Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, auteur de "Mai 68, l’héritage impossible" (La Découverte) et "La France d’hier. Récit d’un monde adolescent" (Stock). 19 juillet 2018
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"[...] "Vive la République !" s’est écrié Didier Deschamps après la victoire. Les temps changent et on a souligné le dépassement du "black-blanc-beur" qui avait marqué la célébration de la victoire de 1998, au profit d’un patriotisme qui renoue avec une idée de la France qui transcende les appartenances communautaires. [...]
Il est un temps pour tout, mais le patriotisme qui s’exprime lors du défilé militaire du 14 Juillet est d’une autre nature : il implique un type d’émotion plus contenue qui prend en compte le temps long, les vivants et les morts ; il n’est pas mû par le principe de plaisir mais intègre le tragique de l’Histoire et le sacrifice de soi. En deux jours, le pays a vu se succéder ces manifestations différentes dans leur contenu et dans leur forme. [...] Ne boudons pas notre plaisir et notre fierté d’avoir gagné la Coupe du monde de football, mais ne mélangeons pas tous les plans au nom d’une émotion érigée en modèle de comportement qui noie tout dans l’indistinction. [...]
Dans un monde moderne plus divers où la religion et les traditions ne jouent plus le rôle d’encadrement social, l’individu s’émancipe des communautés premières d’appartenance en même temps qu’il éprouve un sentiment de solitude et une anxiété diffuse. Aujourd’hui, la crise de l’idée de progrès et le développement du chômage de masse renforcent cette situation. En contrepoint se développe le besoin d’être approuvé et aimé par ses semblables. Il peut en résulter un conformisme de masse qui passe par l’adhésion plus ou moins consciente à un même type de comportements et de sentiments, les médias jouant en l’affaire un rôle important de catalyseur et de diffuseur. Cette situation de "foule solitaire", pour reprendre l’expression du sociologue américain David Riesman, s’accompagne de moments fusionnels qui permettent à l’individu isolé et stressé d’oublier temporairement sa propre situation et de ressentir un sentiment d’appartenance collective en participant à la liesse. Les sentiments ressentis en commun, les rencontres et les échanges en dehors des codes... sont des contrepoints aux contraintes de la vie moderne et à la solitude des individus, tout particulièrement chez les jeunes générations. La temporalité des sociétés modernes est désormais marquée par cette alternance de contraintes quotidiennes et de moments où "on se lâche" sans plus de précaution. [...]
La retenue et la "pudeur des sentiments" de l’ancien monde, qui allaient de pair avec une forte distinction entre espace privé et espace public, se sont érodées au profit de l’expression et du partage des émotions diffusés et amplifiés par les réseaux sociaux et les grands médias audiovisuels. Poussée jusqu’au bout, cette expression aboutit à des comportements hors norme qui ressemblent à ceux d’enfants agités et d’adolescents en transe avec alternance de cris, d’agitation extrême et de larmes. Le comportement d’Emmanuel Macron lors de la finale n’y a pas échappé. Au risque d’apparaître comme un rabat-joie, cette "exubérance presque hystérique" exprime un nouvel état des mœurs qui ne semble pas la marque d’un progrès, si l’on considère avec Norbert Elias que le processus de civilisation implique l’autocontrôle par les individus de leurs propres pulsions, de leurs affects et de leurs émotions, d’autant plus quand on occupe la fonction présidentielle, qui se place au-dessus de la société et de ses mœurs. [...]"
Lire "Jean-Pierre Le Goff : « Le Mondial, moment de patriotisme hédoniste et d’exubérance émotionnelle »".
Voir aussi l’édito Mondial : une nouvelle génération reprend le flambeau de l’universalisme (P. Kessel, 16 juil. 18), dans la Revue de presse la rubrique Sport : compétitions internationales dans Sport (note du CLR).
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