de toutes sortes, cultuelles et culturelles : des lieux de culte, des possibilités de pratique plus libre dans les entreprises, une visibilité plus grande dans l’espace public… Cette progression soulève une double difficulté : d’une part la grande diversité de l’islam en France et son absence de représentation unitaire qui pourrait dialoguer avec la puissance publique ; d’autre part la pression spécifique en son sein de formes très radicales, salafistes, frères musulmans… et de l’islam politique qui accompagne une partie de celles-ci.
Si de manière générale les revendications de visibilité et de reconnaissance de l’islam ne sont pas, en tant que telles, incompatibles avec le contrat républicain tel qu’il s’énonce dans le principe de laïcité notamment, une partie d’entre elles, les plus radicales, ne sont en revanche pas acceptables. Non seulement parce qu’elles remettent en cause la laïcité en général (ainsi par exemple la loi de 2004) mais encore parce qu’elles menacent la liberté des musulmans eux-mêmes de pratiquer librement leur culte, notamment celle des femmes.
C’est là un point essentiel qui nous ramène au début de notre propos et de ce à côté de quoi est passé le président de la République pendant tout son quinquennat : nous ne sommes pas dans un choc ou une guerre de civilisations, nous sommes pris dans un affrontement idéologique contre une vision identitaire, extrémiste, de l’islam, que nous soyons musulmans, d’autres religions ou athées. Et en l’absence de mobilisation politique de tous les républicains, face à cette vision identitaire de l’islam, se déploie une autre vision identitaire, celle d’une civilisation française, blanche, catholique, éternelle et immuable.
Elles sont toutes les deux porteuses d’un danger mortel pour ce que nous sommes, nous Français, au-delà même de la République. À la fois parce qu’en s’affrontant, elles font des dégâts collatéraux très lourds et parce qu’elles révèlent le pire de ce que peut produire l’humanité, et dont nous avons eu dans un passé pas si lointain de terribles exemples."
Lire "Marianne, islam, intégration : François Hollande a laissé se développer les passions identitaires".
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