Note de lecture

"#JeSuisMila" : Eh oui, il est nécessaire en France, en 2020, de rappeler qu’on peut critiquer les religions (E. Marquis)

par Eric Marquis. 3 décembre 2020

[Les échos "Culture (Lire, entendre & voir)" sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Collectif, #JeSuisMila #JeSuisCharlie #NousSommesLaRépublique. 50 personnalités s’expriment sur la laïcité et la liberté d’expression, éd. Seramis, 2020, 144 p., 7,90 e.

JPEG - 10.1 ko

« J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent », lançait Charb, directeur de Charlie Hebdo [1], trois ans avant d’être assassiné, avec la plupart de ses collègues, par des islamistes.

Il avait encore sous-estimé l’ampleur des dégâts. Désormais on ne se tait pas : on approuve ! En janvier dernier, Mila, une adolescente de 16 ans, est soumise à un tsunami d’insultes et de menaces pour avoir, sur les réseaux « sociaux », critiqué l’islam. Comment croyez-vous qu’ont réagi les pouvoirs publics, garants de la libérté d’expression ? « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave », déclare Nicole Belloubet, ministre de la Justice, garde des Sceaux (Europe 1, 29 janvier). Puis ce furent des variations sur le même thème de Ségolène Royal, Fabien Roussel (n°1 du PCF), Damien Abad (président des députés LR)...

Lila, menacée dans son propre lycée, a dû être déscolarisée, tandis qu’aucune sanction n’a été prise contre ses agresseurs [2]. En février, « sachant que les lâches se jettent sur la proie isolée » (selon les mots de Nidra Poller), 50 personnalités se réunissent « pour élargir la cible » dans un ouvrage collectif.

Eh oui, il est nécessaire en France, en 2020, de rappeler qu’on peut critiquer les religions. Mme Belloubet, professeur de droit public, ancienne membre du Conseil constitutionnel, ignorait-elle que le « délit de blasphème » n’existe pas en France ? « La République fait une distinction nette et claire entre le fait de se moquer des individus en raison de leur foi – ce qui constitue un délit puni par la loi – et le fait de se moquer des religions, qui est un droit ne connaissant ni limites, ni entraves » (Amine El Khatmi).

Mais non, pas si bête, les accusateurs de Mila ne s’attaquent pas de front, explicitement, à la liberté d’expression. Non, l’argument, c’est que Mila a « choqué ». « En France, il nous faut, désormais, compter avec les zélés des "bonnes manières" » (Djemila Benhabib). C’est la « dictature des susceptibilités » (Aurélien Marq). Mais, dès lors que j’exprime une opinion sur n’importe quel sujet, est-ce que je ne risque pas d’ « heurter la sensibilité » de ceux qui sont d’un autre avis ? « Le respect évoqué en permanence n’est pas du tout respectueux lorsqu’il veut faire disparaître, au sens propre comme au sens figuré, toute contradiction » (Marika Bret). En vérité, ceux qui (comme Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman) « prétendent que Mila l’a bien cherché ont la meme attitude que ceux qui, sans désemparer, viennent vous expliquer qu’une femme a été violée en raison d’une tenue provocante » (Mario Stasi).

« Quant aux féministes, jamais en retard pour protester chaque année contre le concours Miss France, présenté comme une abomination contre le droit des femmes à disposer de leur corps, elles se sont faites beaucoup plus discrètes, oscillant entre silences gênés et circonvolutions sémantiques pour donner autant raison à l’accusation qu’à la défense » (Amine El Khatmi). Pourquoi donc, face aux insultes sexistes et homophobes, la grande majorité des organisations féministes et LGBT se sont-elles à cette occasion distinguées par un silence assourdissant ?

Parce que les agresseurs de Mila se réclamaient de l’islam ? On voit bien comment le concept très en vogue d’« intersectionnalité » des luttes cache difficilement les vraies hiérarchies. « En France comme en Europe, on peut se moquer du pape, de Jésus, de Moïse, du dalaï-lama, du bouddhisme, de l’hindouisme, mais dès qu’on s’approche de la religion du Prophète, une peur sacrée s’empare des esprits » (Pascal Bruckner). Ainsi, ceux qui se disent de gauche « auraient-ils osé considérer les débats de 1905 comme un racisme contre les catholiques ? » (Guillaume Lacroix).

