Revue de presse

"Jacques Julliard, vie et mort d’un géant" (Le Point, 14 sept. 23)

(Le Point, 14 sept. 23) 16 septembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Esprit libre. Son ancrage, c’était la République, l’école et une certaine idée de la gauche. Le journaliste et essayiste est décédé à 90 ans.

JPEG - 41.7 ko

Lire "Jacques Julliard, vie et mort d’un géant".

[...] « La lecture m’a permis de servir mes grandes passions politiques : la gauche, puis la France. Mais, avec le temps, j’ai appris à plus aimer mon pays que ma famille politique », souriait celui qui se définissait, à la fin, comme un « socialiste religieux ». Chaque ouvrage avait son apport spécifique. Il les avait parcourus, lus, relus, même s’il n’en partageait pas toujours les thèses. La diversité des genres montrait une curiosité tous azimuts, une ouverture d’esprit souvent propre à ceux de sa génération qui n’ont pas pris au sérieux Mai 68. Il n’agissait pas autrement avec les individus : sans préjugé aucun. Dialoguer avec le proudhonien Jean-Claude Michéa ou le maurrassien Patrick Buisson, c’était passer au tamis de son humanisme des idées radicales ou obscurantistes, dont il retenait toujours un petit fragment pour comprendre un homme, une époque, une civilisation. Ce travail, qui l’a conduit à penser contre lui-même, et cet appétit pour les idées venues d’ailleurs n’ont jamais dénaturé ce qu’il n’a cessé d’être : un homme de gauche.

Pour cette liberté, ses contempteurs, qui ne comprenaient décidément rien à la dialectique et encore moins au « julliardisme », l’ont accusé d’avoir « dérivé », laquelle dérive s’entend toujours comme un mouvement de la gauche vers la droite. Du Nouvel Observateur, où il tenait une chronique de 1978 à 2010, à Marianne et au Figaro, il a été cohérent, montrant par l’orientation éditoriale de ses employeurs que le mur, dans le fond, ne compte pas, seule importe l’affiche qu’on y colle. L’affiche, c’étaient ses articles tant attendus par une jeunesse intellectuelle en mal de maîtres et en demande de transmission. Ils étaient, ces éditoriaux, écrits d’une plume érudite, de véritables lumières qui remettaient Marianne à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter : au centre de tout.

Repères
1933 Naissance de Jacques Julliard à Brénod (Ain).
1958 Agrégé d’histoire.
1964 Prend part à la création de la CFDT.
1968 Naissance et mort de la IVe République (Calmann-Lévy).
1978-2010 Éditorialiste au Nouvel Observateur.
2005 Le Malheur français (Flammarion).
2010-2023 Éditorialiste à Marianne.
2012 Les Gauches françaises 1762-2012 (Flammarion).
2016-2023 Éditorialiste au Figaro.
2022 Comment la gauche a déposé son bilan (Flammarion).

Jaurès, Blum, Mendès… Ces dernières années, il a déploré, avec d’autres, le véritable glissement idéologique, celui de la gauche universaliste, républicaine, laïque, féministe, réformiste, émancipatrice, antiraciste, européenne, patriote, syndicaliste, hédoniste et attachée à la liberté ; il a déploré son glissement vers le particularisme, qui a installé le primat de l’individu sur la nation, du caprice communautaire sur la raison républicaine. Quand on lui avait demandé pourquoi, pourquoi ces reniements, il avait eu cette intuition : « Il y a une volonté de la gauche, consciente ou inconsciente, de se racheter de l’action de Guy Mollet [le 17 mars 1956, le chef du gouvernement socialiste, avec le vote des communistes, donnait les pleins pouvoirs à l’armée en Algérie, NDLR]. La gauche socialiste s’est presque toujours trompée au moment des choix décisifs. Elle a majoritairement voté les pleins pouvoirs à Pétain – à l’exception de Léon Blum. À l’arrivée de De Gaulle, elle a voté contre lui. C’était une faiblesse intellectuelle et morale. Cela pèse sur son inconscient. L’honneur de la gauche a toujours été sauvé par des individus : Jaurès, Blum, Mendès France, de grands humanistes, quand les cadres réagissaient de façon sectaire. »

Jaurès, Blum, Mendès France, telle est la lignée dans laquelle l’auteur du Malheur français s’inscrivait. « Qu’auraient donc pensé ces trois-là ? », devait-il se demander à l’heure de commenter un événement. Quand il fallait chercher au-delà, du côté du ciel et de la terre, là où ne pénètrent pas les éditorialistes adeptes du « clash », il se remémorait Pascal ou encore son cher Péguy. La verticalité, la transcendance, le socialisme de la justice, le refus de l’argent roi et la « mystique républicaine ».

