Revue de presse

Jean-Claude Michéa : Le "libéralisme culturel" est le corollaire du libéralisme économique (comptoir.org , 24 fév. 16)

8 mars 2016

"[...] S’il est effectivement incontestable que des pans entiers de l’univers moral et culturel des gens ordinaires – pour reprendre l’expression d’Orwell – se sont d’ores et déjà volatilisés sous l’effet des dynamiques “axiologiquement neutres” de la mondialisation juridique et marchande (il suffit d’observer la progression constante des comportements “autistiques” ou asociaux dans l’espace public), il me paraît non moins évident que cette « dissolution de tous les liens sociaux » (Guy Debord) est encore très loin d’avoir atteint ce stade ultime de l’atomisation du monde que Marx associait, dans le livre I du Capital, à l’axiomatique même du libéralisme politique. À savoir celui d’une société où « chacun ne pense qu’à lui et personne ne s’inquiète de l’autre » et dans laquelle « la seule force qui mette en présence et en rapport les individus est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, et de leurs intérêts privés » (une telle description, en revanche, conviendrait déjà beaucoup plus au monde impitoyable des élites modernes).

La plupart des études consacrées à ce sujet (essentiellement, il est vrai, dans les pays anglo-saxons) confirment, en effet, de façon très claire que les valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité – celles que Marx lui-même (je renvoie ici aux travaux décisifs de Teodor Shanin et de Kevin Anderson), avait fini par considérer, dans les dernières années de sa vie, comme l’une des conditions les plus indispensables de la révolution socialiste – sont encore massivement présentes dans les milieux populaires. Si l’on en doute, il suffit simplement de se poser la question suivante : par quel miracle, en effet, les gens ordinaires – dont l’immense majorité doit aujourd’hui vivre avec moins de 2000 € par mois – pourraient-ils faire face aux inévitables aléas de l’existence quotidienne (perte d’emploi ou chute dans la précarité, accident de santé, déménagement imposé par les politiques libérales de “flexibilité”, dégât des eaux ou cambriolage, réparation de la vieille voiture indispensable pour faire ses courses ou se rendre au travail, etc.) si ne subsistait pas, dans des proportions encore considérables, cette pratique traditionnelle de l’entraide et du “coup de main” – entre parents, amis, voisins ou collègues – qui constitue l’essence même de ce que Mauss appelait « l’esprit du don » ? De toute évidence, l’idée désormais largement répandue dans le clergé universitaire selon laquelle “le peuple n’existe plus” relève beaucoup plus du wishful thinking de ceux qui ont personnellement tout à craindre de son réveil politique que de l’analyse objective du monde réel.

[...] Au début de l’année 1996, dans leurs Remarques sur la paralysie de décembre 1995, les rédacteurs de l’Encyclopédie des nuisances avaient ainsi annoncé, avec leur lucidité coutumière, « qu’il n’y aurait pas de “sortie de crise” ; que la crise économique, la dépression, le chômage, la précarité de tous, etc., étaient devenus le mode de fonctionnement même de l’économie planétarisée ; que ce serait de plus en plus comme cela ». Vingt ans plus tard, on est bien obligé d’admettre que ce jugement (qui avait suscité, à l’époque, le sourire goguenard de ceux qui savent) a non seulement été entièrement confirmé par les faits mais qu’il rencontre également un écho grandissant dans toutes les classes populaires européennes (et même, désormais, aux États-Unis), comme en témoignent abondamment les progrès constants de l’abstention, du vote blanc ou du nombre de suffrages se reportant sur les partis dits “antisystème” ou “populistes”. Tout se passe, en effet, comme si ces classes populaires étaient partout en train de prendre conscience, fût-ce sous des formes mystifiées, que les deux grands partis du bloc libéral (ceux que Podemos appelle à juste titre les “partis dynastiques”) n’avaient, en somme, plus d’autre idéal concret à leur proposer que la dissolution continuelle de leurs manières de vivre spécifiques – et de leurs derniers acquis sociaux – dans le mouvement sans fin de la croissance mondialisée, que celle-ci soit repeinte en vert ou encore aux couleurs du “développement durable”, de la “transition énergétique” et de la “révolution numérique”.

