Revue de presse

Kamel Daoud : « L’Israélien sert à détester le Juif avec une « bonne » excuse » (Le Point, 8 août 24)

(Le Point, 8 août 24). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020 11 août 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Kamel Daoud, Houris, Gallimard, 15 août 2024, 416 p., 23 €.

"L’écrivain et chroniqueur du « Point » publie son deuxième roman, « Houris » (Gallimard), un monument littéraire qui brise enfin le tabou de la guerre civile algérienne.

Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain et Valérie Toranian"

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Lire "« Mon Algérie » par Kamel Daoud" et "Kamel Daoud : « Je sais qu’un pays peut s’écrouler facilement »"

"[...] Est-ce un hasard si vous avez pu l’écrire seulement en France ?

On n’écrit pas un livre sans un sentiment de liberté. La dictature commence au ventre comme une crampe, elle n’est pas seulement politique, elle n’est pas juste un régime, c’est une atmosphère. Celui qui vous diffame sur Internet, vous insulte, vous décourage, vous assène : « Ce que tu dis est vrai, mais il ne faut pas l’écrire dans Le Point », tout cela fait partie de la dictature. [...]

Tous ces débats, ces compromissions sur le voile, le féminisme… ce que vous vivez en France, en Occident, en matière de compromis avec l’islamisme, c’est un remake, nous l’avons vécu sur une échelle de dix ans, depuis les premières illusions des intellectuels à Alger qui, au nom de la démocratie, soutenaient les islamistes. En France, quand on vient d’Algérie, pour ceux de ma génération, on a l’impression d’être des revenants. Les revenants n’ont pas de mains, on parle peu, alors on suggère, on avertit, mais on ne peut pas changer les choses. Ce qui s’est passé en Algérie, c’est un 11 Septembre long de dix ans, qui n’a pas été filmé, qui a été effacé, que le monde ne connaît pas. Ce roman, je le voulais comme une brèche pour qu’on se souvienne que les choses se sont passées ainsi. Et risquent de se passer ainsi ailleurs. [...]

Mais les Palestiniens, ils sont où ? Même ceux qui se prétendent palestiniens, ils sont syriens. Donc le Palestinien lui-même, celui qui devrait parler, il est où ? On parle à sa place. Il est le ventriloque éternel. C’est une cause occupée dans son histoire et dans sa géographie. Occupée par les colons juifs israéliens dans les colonies sauvages. Par les Syriens. Par les Égyptiens. Par les « Arabes » et, surtout, par l’internationale islamiste. Le Palestinien Mahmoud Darwich, avec une lucidité incroyable, ne disait pas autre chose à une poétesse israélienne : « Je suis célèbre parce que vous êtes célèbre. Parce que si mon pays avait été occupé par le Pakistan, personne n’aurait entendu parler de moi. » Dans un autre texte, il écrivait : « Mais à quel moment allons-nous être libres de la Palestine ? » Au fond, il y a une pensée magique, une pensée judéophobe qui a été réactivée et qui est maintenant lâchée comme une grenade. La guerre enferme les Palestiniens et les Israéliens dans un enfer. À la fin, ce sont eux qui meurent. Quant à nous, nous changeons seulement de chaîne ou nous scrollons sur les fils numériques. Nous sommes tous nécrophages, nous les utilisons comme prétextes. L’Israélien sert à détester le Juif avec une « bonne » excuse et le Palestinien nous sert, de l’autre côté, à refuser le monde et l’universalité avec un « bon » prétexte. [...]"

J’ai évacué beaucoup de choses du roman parce que je me suis dit que les gens ne me croiraient pas. Vers la fin de la guerre civile, le mouvement islamiste armé a éclaté en mille sectes. L’une d’elles se désignait comme Al-Ghadibouna Ala-Allah, « les coléreux contre Dieu ». Ils se coupaient l’index, celui qui désigne Dieu au ciel pendant la prière, racontait-on. Les confins de l’absurde sanguinaire, de la psychose collective. On était dans une hystérie sectaire du Moyen Âge où des gens tuaient parce qu’ils étaient en colère contre Dieu, qui ne leur avait pas donné la victoire. Cette violence était de l’ordre symbolique du suicide. À Had Chekala, ils ont tué les femmes, les hommes, les enfants, les chèvres, les vaches, les chiens, les poules. Tout ce qui respirait a été décapité. Au-delà du fait de tuer, ils morcelaient les corps, les profanaient. Une violence au-delà de la violence. Quelque chose de l’ordre de l’indistinct, qui ne se disait pas. Une dramaturgie à huis clos. Ce tabou du silence et du mensonge vaut aussi pour les élites algériennes venues s’installer en France durant et après cette guerre, car ils ne vous parlent que de la rente mémorielle décoloniale. [...]

Peut-être parce qu’il y a eu des compromissions ou des aveuglements des intellectuels et des journalistes français sur cette guerre ?

Il y a eu beaucoup de compromissions passives, d’illusions, d’indulgences. J’appellerais ça l’effet de biais de l’exotisme intellectuel. Les ruptures politiques dans les pays décolonisés sont toujours perçues en France à travers un exotisme journalistique. Les gens affirmaient que ce n’étaient pas les crimes des islamistes, mais ceux du régime, qu’on mentait… Très peu de voix racontaient la vérité, allaient sur place, interrogeaient les muets, au-delà des cercles urbains égocentriques d’Alger. La plupart des médias en France ont été pris en otage par les intellectuels du décolonialisme et leurs sigles politiques. La méconnaissance l’a emporté. Accentuée par la méconnaissance de la langue arabe, les difficultés pour obtenir des visas et accéder à l’Algérie profonde. On a distribué les rôles de victimes (les islamistes), de coupables (le régime) et de martyrs (les militants hyperurbains), ce qui a donné un narratif où les djihadistes devenaient des anges spoliés de leur victoire électorale en 1992. [...]