Or, « c’est le plus mauvais service que nous pourrions rendre à nos compatriotes de confession musulmane que de leur faire croire qu’en protégeant le Coran, qu’en épargnant leur Dieu de toute forme de critique ou de caricature, on les protègera du racisme, du rejet et de la stigmatisation. Car ce que recherchent les islamistes, c’est précisément de créer un isolat des musulmans de France, de les écarter du reste de la société, de leur dénier la citoyenneté de plein exercice » (Mario Stasi).

Comment s’inscrit l’« affaire Mila » dans la longue durée ? « Combien faudra-t-il encore de morts pour que le nuage obscurantiste qui a recouvert insidieusement notre pays s’estompe ? Depuis Salman Rushdie, depuis le collège de Creil, en 1989 aussi, que de reculs, d’abandons, de renoncements » (Philippe Foussier). Mais alors, oubliée la grande mobilisation du 11 janvier 2015, après le massacre chez Charlie ? On peut le penser : la liste des attentats s’est allongée, « les discours des islamistes et de leurs ouvreurs de porte décoloniaux refirent surface, poussés par des médias relativistes considérant que toutes les opinions se valent. Quant aux Kouachi, les assassins de Charlie Hebdo, ils avaient gagné : plus personne n’osait caricaturer Mahomet » (Nicolas Moreau).

« Dans le tableau de bord de notre monde actuel se dessine un chaos briseur de rêves et s’écrit une forme d’abdication en réponse à la peur » (Marika Bret). On songe à Soumission, le roman de d’Houellebecq, dont discutait la rédaction de Charlie quelques minutes avant d’être décimée. « Le gouvernement a plié, la foi a vaincu la loi dans les faits et Mila paye la note de cette trahison » (Céline Pina). Sombre état des lieux.

« La France est en état d’urgence républicaine » (Guillaume Lacroix). Les laïques ne peuvent pas rester les bras ballants. « Au-delà de sa personne, Mila pourrait être le révélateur du sursaut nécessaire. Ou de la lâcheté. Le choix de la lacheté, à coup sûr, serait le plus beau cadeau fait à l’extrême droite, qui l’attend avec gourmandise, qui s’en repaît déjà depuis quelques décennies » (Philippe Foussier).

Que faire ? comme disait l’autre. Les contributeurs esquissent au moins deux pistes.

D’abord, l’éducation. « Nous devons éduquer : sans relâche et en responsabilité, une éducation pour former des consciences, une conscience critique et libre qui sait prendre de la distance, une éducation pour faire naître des consceinces libres et ne pas avoir à imposer une répression » (Agnès Firmin Le Bodo). C’est un « immense travail de pédagogie qu’il nous faut mener auprès des jeunes générations d’enfants d’immigrés musulmans qui, élevés dans l’idée d’une supériorité de leur religion sur les valeurs de la République, ne comprennent pas qu’au nom de la liberté d’expression leur religion soit moquée et leur prophète ne serait-ce même que représenté, ce qu’interdit l’islam » (Amine El Khatmi).

Ensuite, l’unité d’action des laïques. Divisés en de multiples chapelles, ils se chicanent sur tel ou tel point, alors que nos adversaires, eux, avancent groupés. « Il nous revient d’isoler le plus petit commun dénominateur commun parmi toutes nos divisions. Plus tragiquement exprimé, il nous faut former le dernier carré afin de résister aux assauts des nouvelles barbaries » (Eric Naulleau).

Eric Marquis

[1Remise du Prix de la Laïcité, 8 octobre 2012, Hôtel de ville de Paris.

[2"Affaire Mila" : il faut des sanctions disciplinaires (Lettre du Collectif laïque national à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, 21 fév. 20) ; "Affaire Mila : « face à la terreur », les parents dénoncent l’inertie de l’école" (lepoint.fr , 17 juin 20).



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales