(Le Point, 28 sept. 23). Jean-Claude Michéa, philosophe. 28 septembre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, Albin Michel, 4 octobre 2023, 272 p., 19,90 €.
Propos recueillis par Sébastien Lapaque
Lire "Jean-Claude Michéa Pourquoi la gauche doit se désintoxiquer".
"[...] [La] France rurale (qui ne représente elle-même qu’une partie de la France périphérique) regroupe en réalité 88 % des communes et 33 % de la population. [...]
Il suffit, par exemple, d’avoir désormais une terre à cultiver et des animaux à protéger (poules, canards, etc.) pour en venir très vite à porter sur les renards, les chevreuils et les sangliers – sans même parler des autres prédateurs locaux – un regard autrement plus complexe que celui des studios Walt Disney et, à leur suite, des différentes sectes « animalistes » ou de la Mairie de Paris (quelques collisions nocturnes pouvant d’ailleurs également favoriser cette prise de conscience !). Et donc, dans la foulée, à remettre progressivement en question la plupart de ces préjugés urbains – à l’image de ceux que la « bourgeoisie verte » entretient rituellement à l’endroit des chasseurs ruraux – dans lesquels il est effectivement plus gratifiant de voir le signe de sa supériorité morale sur les « ploucs » et les « beaufs » de la France populaire (à la façon caricaturale d’un Aymeric Caron) que celui de sa propre soumission pavlovienne à la sensibilité, désespérément hors-sol, des nouvelles classes moyennes métropolitaines. Autrement dit, de cette « fraction dominée de la classe dominante », selon la formule de Bourdieu, qui est devenue de nos jours la base sociologique privilégiée de la nouvelle gauche « inclusive », comme le prouve, entre autres, la corrélation désormais classique entre mairie « écologiste » et prix du mètre carré ! [...]
Ce qu’on appelle de nos jours l’extrême gauche – des « antifas » aux puritains wokistes – n’a bien sûr plus grand-chose à voir avec ce qu’on entendait sous ce nom avant l’avènement du mitterrandisme (ce « passage de l’ombre à la lumière », comme le décrivait alors Jack Lang). Quel rapport y a-t-il, en effet, entre les critiques radicales du système capitaliste et de son ambivalente idéologie des « droits de l’homme » – d’ailleurs souvent inspirées par la pensée de Marx – que publiaient par exemple dans les années 1960 les éditions Maspero et ces travaux académiques jargonneux de la nouvelle gauche « intersectionnelle » et « inclusive » qui ne font aujourd’hui, pour l’essentiel, que singer la doxa des riches campus de la bourgeoisie américaine tout en parodiant de façon burlesque le discours des sciences ? Quant au lien philosophique qui unit cette extrême gauche post-mitterrandienne à l’idéologie libérale, il devrait quand même sauter aux yeux !
Comment l’établissez-vous ?
Faisons un peu de philosophie. Quel est l’axiome de base du libéralisme politique ? C’est la croyance, née des terribles guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles, selon laquelle la source ultime de tous les despotismes (on dirait aujourd’hui de l’« extrême droite ») réside dans la prétention d’un pouvoir politique à détenir la vérité sur le « Bien » et le bonheur des individus – que celle-ci soit de nature morale, philosophique ou religieuse. D’où, très logiquement, l’idée qu’une société libre est d’abord une société dans laquelle l’État n’exercerait plus d’autres fonctions que gestionnaires et techniciennes (c’est ce fameux principe de « neutralité axiologique » auquel les libéraux cherchent toujours à réduire l’idée de « laïcité »). La question des « valeurs » n’apparaissant plus, dès lors, que comme une simple affaire de goût et de « choix privé » dépourvue de toute incidence sur la vie commune (Netflix ou Amazon Prime, McDonald’s ou Burger King, chevelure libre ou voile islamiste, seins nus ou burkini, etc.) et dont un État libéral n’a donc pas à se mêler.
Ce simple rappel des principes du libéralisme montre déjà clairement le lien indissoluble qui unit son versant politique (si l’État doit rester idéologiquement « neutre » et s’en tenir à la seule « administration des choses », c’est d’abord parce que, pour un libéral, aucun « choix de vie », qu’il soit moral, sexuel, religieux ou autre, ne peut être dit meilleur qu’un autre) et son versant culturel (chacun doit donc être entièrement libre de vivre « comme il l’entend »). Mais le lien qui unit « en même temps » (Macron l’a bien compris !) ce libéralisme politique et culturel au libéralisme économique ne me semble pas moins évident. [...]
En se donnant pour mission de traquer sans relâche toutes les discriminations censées être « invisibilisées » par les dominants – les « mâles blancs de plus de 50 ans » – et d’attenter au droit de chacun à vivre en fonction de son seul « c’est mon choix », les néolibéraux culturels – puisque tel est le nom exact des wokes – se sont en effet logiquement retrouvés pris dans un tourbillon idéologique sans fin qui ne pouvait que les conduire, tôt ou tard, à se spécialiser dans la seule activité s’accordant à leur psychologie réelle : « surveiller et punir » leurs semblables (le wokisme est, lui aussi, une « métaphysique de bourreau ») en les chargeant sans cesse de nouveaux « crimes de pensée » et de nouveaux « péchés de langue » (peccatum linguae, disait l’Église au XIIIe siècle). [...]"
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Jean-Claude Michea et Christophe Guilluy, les rubriques Gauche, "Wokisme" (note de la rédaction CLR).
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