17 octobre 2017
"[...] La gauche de gouvernement a changé de logiciel, elle a effectué, sans le dire, un tête-à-queue idéologique qui a déconcerté le peuple, les ouvriers, et les a conduits à se détourner d’elle : voilà déjà longtemps que le Front national est devenu le premier parti ouvrier de France. Mais elle a déçu plus largement encore parce qu’elle a abandonné ce qui constituait sa matrice.
Quelle est cette matrice ?
A l’origine, la gauche, c’est l’alliance du progrès scientifique et technique et de la justice sociale. L’un entraînait l’autre. Ça ne marche plus.
Soyons juste : l’une des raisons de cette désaffection est d’abord que les revendications que portait la gauche ont été en grande partie satisfaites. Si on avait dit à un ouvrier du début du XXe siècle qu’un jour il y aurait en France des congés payés, des allocations familiales, une assurance-chômage et la CMU, il ne l’aurait pas cru. Mais on ne peut pas vivre sur un bilan. Le courant social-démocrate doit désormais penser l’avenir et continuer de lutter contre les méfaits du capitalisme. Mais, pour ça, il faut d’abord comprendre ce qui s’est passé, l’admettre et en tirer les leçons.
Que s’est-il passé ?
Depuis la fin du dernier mandat de François Mitterrand, la gauche a abandonné son système de valeurs et modifié son modèle culturel. Et d’abord sur l’école, longtemps garante du pacte républicain, fondée sur le primat de l’instruction et du savoir. L’école était le symbole de l’idéal de gauche, ce qu’on a longtemps appelé la promesse républicaine, autrement dit la promesse de permettre à chacun, selon ses possibilités propres, d’aller aussi loin que possible, grâce au savoir considéré comme émancipateur. L’école républicaine avait été conçue comme un instrument d’excellence destiné à tirer l’ensemble du corps social vers le haut.
Or, sous l’influence de la sociologie, notamment celle, double, de Pierre Bourdieu et de Philippe Meirieu, on a substitué à cet idéal un objectif de lutte contre les inégalités. Or l’école n’est pas faite pour ça. Elle est faite pour instruire. Si en instruisant, en diffusant le meilleur savoir, elle peut aboutir à réduire les inégalités sociales, tant mieux. Mais ce n’est pas son objet principal.
De même, la médecine n’est pas faite pour réduire les inégalités de santé, elle est d’abord faite pour guérir. Dans son analyse du rôle des institutions, le sociologue américain Robert Merton distingue deux fonctions : l’une « patente », qui correspond à son utilité directe ; l’autre « latente », qui résulte de l’idéologie en vogue du moment, autrement dit une fonction dérivée.
Dans le cas de l’école, c’est cette fonction dérivée qui est devenue principale, au point qu’on a supprimé progressivement dans l’enseignement tout ce qui pouvait être facteur d’inégalités. L’objectif d’égalité s’est substitué à celui d’instruction. On a donc traité les matières enseignées, on les a adaptées en fonction de différences supposées des élèves. C’est contradictoire avec la mission originelle de l’école, qui est de dispenser un savoir, et contradictoire avec l’idée d’universalité, qui est de considérer les élèves comme des élèves et non comme appartenant à une catégorie, quelle qu’elle soit.
Cette inversion perverse des objectifs a donc produit des résultats pervers. L’égalitarisme a renforcé les inégalités, comme le démontrent aujourd’hui les enquêtes internationales. A Sciences-Po, par exemple, on a décidé de supprimer l’examen de culture générale. Quelle en est la conséquence ? La culture générale est désormais l’apanage des enfants de bourgeois ! C’est quand même inouï ! Je regrette profondément qu’il ait fallu attendre l’arrivée d’un ministre classé à droite pour restaurer les valeurs et les principes républicains. Je rappelle que la notion d’excellence n’est pas une idée de droite, c’est une idée de gauche. La défaite de l’école est bien, hélas, la défaite de la gauche.
Cette inversion des valeurs par rapport aux objectifs d’origine de la gauche, vous la retrouvez aussi dans d’autres domaines ?
Évidemment. Et dans un domaine aussi fondamental que celui de la justice sociale. La gauche a substitué à son idéal de justice sociale, fondé sur l’universalité, un objectif de lutte contre les discriminations. La défense des droits de l’homme, des individus et des spécificités catégorielles est devenue un programme de substitution à celui de progrès social. La volonté de parvenir à l’égalité de représentation entre les hommes et les femmes en est un exemple parmi d’autres.
Mais l’égalité hommes-femmes, c’est un combat de gauche, non ?