Devant cette nouvelle situation, où ceux d’en bas apparaissent de moins en moins sensibles, expérience oblige, aux vertus de l’alternance unique, l’aile gauche et l’aile droite du château libéral (dont les ultimes différences tiennent surtout, désormais, aux ambitions personnelles de leurs dirigeants et aux particularités encore marquées de leur électorat historique) se retrouvent donc peu à peu contraintes de réfléchir en commun sur les différentes façons possibles de “gouverner autrement”. Autrement dit, de prolonger de quelques décennies encore la survie d’un système qui prend aujourd’hui l’eau de toute part. Une des solutions les plus prometteuses, à moyen terme, serait incontestablement celle d’un “compromis historique” de type nouveau, que ce compromis prenne la forme d’une “grande coalition” à l’allemande, d’un “front républicain” à la française, ou même, si une situation internationale favorable le permettait, d’une nouvelle “union sacrée”. C’est donc d’abord à la lumière de ce contexte historique inédit (et probablement aussi des menaces de crise économique et financière mondiale qui s’accumulent à l’horizon – je renvoie ici aux analyses décisives de Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle dans La grande dévalorisation) qu’il convient, à mon sens, d’expliquer l’actuelle mise en sourdine par l’aile gauche du bloc libéral de certains des aspects les plus clivants, et donc les plus inutilement provocateurs, de son programme “sociétal”. Il serait, en effet, très difficile de convaincre ces catégories populaires qui votent encore traditionnellement à droite, notamment en milieu rural (au XIXe siècle, on appelait souvent les députés de droite les Ruraux) d’apporter durablement leur soutien à un gouvernement de coalition, si l’aile gauche de ce gouvernement ne renonçait pas, au moins pour un temps, à agiter sans cesse devant elles le chiffon rouge de l’abolition de tous les “tabous” de la morale commune, de toutes les frontières protectrices encore existantes et de toutes ces manières de vivre partagées, si bien analysées par E.P. Thompson, qui fondent leur identité régionale et populaire (à l’exception, bien sûr, de cette vieille coutume familiale de l’héritage, à laquelle les intellectuels de gauche − même les plus portés sur la “déconstruction” − demeurent, en général, personnellement très attachés).

Pour autant, cette reconfiguration du champ politique − à terme, encore une fois, très plausible (c’est celle, en tout cas, qui aurait la faveur des marchés financiers) − ne doit pas nous conduire à valider l’illusion que la « phase libertaire du libéralisme », pour reprendre votre expression, serait désormais « derrière nous ». Dans un monde dont tous les évangélistes nous rappellent à chaque instant que son essence profonde est de “bouger” sans cesse, il devrait être, en effet, plus évident que jamais − sauf à croire encore, à l’ère de la mondialisation capitaliste, que l’objectif réel d’une droite libérale moderne serait de défendre l’Église catholique, le monde rural et les valeurs “traditionnelles” − que le libéralisme culturel (ou, si l’on préfère, la contre-culture libérale) représente par définition la seule forme de construction psychologique et intellectuelle qui soit à même de légitimer en temps réel, et dans la totalité de ses manifestations, la dynamique planétaire du capitalisme. Et cela, précisément, parce que la neutralité axiologique de ce dernier le conduit forcément à s’émanciper en permanence de « toute limite morale ou naturelle » (Marx). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette contre-culture de gauche (comme Georges Perec est un des premiers à l’avoir souligné) fournit depuis si longtemps à l’univers mystificateur de la publicité moderne − autrement dit au discours que la marchandise tient sur elle-même − l’essentiel de son langage, de ses codes et de son imaginaire United Colors of Benetton. [...]

Le libéralisme économique d’Adam Smith, de Turgot ou de Voltaire, loin de prendre sa source dans la pensée “réactionnaire” d’un Bossuet ou d’un Filmer, trouve en réalité son prolongement philosophique le plus naturel dans le libéralisme politique et culturel des Lumières (dont je ne songe évidemment pas à nier un seul instant les nombreux aspects émancipateurs, notamment partout où sévit encore un système patriarcal et théocratique) et dans l’idée progressiste correspondante selon laquelle tout pas en avant constitue toujours un pas dans la bonne direction (contester un tel dogme reviendrait, en effet, à admettre que, sur un certain nombre de points, c’était mieux avant, proposition que tout intellectuel de gauche, au sens contemporain du terme, se doit de rejeter avec la même horreur qu’un théologien médiéval l’idée que le Christ n’aurait pas été enfanté par une vierge).

