Jean-Claude Monod : “L’abandon de la neutralité laïque” (Le Monde, 29 jan. 08)

2 février 2008

"Dans son article "Laïcité" du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1880-1887), Ferdinand Buisson écrivait que l’essence de l’Etat laïque consistait en ce qu’il était "neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique". De là procédait l’exigence de neutralité de l’enseignant laïque, lequel, dans l’exercice de ses fonctions, ne devait prendre parti, ajoutait Buisson, "ni pour ni contre aucun culte, aucune Eglise, aucune doctrine religieuse". Cette exigence ne s’imposait pas seulement à l’enseignant, mais à tous les représentants de l’Etat (et a fortiori au premier d’entre eux) dans la sphère publique.

Le discours de Latran et le concept de "laïcité positive" avancé par Nicolas Sarkozy ne s’opposent-ils pas directement à cette exigence fondamentale de neutralité ? "Dégagé de toute conception théologique" ? Nicolas Sarkozy y célèbre la vertu théologale d’espérance en son acception religieuse, à laquelle il confère une plus grande valeur qu’aux espérances séculières, de même que la comparaison entre l’instituteur et le prêtre tourne à la faveur du second. "Neutre entre tous les cultes" ? En manifestant ostensiblement sa foi catholique dans un discours public, tout en saluant la récente loi (dite "loi sur le voile") interdisant les signes ostensibles à l’école publique, dont l’approbation aurait montré "l’attachement des Français à la laïcité", soit le président souffre d’un sérieux problème de logique, soit il suggère qu’une manifestation ostensible d’appartenance religieuse dans le cadre de fonctions publiques n’est pas incompatible avec la laïcité lorsqu’il s’agit du catholicisme (du président, du moins), tandis qu’elle est inacceptable pour l’islam (des lycéennes). On sait que Nicolas Sarkozy n’était guère favorable à cette loi.

C’est la notion de "laïcité positive" qui ouvre la brèche, sur le plan théorique, dans le principe de neutralité : le discours suggère ainsi que la laïcité aurait été, jusqu’ici, "négative" ou hostile à l’égard des religions, ce qui conduit à une étonnante dépréciation de la loi de 1905.

Or la loi de 1905 n’était ni "positive" ni "négative" à l’égard des religions, elle était "neutre", précisément : fondée sur le principe de l’égale liberté de conscience, elle garantit à toutes les religions le libre exercice du culte, tout en excluant la possibilité d’un financement des religions par l’Etat ou d’une participation des clergés à l’enseignement public, garantissant ainsi le droit pour des consciences athées ou agnostiques de ne pas subir de prosélytisme religieux de la part de l’Etat, comme pour les croyants de ne pas subir de propagande d’Etat en faveur de l’athéisme.

Croire pouvoir substituer à la neutralité laïque une laïcité "positive" conforme à la vision positive qu’a Nicolas Sarkozy des religions en général et du catholicisme en particulier, c’est transgresser ce principe fondamental. Imaginons qu’un prochain président soit un athée convaincu : s’il imitait la pratique inaugurée par Nicolas Sarkozy et faisait passer à son tour ses convictions privées dans la sphère publique, il aurait tout loisir de clamer partout (pour "traduire" par des formules analogues, dans cette perspective, à quelques morceaux choisis des discours de Latran et de Riyad) que "Dieu n’est rien d’autre qu’une illusion sous laquelle l’homme s’humilie", que "la République a besoin d’athées militants qui ne se laissent pas duper par des espérances illusoires et travaillent à l’amélioration réelle, ici-bas, des conditions d’existence", que la République a besoin d’une "morale débarrassée des fausses transcendances et résolument humaine", que la vocation de prêtre, qui consacre sa vie à un être fantomatique, est de moindre valeur que la vocation d’instituteur...

Comment les croyants réagiraient-ils à de telles déclarations ? Favoriseraient-elles la paix civile ? Sans doute rappelleraient-ils à ce président oublieux du principe de neutralité le beau mot d’un artisan chrétien de la laïcité, l’abbé Grégoire : "Qu’importe ma religion pour l’Etat ! Qu’un individu soit baptisé ou circoncis, qu’il prie Jésus, Allah, ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine du politique." Avec sa "laïcité positive", Nicolas Sarkozy en a décidé autrement : sa religion doit importer pour l’Etat, ou plutôt, peut-être, toutes les religions (monothéistes du moins, si l’on suit la théologie politique du discours de Riyad) doivent-elles désormais pouvoir compter sur le soutien de la République dans leur oeuvre civilisatrice.

Mais alors, plutôt que de prétendre réaliser une légère inflexion par rapport à la laïcité républicaine de 1905, à laquelle, entre deux piques, on rend un hommage bien formel tout en l’amputant d’un principe fondamental, le président et ses conseillers en la matière devraient dire franchement qu’ils abandonnent le principe républicain de la neutralité de l’Etat et de ses représentants, dans la sphère publique, en matière confessionnelle."

Lire “L’abandon de la neutralité laïque”.


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