Laurent Binet, écrivain. 26 octobre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "Pourquoi l’histoire est devenue la discipline la plus honnie des fanatiques religieux".
"Bien sûr, il y a Galilée. Pendant longtemps, on a pu croire que, de tous les savoirs, c’était la science qui incarnait pour la religion l’ennemi numéro un, parce que les sciences dures n’en finissaient pas de contredire implacablement les fables de l’Eglise. Astronomie : non, la Terre n’est pas au centre de l’univers. Biologie : non, l’homme ne descend pas d’Adam et Eve. Chimie : non, la silhouette du corps du Christ n’a pas pu s’imprimer sur le Saint-Suaire puisque le drap date en réalité du XIVe siècle, etc.
L’islam est-il, comme on le raconte parfois, historiquement plus ouvert à la science que ne l’a été le christianisme ? En tout cas, le terroriste islamiste qui a assassiné Dominique Bernard à Arras ne cherchait pas à tuer un prof de maths. Il a tué un prof de lettres. Mais d’après le témoignage du prof de philo qui a assisté à la scène, il cherchait un prof d’histoire. Pourquoi cibler cette matière précisément ?
La réponse la plus simple est que Samuel Paty était prof d’histoire, et que le jeune assassin cherchait sans doute à inscrire son geste dans la continuité de ce premier meurtre. Mais elle n’est peut-être pas suffisante. Il y a vraisemblablement une raison, évidente au fond (même si elle n’a pas été forcément conscientisée par les très jeunes auteurs de ces deux proficides [1], pour laquelle, plus que la science, plus que la philosophie, plus que la littérature et ses impertinences, l’histoire est devenue la discipline la plus honnie des fanatiques religieux.
C’est que l’histoire inscrit l’homme dans le temps. Or, l’idée même de Dieu s’accommode très mal de toute temporalité. Où était Allah avant le VIIe siècle ? Qu’attendait Dieu pour envoyer son fils sur Terre pendant les 3 000 ou les 300 000 ans qui l’ont précédé ? Pourquoi Yahvé ressemble-t-il autant à certaines divinités égyptiennes, sinon parce qu’il n’en était au départ qu’une déclinaison parmi d’autres ? En d’autres termes : pourquoi avoir autant tardé à se manifester, au lieu de s’imposer dès l’aube des temps, avec la force de l’évidence, à toute l’humanité ?
Pourquoi Dieu tout-puissant aurait-il toléré ces siècles, ces millénaires de paganisme débridé, sinon parce qu’il n’avait pas encore été inventé ? Et voilà le danger de l’histoire. L’histoire révèle Dieu pour ce qu’il est : une création humaine, souvent même assez précisément datée dans le temps. L’histoire des religions recense des milliers, des dizaines de milliers de dieux divers et variés, parmi lesquels un nombre non négligeable de dieux uniques. Le Dieu de nos religions monothéistes est censé être absolu mais, justement, l’histoire relativise : il y a là une incompatibilité irréconciliable.
Blasphème
Quant aux dogmes, la remise en question est encore plus frontale : on sait, grâce aux recherches historiques les plus documentées, que les livres sacrés, loin d’avoir jailli d’une révélation fulgurante, se sont laborieusement constitués à l’issue d’une longue sélection au cours de laquelle ont été recalés, ici ou là, des évangiles « apocryphes » ou des versets « sataniques ». Là encore, c’est l’historicité avérée des textes qui ruine la fable de leur origine divine : ce n’est pas Dieu qui a décidé de ce qu’on gardait ou de ce qu’on jetait dans la Bible, mais tel ou tel pape, tel ou tel concile, au fil des siècles. (Certains apocryphes étaient d’ailleurs encore présents dans la Vulgate au Moyen Age. Ce qui était vrai pour le croyant d’hier ne l’est donc plus pour le croyant d’aujourd’hui. On n’est pas plus brouillon.)