Cette analyse permet de comprendre, au passage, qu’en décidant de mettre un terme, tout au long des rugissantes années 1980, au compromis politique et philosophique qui l’enchaînait encore partiellement, depuis l’affaire Dreyfus, à la critique socialiste de la modernité libérale − et cela afin de pouvoir endosser, dans un second temps, les magnifiques habits neufs du libéralisme culturel “californien” (victoire posthume, en somme, de Jean-Jacques Servan-Schreiber) − la gauche mitterrandienne se condamnait donc inéluctablement (comme Rawi Abdelal l’a bien montré dans Capital Rules) à devenir l’un des foyers les plus actifs de la contre-révolution libérale européenne. Autrement dit, l’une des sources privilégiées de toutes les justifications intellectuelles et morales de cette fuite en avant éperdue qui définit la société capitaliste. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’excellent Emmanuel Macron lui-même − qui ne manque jamais, au passage, de rappeler tout ce qu’il doit à sa formation althussérienne − qui proclamait fièrement qu’être aujourd’hui de gauche, c’est d’abord faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que chaque jeune « ait envie de devenir milliardaire » ?

Et au cas où cette analyse paraîtrait encore excessive, il existe, du reste, un critère très simple, et à mon sens infaillible, qui permet de déterminer instantanément, pour n’importe quelle société divisée en classes antagonistes, quelle est sa véritable idéologie dominante et, par conséquent, quel est le seul usage pertinent du terme “politiquement correct”. Au XVIe siècle, par exemple − lorsque la légitimation du pouvoir de la noblesse reposait avant tout sur l’idéologie chrétienne − il était fréquent (et surtout plus prudent !) qu’un penseur radical dissimule son athéisme sous le masque d’une adhésion sincère à la religion officielle. L’attitude inverse − un véritable croyant cherchant à tout prix à se faire passer pour athée − aurait constitué, en revanche, un signe évident d’aliénation mentale. Appliquons donc ce critère aux débats idéologiques de la France libérale contemporaine. On remarquera ainsi qu’il est également fréquent qu’un intellectuel suspecté de professer des idées “réactionnaires”, “racistes” ou “nauséabondes” (on trouvera toutes les listes de proscription nécessaires dans le Monde ou Libération) cherche désespérément à convaincre ses interlocuteurs qu’il est resté fidèle aux “valeurs” fondamentales de la gauche (ou, à tout le moins, qu’on ne saurait le soupçonner d’être un homme de droite ou d’extrême droite). On imagine assez mal, en revanche, la situation inverse. Autrement dit, celle d’un intellectuel de gauche, ou d’extrême gauche, reconnu comme tel, mais qui s’épuiserait pourtant à convaincre son auditoire qu’il est victime d’un malentendu et qu’il a, en réalité, toujours défendu des idées de droite ou d’extrême droite.

Voilà qui devrait définitivement relativiser, me semble-t-il, l’idée “postmoderne” selon laquelle la Silicon Valley et le capitalisme mondial ne pourraient prospérer durablement qu’à l’ombre du patriarcat, du “racisme” et des valeurs chrétiennes les plus austères et les plus “conservatrices” (valeurs que tout “anticapitaliste” conséquent devrait donc travailler à déconstruire en priorité). Et donner ainsi une fois de plus raison à Marx lorsqu’il définissait le libéralisme politique et culturel de la bourgeoisie “républicaine” (« la sphère de la circulation des marchandises − écrit-il dans le Capital − est, en réalité, un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen ») comme le seul complément philosophique cohérent de toute économie fondée sur l’appropriation privée des grands moyens de production et l’accumulation indéfinie du capital. Aussi bien l’idée baroque ne lui venait-elle jamais à l’esprit − pas plus, du reste, qu’à Proudhon ou Bakounine − de se définir comme un “homme de gauche”. [...]

Aussi, ce soutien critique que les ouvriers socialistes apportaient régulièrement à la gauche dans son combat constitutif contre la “Réaction” ne les conduisait-il jamais à vouloir fusionner avec elle sous le seul prétexte d’une défense commune, mais abstraite, des “valeurs républicaines”. Et lorsque, quelques années seulement après le massacre des ouvriers parisiens – massacre accompli sous le commandement impitoyable des principaux chefs de la gauche libérale du temps, d’Adolphe Thiers à Jules Favre –, certains militants socialistes, devant la menace d’une restauration de la monarchie, en étaient venus à envisager la possibilité d’une alliance plus organique avec la gauche (ou, tout au moins, avec son aile radicale), les Communards réfugiés à Londres allaient aussitôt s’empresser, dans leur appel de juin 1874 – et sous la plume, entre autres, d’Édouard Vaillant – de rappeler « à ceux qui seraient tentés de l’oublier que la gauche versaillaise, non moins que la droite, a commandé le massacre de Paris, et que l’armée des massacreurs a reçu les félicitations des uns comme des autres. Versaillais de gauche et Versaillais de droite doivent être égaux devant la haine du peuple ; car contre lui, toujours, radicaux et jésuites sont d’accord » (de nos jours, un tel appel serait, à coup sûr, reçu par les crédules lecteurs du Monde et de Libération comme le signe manifeste d’une “droitisation de la société” et du retour d’un “populisme” particulièrement “nauséabond”).

