9 janvier 2008
"Vous avez dirigé trois journaux, dont deux que vous avez créés. Comment analysez-vous la crise sans précédent que traverse aujourd’hui la presse écrite ?
On oublie souvent que c’est un phénomène plus général encore. Sur les dix dernières années, la baisse d’écoute des télévisions et des radios est aussi très frappante. C’est une crise cataclysmique, le mot n’est pas trop fort. Les gens ne s’en rendent pas toujours compte car cette crise a été progressive. Mais si nous étions dans une pure économie de marché, il n’y aurait plus de quotidiens. C’est une crise de la démocratie, la télévision étant par ailleurs contrôlée par le pouvoir, soit en raison des liens d’amitié du patron de TF1 avec Nicolas Sarkozy, soit parce que la télévision publique est une télévision d’Etat.
Vous dites qu’il faut "tout repenser" dans la presse. De quelle façon l’entendez-vous ?
Il faut tout remettre à plat. D’abord sur un plan technique : il n’y a pas de concurrence dans l’imprimerie et les coûts d’impression sont très chers. Malgré tous les efforts des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), le prix de distribution est trop élevé. Quand j’explique à des industriels le pourcentage qui passe dans la distribution, ils sont effarés. Idéologiquement, je suis favorable au système coopératif des NMPP, qui permet à tous d’être distribué partout. Mais c’est parce que Marianne a quitté les NMPP (début 2000) que nous nous en sommes sortis : 8 millions de francs (1,3 million d’euros) de coûts en moins sur une année ! Enfin, tous les ans, on nous explique qu’on va rouvrir des kiosques. Or, tous les ans, il y en a de moins en moins.
Mais les gens lisent la presse gratuite...
Ah, parlons-en ! Si un boulanger décrétait qu’à partir de demain, il distribuera des baguettes gratuites, dès le lendemain, ce serait interdit par la commission de la concurrence. Pourquoi n’y a-t-il qu’un produit dans notre société libérale, la presse, qui peut être gratuit sans que la commission de la concurrence intervienne pour concurrence déloyale ? Quelque part, le journal est identifié à un tract et il est distribué comme tel... Comment une profession malade a-t-elle pu accepter cette profusion de journaux gratuits ? C’est une folie !
N’est-ce pas aussi une crise du contenu de la presse ?
La presse a beaucoup perdu en abandonnant la polémique. Quand j’ai débuté, il y avait 13 ou 14 quotidiens, d’obédiences politiques très différentes, qui s’invectivaient entre eux, créaient des polémiques internes. Les gens achetaient avec leur quotidien une patrie de substitution, une bulle idéologique. Aujourd’hui, le consensus général est mortifère. On n’a pas assez analysé le phénomène qui a eu lieu à Libération au lendemain du référendum sur la Constitution européenne, lorsque Serge July a injurié, dans son éditorial, ses lecteurs qui avaient voté "non". C’était courageux de la part de July de rester favorable au "oui". Mais on n’injurie pas ses lecteurs.
Regardez à la présidentielle : 19 % des électeurs ont voté Bayrou. Libération, Le Figaro, Le Monde ont pris position contre Bayrou. Or, ces 19 % représentent 30 % des lecteurs de journaux. De la même façon, on voit aujourd’hui des cheminots qui ne veulent plus lire la presse, des étudiants qui ne veulent plus la lire... La gauche sociale n’a plus de journaux, les centristo-démocrates chrétiens, les gaullistes non plus, etc. Et voilà comment on perd des lecteurs.
Ajoutez à cela une crise du marché publicitaire, et la presse n’a plus de revenus...
Arrêtons-nous là-dessus, parce qu’à mes yeux, les deux sont liés. On a eu un moment, il y a quinze ans, où les recettes publicitaires étaient très hautes, juste au moment où débutait l’érosion des ventes. Les journaux, surtout les magazines et les hebdomadaires, ont pensé que l’important était d’avoir des recettes publicitaires. Dans certains hebdomadaires, les recettes publicitaires ont atteint 80 % des recettes globales. On a donc gonflé artificiellement les ventes pour justifier les tarifs de vente des pages de publicité. Quand on arrive à vous offrir pour un abonnement un stylo, une petite chaîne hi-fi et une montre, les gens n’ont plus le sentiment d’acheter un magazine pour ce qu’il est. Surtout, cela a modifié les contenus.
Nous avions fait un audit à Marianne pour comprendre pourquoi les annonceurs ne venaient pas. Ils voulaient une nouvelle maquette, enlever les rubriques de faits divers et de brèves que l’on appelait "Tu l’as dit bouffi", trop peu chics pour la pub. Faire un cahier économique alors que les gens veulent de l’économie dans l’info, pas en cahier. Le rapport disait aussi : "Vous défendez le petit commerce contre la grande distribution, donc ne vous attendez pas à avoir de la pub de la part de celle-ci..." Or ce que les annonceurs veulent pour faire de la pub, les lecteurs n’en veulent plus.