Bref, voilà ce que nous apprend l’histoire : les dieux sont mortels, et pour cause. Aucune parole n’est jamais tombée du ciel. Dieu est au mieux un symbole, une allégorie, l’expression d’un surmoi collectif fondé sur des mythes que l’anthropologie structurale nous a appris à repérer et à classer. Rien de plus. Pour le « vrai » croyant, celui pour qui toute remise en cause du dogme auquel il adhère constitue une offense impardonnable (une « blessure », disent certains), l’affaire est donc assez grave. On voit comment le blasphème en l’état est constitutif de la discipline historique même : à trop fouiller dans le passé, on en vient vite à remettre en question l’éternité.
Le crime de Salman Rushdie était d’avoir voulu imaginer l’ombre d’un doute chez l’ange Gabriel. Le crime de « Charlie Hebdo » était d’avoir voulu se moquer des aspects ridicules et rétrogrades des religions. Le crime de Samuel Paty était déjà peut-être d’une autre nature : avoir cru qu’on pouvait, de nos jours, débattre posément de ces questions. Le crime de Dominique Bernard est d’avoir courageusement voulu s’interposer. Mais le crime de l’histoire est, d’une certaine manière, plus fondamental. L’étude de notre passé ne fait que pointer cette vérité aveuglante, vertigineuse : tout se joue entre nous. Aucune autorité surnaturelle ne nous dicte notre conduite. Nous nous inventons des chimères pour justifier nos actes, mais nous décidons seuls, comme des grands, si nous voulons la paix ou la guerre, la civilisation ou la barbarie, l’amour ou la haine, la solidarité ou la domination, le pardon ou la vengeance, la résistance ou la soumission, le partage ou l’exploitation, le climat ou les profits, etc.
Assassins de l’histoire
Naturellement, on ne peut pas ignorer que l’attaque au lycée d’Arras est survenue juste après le début des représailles contre Gaza, et l’on peut supposer que c’est la situation au Proche-Orient qui a précipité le passage à l’acte de l’assassin. Mais on peut aussi remarquer que celui-ci n’a pas crié « Palestine vaincra ! ». Il a crié « Dieu est grand ». Le lien que ce jeune originaire d’Ingouchie [province russe attenante à la Tchétchénie] s’est imaginé avec le Hamas n’est pas un lien politique ni ethnique (et pourquoi le serait-il ?) mais religieux : en l’occurrence, le jeune homme s’est visiblement accordé avec le Hamas pour décider (sur la foi de leur livre sacré) que leur Dieu commun non seulement autorise le massacre de mécréants, mais l’encourage.
Peu importe que Dominique Bernard n’ait rien eu à voir, ni de près ni de loin, avec les bombardements sur la bande de Gaza ou la colonisation de la Cisjordanie. Peu importe qu’il ait été prof de lettres ou d’EPS ou agent d’entretien ou aide-cuisinier. Il représentait un obstacle sur la route du criminel qui était venu pour tuer un symbole, une idée, moins ou peut-être plus qu’une idée, une démarche, une méthode, parce que ceux qui pratiquent la méthode historique n’ont de cesse (souvent sans le vouloir et parfois même à leur corps défendant, d’ailleurs) de désacraliser ses croyances. Après les assassins de la mémoire dont parlait Pierre Vidal-Naquet, voici donc venu le temps des assassins de l’histoire.
Attention ceci dit à ne pas rendre ce constat trop abstrait. Certes, ce sont des visions du monde qui s’affrontent. Mais ce sont des humains qui reçoivent les coups de couteau, et qui meurent. L’histoire aussi a ses martyrs, désormais. Voilà finalement un point commun inattendu avec la religion, qui, cependant, ne gommera jamais leur différence radicale. Dans la taxinomie académique, la discipline de l’histoire appartient à une catégorie décidément antinomique à toute religion qui n’a pas su ou pas voulu se déconstruire : les humanités."
[1] On distinguera de ces deux meurtres celui d’Agnès Lassalle, prof d’espagnol tuée en plein cours le 22 février à Saint-Jean-de-Luz, parce que, dans ce cas, l’agresseur n’avait pas témoigné de motivations religieuses.)
Voir dans la Revue de presse les dossiers Assassinat de l’enseignant Dominique Bernard à Arras (13 oct. 23),
Profs menacés dans Atteintes à la laïcité à l’école publique, Ecole : Histoire dans Ecole : programmes, dans la rubrique Ecole (note de la rédaction CLR).
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