12 février 2013
"L’optimisme historique, autre nom du progressisme, ne procède pas de l’observation de la réalité, mais d’une pétition de principe. L’optimisme est la première qualité de la gauche, a écrit Laurent Joffrin quelque part. Dans cette perspective, tout changement est nécessairement affecté d’un coefficient positif, a fortiori quand il peut se parer de l’adjectif « révolutionnaire », la volonté de conserver quelque chose du passé (à l’exception notable des acquis sociaux et des souvenirs de nos crimes) étant tenue pour une régression.
À intervalles réguliers, nous sommes donc conviés à communier dans la célébration planétaire des progrès de la liberté et de la démocratie. Au signal, on est prié d’applaudir – le signal apparaissant sur nos écrans sous la forme de foules manifestantes et, un peu plus tard, des mêmes foules faisant la queue devant des bureaux de vote. Et on n’aime pas beaucoup les casseurs d’ambiance, les jamais contents, ceux qui voient le mal partout. Il faut dire qu’on n’a pas tant d’occasions de s’enthousiasmer.
Il y a deux ans, les révolutions arabes nous offraient justement une merveilleuse occasion de nous enthousiasmer. Pour une fois, on n’avait pas à se prendre la tête avec la complexité. Il n’y avait pas à choisir son camp, c’était tout vu : qui préférerait l’oppression à la liberté ? [...]
Nul n’ignorait, bien sûr, que le plus dur était à venir et que la chute des dictateurs ne ferait pas pousser des démocraties. Pis encore, tout le monde savait que les seules forces politiques non compromises avec les régimes étaient les partis islamistes. Curieusement, il était interdit d’en parler. Le moindre doute, le moindre questionnement sur la suite des événements était considéré comme une trahison de la Révolution, un crime contre l’espoir des peuples. Le scepticisme était un racisme – « Vous pensez que la démocratie, ce n’est pas bon pour les Arabes ! » Dans des journaux souvent prompts à dénoncer les intellectuels qui parlent à tort et à travers, on se mit à recenser les inquiets, les mous et même les silencieux. Ne pas seulement s’émerveiller, c’était avouer qu’on préférait le bon vieux temps des dictatures. Comme si « ce qu’on aurait préféré » avait le moindre intérêt.
[...] Daniel Lindenberg diagnostiqua pour sa part une nouvelle poussée de néo-conservatisme. Il est vrai que certains des récalcitrants de 2011 avaient refusé de condamner la guerre en Irak, c’est tout dire. Lindenberg éructait : « Obsédés par la peur de la charia, ils sont pris au dépourvu, comme s’ils n’étaient pas équipés du logiciel leur permettant de comprendre que ce qui se passe, en particulier en Tunisie, est tout simplement un “printemps des peuples”. » On aimerait savoir ce que Lindenberg pense aujourd’hui de ses déclarations. [...]
Au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, certains commentateurs ont prononcé l’acte de décès de la Révolution tunisienne avec l’assurance qu’ils avaient hier pour interdire toute interrogation à son sujet. Le Monde affirme dans un éditorial : « Ce qui est sûr, c’est qu’Ennahda a laissé s’installer un climat délétère en tolérant une incessante série de violences à l’adresse de tous ceux qui ne pensent pas selon ses canons. » Alors, on n’attend pas du Monde ou de Lindenberg qu’ils fassent leur autocritique. Ni qu’ils présentent leurs excuses à tous ceux qu’ils ont insultés, encore que ce serait classe. Mais on apprécierait qu’à l’avenir, ils se rappellent que le scepticisme est un droit de l’homme. Et, parfois, une obligation intellectuelle. Même s’il est moins agréable d’avoir raison avec Alain Finkielkraut que tort avec Daniel Lindenberg. En attendant, l’étonnante résistance d’une partie de la société tunisienne à la régression que prétend lui imposer l’autre partie prouve peut-être, finalement, que même les pessimistes peuvent se tromper."
Lire "Jasmin maudit".
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