Bien sûr, comme la défense des droits de l’homme. Et il faut aussi souligner que l’égalité formelle a souvent masqué les inégalités réelles. Je ne conteste donc pas la légitimité de ces combats-là. Mais le paritarisme hommes-femmes doit-il remplacer le paritarisme social ? Ce discours doit-il occulter celui de la promotion sociale des salariés, indépendamment de leur sexe ? J’observe que, concernant les femmes, personne ne dit qu’il faudrait d’abord se préoccuper du sort des femmes de ménage ou des caissières de supermarché ! On a substitué la politique des quotas à celle du mérite. On a considéré que le plus important était la répartition des catégories au détriment du mérite républicain, notion de gauche là encore, il faut le rappeler.
Vous dénoncez une inversion des valeurs sur la laïcité aussi ?
Oui ! L’acceptation de toutes les différences a été substituée au refus de prendre en compte la religion des citoyens dans leur traitement par les pouvoirs publics. Au-delà de la République qui reconnaît les cultes et la liberté de culte, la laïcité, c’est le refus des différences, c’est le fait de considérer que la dignité de l’homme réside dans ce qui est commun aux êtres humains. Or on a remplacé ce principe par du « diversitarisme », qui consiste, au contraire, à fonder la dignité de l’homme sur ce qui les distingue. Là encore, la gauche a adopté un logiciel qui n’était pas le sien. Souvent aussi, il faut bien le dire, pour des raisons de clientélisme électoral.
C’était aussi par souci de lutter contre le racisme. Ça, c’est de gauche !
Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Se dresser contre le racisme est un devoir pour les hommes de gauche comme pour tous les républicains. Mais le problème s’est inversé : ceux qui refusent de considérer que la société ne serait, au fond, que la somme de tous les particularismes sont aujourd’hui traités de racistes. Si vous défendez l’idée que tout le monde doit avoir le même menu à l’école ou le même programme scolaire, vous êtes qualifié de raciste.
Certains vous reprochent d’avoir cédé à l’islamophobie...
Ce sont eux qui cèdent à l’intimidation islamiste ! S’il y a quelque chose qui s’apparente au racisme, ce n’est pas l’islamophobie, c’est l’islamisme, qui distingue entre les individus selon leur religion.
Vous parlez dans votre livre de « question musulmane », et non de « question islamiste ». C’est entretenir une forme de confusion...
Mais cette confusion existe, malheureusement ! L’islamisme n’est pas étranger à l’islam. C’est une tendance radicale de l’islam. Mais ni l’un ni l’autre ne font la différence entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Or c’est à la condition de faire cette différence que la question de sa compatibilité avec la République ne se posera plus. Et c’est bien sur cette confusion des deux pouvoirs que jouent les milieux intégristes islamistes, qui ont restauré des rituels religieux publics destinés à séparer les fidèles du reste de la nation. Pour reprendre le mot fameux de Clermont-Tonnerre à propos des juifs, il faut tout accorder aux musulmans comme individus, et ne rien leur accorder comme religion en tant que telle. Du reste, l’alignement qu’on fait, sous prétexte d’impartialité, entre le christianisme et l’islam est totalement erroné. On semble oublier que le christianisme en Occident a inventé la laïcité, même s’il ne l’a pas toujours respectée, alors que le refus de cette laïcité est pour le moment consubstantiel à l’islam, qu’il soit modéré ou radical.
C’est pourquoi le renouveau d’anti-christianisme, et pas seulement d’anti-cléricalisme, sert d’alibi à un certain nombre d’hommes de gauche qui se refusent à regarder les réalités en face.
On vous accuse d’être passé à droite...
Je ne vais pas changer tout d’un coup parce que j’ai réussi à convaincre la droite de la justesse d’un certain nombre de combats ! Je ne vois pas ce qu’il y a « de droite » à défendre l’universalisme, hérité de la philosophie des Lumières. Je pense au contraire que la tentation particulariste qui est celle de la gauche est un grave glissement. Je n’ai jamais changé, ni sur l’école, ni sur la République, ni sur la laïcité. Il ne faudrait pas oublier que si la droite s’est engouffrée dans ces combats-là, c’est parce que la gauche les avait abandonnés ! Quand je défendrai des positions de droite, il faudra me le dire...
Mais certains vous le disent. Ils vous reprochent même d’écrire dans « le Figaro »...
J’observe que ceux qui le relèvent me reprochent d’écrire dans ce journal, mais ne me disent jamais : « Tu as écrit des choses fausses dans le Figaro. » [...]"
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