Et quand le problème ne souffrait ni les approches binaires ni les médiocres calculs, il y avait toujours Camus qui, comme lui, fut incompris des siens. Julliard était un Camus sans le soleil. À L’Obs, sous les ordres de Jean Daniel, il était peut-être le plus camusien des deux. Refus de la clôture, critique des siens, recherche de la vérité, intransigeance morale. On n’achetait pas Julliard ! Mitterrand l’avait compris à ses dépens, qui s’agaçait, lui le manœuvrier, né à droite et accompli à gauche, des articles du « père Julliard » que Michel Charasse suspectait de rouler pour Michel Rocard.

Combats. « Tous mes combats ont été des combats antiracistes, depuis la guerre d’Algérie, où j’ai pris parti pour les musulmans et pour l’indépendance. J’ai également mené ce combat dans le cas de la Bosnie et du Soudan. C’est très difficile dans le climat actuel de résister à la surenchère décolonialiste et racialiste. Je ne me vois pas leur dire que, moi aussi, j’ai été anticolonialiste et antiraciste et probablement plus qu’eux ! » rappelait-il, après une question sur l’antiracisme, le vrai, le sien, celui des origines. On touche à l’un des derniers combats de sa vie : le sauvetage d’une République attaquée par un tribalisme culturel revanchard. Ses derniers articles, dans Marianne ou au Figaro, il les consacrait au redressement du pays, lui qui aurait aimé qu’on le laissât, un jour seulement, ministre de l’Éducation nationale afin de prendre les bonnes décisions. Car il ne voyait d’autre remède à nos maux que l’école. Il ne parlait d’ailleurs pas d’« apprentissage », de « formation » ou d’« éducation », mais bien d’école. Ce mot, de sa splendeur dix-neuviémiste, résumait tout et rappelait tout : l’extraction d’une condition modeste pour aller vers la maîtrise de l’écriture, de la lecture et du calcul.

On avait croisé dans sa maison de Bourg-la-Reine, lors d’une autre visite pour Le Point, sa femme, sa précieuse Suzanne, qui nous avait raconté le rôle de l’école du temps où elle enseignait les lettres. Des enfants partis de rien avaient appris, grâce à ses enseignements, la littérature, la poésie (elle avait une préférence pour Nerval) et, plus que tout, l’appartenance à une patrie littéraire. Elle parlait de la transformation de ses élèves comme de petits miracles, sous le regard émerveillé de Jacques. Il passait pour « réac ». Il ne s’en défendait plus, s’en amusait même. S’il se moquait des excommunications, il restait toutefois dans son œil, qui avait gardé des reflets de l’enfant qu’il fut, le chagrin de celui qui n’a plus de famille, en dépit du refuge que lui accordait une droite républicaine. Il se consolait en constatant que Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Michel Onfray et d’autres issus de la gauche, avaient subi le même sort.

« Hérisson ». Jacques Julliard était aussi un homme qui pleure. Le jour de la mort de son ami Jean d’Ormesson les larmes ont coulé, nous confiait-il. Comme le jour, de joie celles-ci, où la CFDT est devenue le premier syndicat de France. Politiquement, il s’est forgé une représentation du monde et des peuples à partir des guerres décoloniales. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit et proche de ses grandes plumes, parmi lesquelles Jean-Marie Domenach, Pierre Emmanuel et Paul Ricœur, il défendait le droit des peuples à l’autodétermination. Il a refusé la torture, les brimades et les statuts de seconde zone, quand, comme il le rappelait, la majorité de la gauche socialo-communiste voulait seulement la paix en Algérie, et non l’indépendance. Au sein de cette famille de pensée, nourrie au lait « personnaliste » d’Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit, Julliard a fait ses armes aux côtés d’Ivan Illich, Chris Marker, Jacques Delors… C’était fort de ce compagnonnage et instruit des grands mouvements de l’Histoire qu’il nous mettait en garde sur les limites d’un progrès devenu fou. Prophète ? Non, plutôt « hérisson ». Il se comparait à cet animal, « pour son petit œil camouflé qui regarde le monde ». Ses carnets, conservés dans son bureau et qu’il faudra bien éditer ou rééditer le moment venu, renferment ces regards de hérisson, entre aphorismes chrétiens et pamphlets syndicalistes révolutionnaires.

Dans notre paysage intellectuel, Jacques Julliard avait le visage d’un « conservatisme mobile » : celui de la sauvegarde, non de vieilles pierres ou de racines asséchées, mais d’une certaine idée de la dignité acquise dans la transmission d’une sagesse sociale et républicaine, au temps des « écoles », des patronages et des honnêtes gens. Comme lui."


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Jacques Julliard (note de la rédaction CLR).


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales