Revue de presse

K. Daoud : "C’est ce qui fait peur : cette radicalité organisée, cette pensée unique policière" (Le Point, 18 juil. 24)

(Le Point, 18 juil. 24). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020 21 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "La tentation du Venezuela".

Relire (oui, encore) 1984 d’Orwell. Par passion, par admiration éternelle, mais également pour garder la bonne distance avec les grandes tentations nationales : « Ils adoraient le parti et tout ce qui s’y rapportait : les chansons, les processions, les bannières, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l’aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C’était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis. » On croirait le commentaire désabusé d’un électeur français face aux Insoumis. Mais d’abord une question : qui a gagné les élections législatives du 7 juillet ? Au Royaume-Uni, on le sait, chiffres à l’appui du réel : les travaillistes, avec 412 sièges sur 650.

Et en France ? Un peu tout le monde, selon chacun. Une sorte de nucléarisation de la famille législative régnante qui paralyse, pétrifie le « peuple » et incite chacun à imaginer qu’il est le sauveur ou le trépassé bavard. La politique postélectorale s’exerce d’ailleurs avec cette rancune exclusive, cette haine profonde des différences. Elle fait croire qu’on peut prendre le pouvoir avec la minorité écrasante des Insoumis ou l’alpinisme lent et certain du RN, ou simplement parce qu’on décroche un siège avec un dossier moelleux pour le dos. Alors, qui a gagné, puisque personne n’est majoritaire ? Voici une possible réponse : le parti unique avec son incarnation du « Moi, le Suprême ». Cette pensée unique reste le grand vainqueur du moment, magique, médiatique, onirique, mais violente comme les songes des éconduits en amour et en prêt d’argent.

Gouverner, c’est cohabiter

C’est en effet une grosse tentation française aujourd’hui que de réinventer le bolchevisme par le prolétaire « arabe immigré » et la pureté par le Français imaginaire, ou la « grande cause » par la « palestinisation » populiste de la France.

Dans ce vacarme médiatique désespérant, on a fait oublier, ingénument, que gouverner, c’est cohabiter, et que disposer d’une majorité n’est qu’une solution de confort, parfois miraculeuse. La réalité pathologique immédiate, c’est surtout cette réinvention du « parti unique français ». Chacun veut l’incarner et en être l’instigateur, diriger le pays d’une main de fer avec l’aide d’un gang de velours. On veut le pouvoir totalitaire, au nom du « salut » ou par l’invasion de Matignon, version de l’invasion du Capitole des États-Unis, ou en mobilisant ces petites dictatures périphériques des démocraties occidentales que sont les grands syndicats. C’est ce qui fait peur : cette radicalité organisée, cette pensée unique policière, cette clameur de l’unanimité qui souhaite tout dévorer sur son passage. On s’habille de manteaux verts, de keffiehs, en cache-misère, en cravate bleu gauloise, mais c’est toujours l’uniforme sublimé.

La possibilité d’un parti unique

La sourde tentation du parti unique arrive, dans l’histoire d’une nation, quand cette dernière réclame de se tuer pour ne pas avoir à se fatiguer excessivement. C’est la loi allemande sur le parti unique de 1933, dite « loi contre la formation de nouveaux partis ». C’est l’avant-garde du prolétariat léniniste, c’est la police secrète, l’anathème avant les procès staliniens, c’est la rage et les brigades clandestines, c’est l’encanaillement du vrai et la brutalisation du réel. Entre-t-on dans l’ordre du morbide en France ? Oui. Peut-être que la France se veut ainsi, tentée par la scarification, le suicide, l’autorité, le coup d’État et la purge. On rééduquera culturellement les quelques millions qui ont voté Bardella, ou bien on placera dans des camps les binationaux qui ne se coupent pas une main en signe de fidélité aux racines.

Au-delà des jeux de mots, c’est ce qui fait peur : la possibilité d’un parti unique en France. Par l’ampleur des foules, par le coup d’État médiatique permanent, par la pensée magique identitaire (le Français pur), ou par le chavisme haineux : voilà comment la vénézuélisation de la société s’opère. Cette tentation est vigoureuse aujourd’hui : elle promet du confort en échange d’une démission, de la simplicité en échange d’un outrage, et du pouvoir par le « tout à l’ego » et le plaisir des barricades.


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