C’est donc uniquement, encore une fois, dans le contexte très particulier de l’affaire Dreyfus, et sous l’influence majeure de Jaurès, qu’allait véritablement prendre forme, malgré la vive résistance initiale de Guesde, Vaillant et Lafargue (et, sur un autre plan, du mouvement anarcho-syndicaliste) le nouveau projet d’une intégration définitive du mouvement ouvrier socialiste dans le camp supposé politiquement homogène de la gauche “républicaine” et des “forces de progrès”. Projet qui ne finira du reste par s’imposer définitivement que dans le cadre de la montée du fascisme des années trente (c’est ainsi qu’en février 1921, dans une résolution de son conseil national, la S.F.I.O. elle-même tenait encore à rappeler qu’elle était un parti de “lutte des classes et de révolution” et qu’à ce titre, « ni les blocs des gauche ni les minimalistes – condamnés l’un et l’autre en théorie et en pratique – ne trouveront la moindre chance de succès dans ses rangs »). Or, comme Rosa Luxembourg l’avait immédiatement compris (tout en approuvant sans ambiguïté, par ailleurs, l’appel courageux de Jaurès à intervenir en faveur du capitaine Dreyfus), il s’agissait là d’un projet dont les implications politiques ne pouvaient, à terme, que se révéler désastreuses. [...]

À contempler le triste champ de ruines qui s’étend aujourd’hui sous nos yeux, on comprend alors mieux à quel point les sombres prédictions de Rosa étaient entièrement justifiées (à ceci près, bien sûr, qu’il y a déjà bien longtemps que la conquête de la gauche par l’État bourgeois s’est révélée totale, et non plus seulement partielle). Non que le bilan de cette nouvelle gauche née au lendemain de l’affaire Dreyfus soit entièrement négatif. Loin de là. L’alliance du mouvement ouvrier et de la gauche républicaine bourgeoise (celle-ci ayant longtemps été symbolisée, en France, par le parti radical) a non seulement permis, en effet, d’en finir partout avec les derniers vestiges de l’Ancien régime ou encore de sauver à plusieurs reprises la République libérale des griffes du fascisme ou du lobby colonial. Elle a également longtemps rendu possible, dans le cadre du compromis fordiste et keynésien, une amélioration réelle des conditions de vie des classes laborieuses, même si le prix de cette amélioration était presque toujours celui d’une intégration croissante des syndicats dans la gestion directe du système capitaliste (d’où leur incapacité dramatique, aujourd’hui encore, à rompre intellectuellement avec l’illusion que la croissance matérielle illimitée serait, pour reprendre la formule de George Bush, « la solution et non le problème »). L’ennui, c’est qu’un tel compromis entre la classe ouvrière et la bourgeoisie progressiste rendait, du même coup, philosophiquement problématique tout effort sérieux des nouveaux partis de “gauche” pour s’attaquer en commun – et autrement qu’en paroles – aux racines profondes d’un système économique et social qui repose depuis l’origine sur la mise en valeur du capital par l’exploitation continuelle du travail vivant, le pillage suicidaire de la planète, et le règne chaque jour un peu plus déshumanisant de la marchandise et de l’aliénation consumériste. [...]