Les choses sont-elles vraiment figées, ou y a-t-il des raisons d’espérer ?

Aujourd’hui, l’Algérie subit un processus d’islamisation de l’exercice politique qui va aboutir à une sorte de deal à l’iranienne : un accord entre un centre militaire dur qui se maintiendra toujours au pouvoir et un corps social déjà islamisé. J’ai grandi dans des villages où il y avait le maire et le chef de brigade, puis, pendant la guerre civile, il n’y a plus eu que le chef de brigade, et maintenant, c’est l’imam. On vient d’ouvrir la grande mosquée d’Alger, en nommant par décret un imam dont le statut est quasiment supérieur au ministre. Un jour, il aura le pouvoir. Il s’opère une « ayatollahisation » de l’État. Les islamistes ont retenu la leçon qu’il ne fallait pas affronter ce régime, qui les avait militairement vaincus, qu’il fallait y aller tout doucement. [...]

Voilà pourquoi, en France, la question du foulard, apparemment anecdotique, a été et demeure centrale pour les islamistes ?

L’islamisme en Europe s’est développé avec une ingénierie propre et redoutable, qui sait où taper, comment culpabiliser, faire la jonction entre le colonial, le décolonial et l’islamisme. Les islamistes investissent la communication et la propagande d’une manière efficace. En France, ils ont réussi avec l’école, le milieu associatif et sportif. Comme en Algérie. Ils choisissent leurs combats de manière ciblée. Par exemple, le voile dans l’administration. L’État leur a dit non pour certaines administrations. Ils ont répondu d’accord. Mais ils ont obtenu qu’une femme puisse porter le voile sur la photo d’identité de sa carte professionnelle. Vous voyez comment ils grignotent… J’ai vu arriver la même stratégie en France pour la carte professionnelle journalistique. Ils sont très forts. [...]

Si on regarde ce qui se passe en Belgique, il y a de quoi craindre de voir émerger un émirat au cœur d’une Europe contrite et aveuglée par la culpabilité et la lâcheté… [...]

Comment analysez-vous la montée de l’antisémitisme en France ?

Selon moi, à l’extrême droite, il y a toujours eu un canal historique de l’antisémitisme. À l’extrême gauche il était dormant, ou bien habilement travesti en universalisme sous monopole. La peur et la haine ont réveillé tout cela. Les grandes causes attirent souvent les petits esprits qui y travestissent leurs haines secrètes en indignations ou rébellions contre l’ordre. S’élever contre la guerre à Gaza ? C’est une indignation noble. Mais alors il faut le faire aussi pour le Soudan, la Syrie saignée, le Yémen. Au fond, qu’est-ce qui s’est passé après le 7 Octobre et même avant ? On a pris prétexte de quelque chose qui est de l’ordre de l’humain, défendre les vies à Gaza, pour dédouaner quelque chose d’inhumain, l’antisémitisme, et l’affranchir du tabou, ou bien, comme on dit en France, le « décomplexer ». Réveiller les vieux démons ne sera pas sans conséquences. Les Juifs de France le savent et ils ont peur. Ils savent de quoi il s’agit. [...]

Les Palestiniens, ils sont où ? Même ceux qui se prétendent palestiniens, ils sont syriens. Donc le Palestinien lui-même, celui qui devrait parler, il est où ? On parle à sa place. Il est le ventriloque éternel. C’est une cause occupée dans son histoire et dans sa géographie. Occupée par les colons juifs israéliens dans les colonies sauvages. Par les Syriens. Par les Égyptiens. Par les « Arabes » et, surtout, par l’internationale islamiste. Le Palestinien Mahmoud Darwich, avec une lucidité incroyable, ne disait pas autre chose à une poétesse israélienne : « Je suis célèbre parce que vous êtes célèbre. Parce que si mon pays avait été occupé par le Pakistan, personne n’aurait entendu parler de moi. » Dans un autre texte, il écrivait : « Mais à quel moment allons-nous être libres de la Palestine ? » Au fond, il y a une pensée magique, une pensée judéophobe qui a été réactivée et qui est maintenant lâchée comme une grenade. La guerre enferme les Palestiniens et les Israéliens dans un enfer. À la fin, ce sont eux qui meurent. Quant à nous, nous changeons seulement de chaîne ou nous scrollons sur les fils numériques. Nous sommes tous nécrophages, nous les utilisons comme prétextes. L’Israélien sert à détester le Juif avec une « bonne » excuse et le Palestinien nous sert, de l’autre côté, à refuser le monde et l’universalité avec un « bon » prétexte. [...]

Vos grands-parents ne vous racontaient jamais la vie d’avant ?

Mon père m’a raconté deux histoires. Chaque matin, le colon le plus riche du village engageait 20 ouvriers. Une centaine se présentait, dont mon père ; il fallait être là-bas très tôt le matin, à quelques kilomètres. Un voisin, qui avait un vélo, était toujours recruté. Mon père, non. Alors, un jour, où il avait trop faim, il a fini par se lever à 3 heures du matin pour aller crever les roues de son vélo, il avait 12 ans. Il m’en a parlé jusqu’à sur son lit de mort. Avec humour, mais aussi une pointe de culpabilité étonnante. L’autre histoire se déroule à l’école où mon père était l’un des deux seuls élèves arabes. L’instituteur, français, leur achetait des livres, des chaussures, en leur demandant de ne rien dire aux parents des Français s’ils posaient une question sur leur provenance. La période était complexe. Le passé a deux visages, il est complexe. [...]"


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