Faut-il aussi repenser la façon de faire du journalisme ?
Cela me fait mal de le dire, mais nous allons devoir changer notre mode d’écriture. Il y a un type de phrase qui est mort. Je le regrette, parce que je suis d’une génération qui aime ces phrases cicéroniennes, c’est-à-dire une phrase construite, longue, avec des incidentes. Il faut des phrases plus courtes. Mais surtout intégrer que tout accident grammatical rend la phrase moins accessible. S’il y a huit ou neuf mots après le sujet, eh bien il faut répéter le sujet. Les gens ne connaissent plus beaucoup des mots que nous employons.
Il faudrait donc appauvrir son vocabulaire et ses références ?
Oui, car beaucoup de gens de moins de 40 ans n’ont plus les références d’avant. Je reçois des lettres de lecteurs qui me disent qu’ils ne comprennent pas tout ce que j’écris. J’avais parlé du boulangisme, en référence au général Boulanger, ils pensaient que j’évoquais un pâtissier. J’ai écrit : "C’est une division du monde à la Yalta." Mais qui sait encore ce qu’est Yalta ? Je suis catastrophé que les jeunes ne connaissent plus l’histoire, mais il faut bien en tenir compte. Les journalistes sont furieux qu’on leur dise cela. Mais on ne doit pas faire comme les marxistes qui décrivent la réalité comme ils voudraient qu’elle soit, il faut s’adapter à elle.
Les politiques scénarisent leur communication. Les journalistes doivent-ils scénariser leurs articles ?
Oui, sans doute. Il y a trente ans, lorsque j’étais grand reporter, j’adorais écrire un feuillet de description. Aujourd’hui, s’il n’y a pas eu une action dans les trois premières lignes, le lecteur décroche. On est dans une société de mise en scène. Il faut donc nous y faire, nous aussi. Et écrire des romans à côté, si on veut faire des descriptions. Enfin, on ne peut plus avoir des journalistes spécialisés pendant cinq ou dix ans sur une même rubrique.
Mais certaines matières réclament une expérience ! Il n’est pas possible de se lancer du jour au lendemain dans une investigation financière. Si vous empêchez la spécialisation, vous appauvrissez les enquêtes.
Ce n’est pas faux. Mais il faut un système qui permette que le type spécialiste des finances aille tous les trois mois faire un reportage social ou en banlieue. Sinon, les gens ne liront plus des papiers désincarnés qui ne prennent pas en compte les autres dimensions d’une réalité. Enfin, il faut mettre en valeur les talents et les signatures tout en repensant la structure de nos journaux.
C’est-à-dire ?
La hiérarchie de nos journaux est féodale, en pyramide. Cela induit un comportement tribal : lorsque le journal se casse la figure, c’est la faute du patron. Eh bien, parfois, c’est de la faute des rédactions. J’ai vu au Matin une rédaction qui s’est suicidée à cause de ses luttes de clans. Il faut sortir de la violence interne. Les journalistes doivent être aussi responsables de leurs journaux.
Jamais on n’avait eu à la tête du pays un aussi grand professionnel des médias que l’est Nicolas Sarkozy. Comment éviter de n’être qu’un instrument dans les mains du président ?
Je ne vois pas d’autre solution que l’autocorrection des journalistes eux-mêmes. J’ai d’ailleurs le sentiment que la presse est sortie de sa sidération face à lui. Mais cela ne changera rien si la télévision ne change pas son comportement, car les lecteurs nous confondent avec la télé. Les journalistes de presse écrite doivent donc comprendre qu’ils sont aussi, d’une certaine manière, responsables de la télévision.
L’agressivité à l’égard des médias prend parfois un tour complexe. Ainsi, sur Internet, les gens diffusent parfois les rumeurs les plus folles, en ayant la certitude que les médias traditionnels leur cachent des informations, qui, en fait, sont bidons...
Il n’y a pas de nouveau média qui ne soit pas Janus, c’est-à-dire qui n’ait pas deux faces. Internet est un formidable contre-pouvoir et aussi un véhicule étonnant de haine. Mais comme la presse s’est interdit le discours agressif, il faut un exutoire. Si les médias avaient accepté de mener eux-mêmes la critique des médias, ils auraient eu la crédibilité pour ensuite dire aux gens : cette rumeur est bidon. Mais, du coup, ils croient n’importe quoi.
Pourquoi, finalement, quittez-vous Marianne ?
Parce que je vais avoir 70 ans et qu’il faut savoir se retirer. Je continuerai à écrire, mais pas comme journaliste."
Comité Laïcité République
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