Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue. 6 septembre 2015
"Le sociologue s’inquiète du basculement de la politique dans la culture de l’émotion et de l’immédiateté.
LE FIGARO. - La photo tragique d’Aylan Kurdi a ému l’Europe entière. Est-ce une prise de conscience de la tragédie migratoire à laquelle nous assistons ?
Jean-Pierre LE GOFF. - Cette photo n’est pas seulement tragique, elle est insoutenable. En montrant le cadavre d’un enfant, elle fait surgir un flux d’émotions difficilement maîtrisables qui, une nouvelle fois, risque de tout emporter sur son passage. Quand certains journalistes osent poser la question : « Comment auriez-vous réagi si c’était votre enfant ? », que pouvez-vous répondre ? Cette question me paraît monstrueuse car elle paralyse d’emblée l’interlocuteur et le condamne à se sentir coupable. Je trouve indécent et immoral le fait de se servir de la photo d’un cadavre d’un enfant pour prétendre faire prendre conscience de la gravité du mal et de la situation tragique de ces populations. S’exerce une forme de chantage émotionnel qui suscite moins une prise de conscience - qui suppose précisément la capacité d’un recul réflexif - qu’un sentiment d’impuissance et de culpabilité malsaine. L’expression débridée de l’indignation donne lieu à une sorte de surenchère qui s’étale dans les médias et les réseaux sociaux. Nous sommes dans une société non seulement bavarde, qui a tendance à considérer qu’on a agi sur le monde quand on a beaucoup parlé à son propos, mais dans une société « communicationnelle » où les images chocs et les réactions émotionnelles l’emportent de plus en plus sur la raison.
Sommes-nous collectivement coupables de la mort de cet enfant ?
Nous ne sommes évidemment pas « coupables » de la mort de cet enfant. Se sentir coupable d’une chose pour laquelle nous n’avons pas pris une part active n’a pas de sens. Avec toutes ses limites et ses incohérences sur lesquelles il faudrait pouvoir agir, l’Union européenne sauve des vies et essaie tant bien que mal d’aider ces populations. On peut trouver l’action de l’Union européenne insuffisante, incohérente et impuissante, on peut estimer indigne l’attitude de certains pays, mais on ne saurait les rendre coupables de la mort de cet enfant.
À vrai dire, nous assistons à l’extension indéfinie de la notion de culpabilité dans une logique qui lamine l’estime de nous-mêmes, en nous rendant responsables de tous les maux. Cette logique pénitentielle nous désarme face au défi que représentent ces flux de populations qui fuient la guerre et la barbarie de l’État et des groupes terroristes islamiques, car elle tend à embrouiller les responsabilités, implique l’idée de fautes que nous aurions à réparer dans l’urgence en confondant la politique avec l’humanitaire et les bons sentiments. Nous devons secourir les victimes et prendre en compte la situation des réfugiés avec une éthique de responsabilité qui reconnaît la réalité des frontières.
Bien plus, quand tout le monde est déclaré « coupable », il n’y a plus de responsabilité assignable et tout le monde est rabattu sur le même plan, en étant renvoyé à sa conscience individuelle qui se doit de prendre en charge le fardeau des malheurs du monde. État, société et individus se confondent dans un grand déballage émotionnel où tout le monde se déclare responsable et réagit sur le moment en proclamant haut et fort que cette fois-ci sera la bonne pour agir comme il se doit. Combien de fois n’avons-nous pas entendu ce message, répété à l’envi comme un mantra ?
S’indigner sur les réseaux sociaux est devenu un geste politique. Le premier ministre le fait comme les principaux leaders de l’opposition. Est-ce leur rôle ?
Par la fonction qu’ils occupent et les moyens d’agir dont ils disposent, les politiques ont une responsabilité particulière qui ne se confond pas avec celle des citoyens ordinaires. En l’affaire, l’émotion qui se veut partagée peut servir à noyer leur impuissance dans le déballage de leurs états d’âme et de leur indignation, sans parler du souci qui n’est pas absent de revaloriser leur image dans l’opinion. Une telle optique, loin de les rapprocher du peuple, comme ils le croient, contribue un peu plus à leur discrédit, car le peuple en question attend d’eux autre chose que de bonnes paroles et des incantations. Nous sommes arrivés dans ce domaine à un point de saturation. La chose qui m’étonne le plus est que nombre de politiques ne semblent pas s’en rendre compte et continuent de fonctionner en boucle comme les grands médias audiovisuels qui les fascinent et qu’ils craignent à la fois.
Les choix faits par François Hollande au lendemain de la publication de cette photo d’un enfant kurde mort sur une plage donnent l’image d’une politique à la remorque de l’émotion et d’un journalisme sans scrupule qui se prend pour un éveilleur de conscience et un redresseur de torts d’un peuple qu’il juge insensible et lâche. La réaction de la ministre de l’Éducation nationale sur un plateau de télévision va dans le même sens. Estimant que la publication de cette photo était nécessaire pour « ouvrir les yeux » et « être éclairés » sur la réalité des situations terribles des migrants, la ministre semblait oublier que les idéaux républicains dont elle se réclame donnent une place centrale à la raison, considèrent que l’« émotion est mauvaise conseillère » et entendent « éclairer » les citoyens d’une tout autre manière que par le choc des photos. Dans le tourbillon de la communication, les principes ne sont plus de mise, les mots perdent leur sens ; il importe avant tout de réagir au plus vite et de faire part de son indignation.
L’émotion est-elle une des composantes de la politique ?
Une partie de la classe politique a suivi cette évolution problématique quand elle n’a pas elle-même entretenu cette illusion avec des promesses démagogiques. Aujourd’hui, c’est le compassionnel et la « politique de l’ambulance » qui semblent l’emporter faute de projet plus structurant et de vision prospective à long terme qui permettent au pays de s’y retrouver et de se réinsérer dans l’histoire.
L’émotion est présente dans la politique comme dans les autres domaines de l’existence individuelle et collective, mais par la nature même de l’activité, des responsabilités et de la représentation du pays et des institutions qu’elle implique, elle exige précisément, plus qu’ailleurs, de savoir contenir et maîtriser ses émotions. C’est précisément ce qui semble s’être passablement érodé aujourd’hui au profit d’un « égotisme » qui a du mal à se contenir et qui s’affiche inconsidérément dans les réseaux sociaux et dans les médias. Ce n’est pas avant tout ces derniers qui sont en cause même s’ils se prêtent à ce genre d’exercice, mais un nouveau type d’individualisme autocentré, à la fois sentimental et crispé sur sa carrière et ses ambitions. [...]"
Lire "Jean-Pierre Le Goff : extension du domaine de la culpabilité".
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