C’est, du reste, cette impossibilité, commune à toutes les pensées de type “progressiste”, de percevoir le système capitaliste autrement que comme une “force du passé” fondée sur un imaginaire “traditionnaliste” et “patriarcal” (et tout lecteur d’Orwell aura immédiatement reconnu dans cette forme extrême d’aveuglement la marque même de la schizophrénie idéologique) qui explique également qu’une gauche “de mouvement” éprouvera toujours les pires difficultés philosophiques à saisir ce mode de production planétaire et culturellement uniformisateur dans sa dimension constitutive de “fait social total”. Autrement dit, à comprendre que c’est bien, en dernière instance, la même logique indissolublement culturelle et marchande (ce que Debord appelait le “Spectacle” et Marx cette « circulation de l’argent comme capital qui possède son but en elle-même« et qui ne saurait donc admettre “aucune limite”) qui peut, seule, rendre pleinement intelligibles aussi bien le renforcement continuel des inégalités de classe et la chute dans la précarité d’un nombre toujours plus grand de gens ordinaires, que les problèmes de l’École et de la vie urbaine moderne, l’effacement progressif de toutes les frontières offrant encore un minimum de protection aux classes les plus pauvres, le recours grandissant à la gestation pour autrui, à la télésurveillance ou à la “reproduction artificielle de l’humain”, la bétonisation insensée des terres cultivables et la destruction corrélative de l’agriculture paysanne par la chimie de Monsanto et le “productivisme” de l’Union européenne, la corruption croissante du sport professionnel de haut niveau, la prolifération des cancers de l’enfant et le réchauffement climatique, ou encore les progrès continus de l’incivilité quotidienne, de l’insécurité, de la mondialisation du crime organisé et des trafics humains en tout genre. Or il ne fait aujourd’hui aucun doute que les catégories populaires – précisément parce qu’elles en sont toujours les premières victimes – ressentent déjà de manière infiniment plus profonde que tous les sociologues de gauche réunis les effets humainement désastreux de cette intégration dialectique toujours plus poussée entre l’économique, le politique et le culturel. À moins, par conséquent, que la gauche moderne ne parvienne à “changer de peuple” – comme l’y invitait encore récemment Éric Fassin (le vote des étrangers constituant, pour ce clone de gauche d’Agnès Verdier-Molinié, le point de départ indispensable de cette stratégie) – il est donc grand temps, pour elle de commencer à comprendre que si ce flamboyant “libéralisme culturel” qui est aujourd’hui devenu son dernier marqueur électoral et son ultime valeur refuge, suscite un tel rejet de la part des classes populaires, c’est aussi parce que ces dernières ont déjà souvent compris qu’il ne constituait que le corollaire “sociétal” logique du libéralisme économique de Milton Friedman et d’Emmanuel Macron (ce que Jacques Julliard appelle judicieusement « l’alliance, en somme, des pages saumon du Figaro et des pages arc-en-ciel de Libération »).

[...] Un rassemblement aussi large des classes populaires (rassemblement qui devrait, de plus, être suffisamment solide et cohérent pour pouvoir attirer dans son orbite idéologique – comme en Mai-68 – une grande partie des nouvelles classes moyennes urbaines) n’aura strictement aucune chance de voir le jour tant que ces classes ne se verront offrir d’autre alternative politique plausible que celle – imposée en boucle par les médias et les partis du bloc libéral – qui est censée opposer, depuis la nuit des temps, les héroïques défenseurs de la “société ouverte” et du “monde moderne” (le “parti de l’intelligence”) et ceux du “repli sur soi”, du “rejet de l’autre” et de toutes les formes de “passéisme” (et, au passage, on en vient parfois à se demander – à voir le ton moralisateur et méprisant que la plupart des intellectuels et artistes de gauche adoptent dès qu’il s’agit de faire la leçon aux catégories les plus modestes – s’il leur reste encore un minimum de sens psychologique élémentaire).

[...] Un tel appel à retourner, par-delà trois décennies d’hégémonie idéologique absolue de la gauche libérale et “citoyenne”, aux clivages “transversaux” du socialisme originel (ce n’est assurément pas un hasard si l’une des références politiques majeures de Podemos – en dehors de l’apport décisif des mouvements révolutionnaires d’Amérique latine – est l’œuvre d’Antonio Gramsci), ne tombe pas du ciel. Il trouve, en réalité, son origine politique la plus concrète dans cet étonnant Mouvement du 15 mai 2011 – l’occupation de la Puerta del Sol à Madrid – qui avait conduit une partie du peuple espagnol, sur fond de crise et de précarité grandissantes, à renverser d’un seul coup toutes les tables de la loi politique officielle en osant, pour la première fois depuis très longtemps proclamer avec fierté : « Nous ne sommes ni de gauche ni de droite, nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut ! ». Mot d’ordre qui retrouvait donc spontanément ceux de la Commune de Paris (« Travailleurs, ne vous y trompez pas, c’est la grande lutte. C’est le parasitisme et le travail, l’exploitation et la production qui sont aux prises. Si vous voulez enfin le règne de la Justice, travailleurs, soyez intelligents, debout ! »). Et dont les grands médias français avaient d’ailleurs aussitôt entrepris de dissimuler l’existence, allant même jusqu’à rebaptiser le mouvement du 15-M en “mouvement des indignés” (histoire de suggérer par-là que ce mouvement populaire devait beaucoup plus aux idées de Stéphane Hessel qu’à celles d’Antonio Gramsci ou d’Ernesto Laclau). [...]"

Lire "Jean-Claude Michéa : « Ceux d’en bas apparaissent de moins en moins sensibles à l’alternance unique »" et "Jean-Claude Michéa : « La gauche doit opérer un changement complet de paradigme »".



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