9 mars 2015
"François Hollande a donné son accord à une proposition de loi permettant à un groupe d’individus de porter plainte collectivement pour « discriminations ». Pour Laurent Bouvet, l’importation de cette procédure américaine est une fausse bonne idée, qui alimentera le communautarisme.
FIGAROVOX : François Hollande a donné son accord à la proposition de Christiane Taubira d’introduire les actions de groupe contre les discriminations en France. Que signifie une telle proposition ? Faut-il y voir un pas de plus vers le modèle multiculturaliste anglo-saxon ?
LAURENT BOUVET : Cette proposition permettrait, si elle suit les recommandations proposées par exemple par la sénatrice Esther Benbassa dans son rapport cosigné avec son collègue de l’UMP Jean-René Lecerf, « La lutte contre les discriminations : de l’incantation à l’action », à des groupes de personnes de porter plainte contre des entreprises ou des collectivités publiques pour discrimination. Cela va dans le sens de ce que demandent des associations communautaristes, comme le CRAN (conseil représentatif des associations noires) par exemple, depuis des années. L’inspiration est clairement américaine puisque des class actions (au sens moderne) pour raison de discrimination raciale sont possibles aux Etats-Unis depuis 1966.
Cette source d’inspiration, et la volonté de transposer dans le droit français ce type d’actions pour des raisons de discrimination, soulèvent plusieurs problèmes. D’abord la question de la frontière entre droit civil et droit pénal puisque les actions de groupe relèvent du droit civil alors que le traitement de la discrimination relève d’abord du droit pénal – la discrimination étant avant tout une atteinte à la personne et ensuite seulement un dommage envers son intérêt. Ensuite celle de la détermination précise des populations concernées, rendue possible aux Etats-Unis grâce à la catégorisation ethnique et raciale de la population par le recensement, ce qui n’est évidemment pas le cas en France. Enfin parce que la possibilité donnée à des associations prétendant « représenter » des groupes en fonction de tel ou tel critère identitaire (ethno-racial, orientation sexuelle, caractéristiques physiques…) d’intenter ce type d’actions ouvre la porte à toutes sortes de dérives et manipulations.
On peut également souligner que la judiciarisation de tout un pan supplémentaire de ce qui, en France, relève traditionnellement du débat et du combat politiques n’est pas nécessairement une bonne idée. On insiste sans cesse sur la diversité, il y a aussi une diversité de traditions nationales et des spécificités dans le lien entre morale, droit et politique dans les différents pays. Cette diversité là en vaut assurément d’autres.
Les class-actions contre la discrimination légitiment-elles le communautarisme ?
LB : En fonction des associations, groupes et collectifs qui pourraient être autorisés à intenter de telles actions, il peut y avoir des risques de communautarisme en effet. Dans les actions de groupe de consommateurs, autorisées en France depuis la loi Hamon, une centaine d’associations agréées sont habilitées en ce sens. Dès lors, quelles pourraient être, au regard des discriminations, les associations agréées ? Devraient-elles être généralistes, on peut penser par exemple à Ligue des Droits de l’Homme ou encore aux syndicats, ou bien également « spécifiques » à telle ou telle groupe identitaire, comme dans le cas du CRAN que l’on citait plus haut à propos des « noirs » ?
Si des associations spécifiques de ce type étaient agréées, les questions de représentativité et d’intérêt à agir soulevées seraient considérables. Le principal risque de communautarisme se situe là. La porte serait ouverte à toutes les entreprises identitaires imaginables. Certaines seraient assurément bien intentionnées et soucieuses de la défense de populations discriminées ; d’autres le seraient sans doute moins et se serviraient de ces actions pour faire valoir et avancer publiquement leur cause. On imagine volontiers, hélas, dans le climat politique actuel en France, ce que cela pourrait donner.
Etant donné que les plaignants vont devoir se définir en fonction de leur appartenance ethnique pour se constituer en groupe, est-ce la porte ouverte à l’introduction de statistiques ethniques en France ?
LB : C’est la logique même d’une telle proposition – notamment celle du rapport Benbassa-Lecerf évoqué plus haut. Comment, par exemple, « repérer » les individus discriminés à raison leur origine ethno-raciale pour les associer dans une action de groupe ? Sinon par l’objectivation juridique des critères identitaires qui les caractérisent ? Et qui d’autre que l’individu lui-même peut déclarer tel ou tel critère de son « identité », comme c’est le cas lors du recensement américain ? On peut donc imaginer sans peine les difficultés qui en découlent : faudra-t-il, par exemple, s’être déclaré, à un moment donné, au préalable, « noir » pour pouvoir s’inscrire dans le cadre d’une action de groupe pour discrimination raciale si l’on estime en être victime de la part de telle entreprise ou de tel service public ? Y aura-t-il un document officiel, un certificat, une attestation… prouvant que vous êtes « noir » ou bien cela dépendra-t-il seulement de la couleur visible de votre peau ? Et si l’on pense à des critères identitaires moins immédiatement visibles, comme l’orientation sexuelle, comment pourra-t-on « prouver » que l’on est homosexuel par exemple et que l’on a été discriminé pour cette raison ?
N’est-ce pas le prix à payer pour lutter plus efficacement contre le racisme ?
LB : Compte tenu des nombreuses difficultés et des effets pervers que cette proposition entraînerait, non. Le prix à payer comme vous dites serait bien plus élevé que le bénéfique qu’on peut en attendre. Une telle proposition soulève de telles questions et nourrit potentiellement un tel contentieux judiciaire – c’est le cas aux Etats-Unis – qu’il n’est pas certain que ce soit un service rendu aux personnes qui sont victimes de discriminations.
On soulignera d’ailleurs, au passage, qu’il n’y a pas de demande dans la population pour une telle solution. Cette proposition est portée politiquement par un nombre très limité de responsables politiques et de groupes d’intérêt.
Comment améliorer efficacement la lutte contre contre le racisme ?
LB : On peut en revanche se pencher sur le renforcement des mesures déjà existantes de lutte contre les discriminations, raciales et sexistes notamment. A travers des procédures comme le testing mis en place par certaines associations, en améliorant le suivi des recrutements dans les entreprises ou encore en développant les moyens du Défenseur des droits. Nous avons déjà en France un arsenal important en la matière, il faut l’améliorer, le renforcer et, surtout, continuer de lutter publiquement contre toute forme de discrimination dans l’espace public. Il s’agit au moins autant d’un combat politique que de dispositifs juridiques."
Lire "Taubira, actions de groupe : une inquiétante dérive communautariste".
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