8 août 2017
"[...] À partir de la « parenthèse libérale » de 1983, la classe ouvrière se détourne du PS. Partagez-vous l’idée selon laquelle Mitterrand a souhaité une nouvelle coalition électorale en concentrant son discours à l’endroit des minorités ethniques, religieuses et sexuelles ?
La gauche abdique son dessein de transformation sociale et se tourne vers le néolibéralisme. À l’automne 1983, Mitterrand affirme qu’il n’a « rien contre le profit dès lors qu’il est acquis par le travail et par l’épargne », ce qui est exactement la phrase de Guizot : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne. » Aux européennes, six mois plus tard, Jean-Marie Le Pen fait 10 %. Le choix politique dont vous parlez, au départ, n’était pas conscient, mais le surgissement de Le Pen va être durant ses deux septennats une carte dans la main de Mitterrand, qui pour autant n’a jamais cessé d’en appeler au rassemblement de la gauche. SOS Racisme se crée en 1984 avec Harlem Désir à sa tête et Julien Dray en appui. L’immigré remplace peu à peu le prolétaire comme figure rédemptrice de la société... François Mitterrand n’a jamais fait sienne la stratégie de Terra Nova, où l’addition des minorités est censée faire la majorité.
Qu’est-ce qui vous a interdit de rejoindre les gaullistes de droite pour former un front durable ?
Je vous rappelle que je suis le seul homme politique à avoir lancé un appel aux républicains des deux rives. En 2002, j’ai proposé un rassemblement autour d’un pôle républicain, avec des hommes et des femmes issus de toute la gauche et de la droite gaulliste.
Certes, mais vous n’avez jamais réellement rompu avec le PS. Un accord législatif vous liait à lui...
Philippe Séguin n’est jamais parti du RPR. Avec le Céres, devenu Socialisme et République, j’ai quitté le PS en 1993 pour créer le Mouvement des citoyens. J’ai essayé d’infléchir la trajectoire du PS de l’intérieur puis de l’extérieur. En 2002, le PS, plutôt que de corriger sa trajectoire, a préféré faire de moi le bouc émissaire de la défaite de son candidat. Et, en 2008, j’ai été élu au Sénat contre à la fois un candidat du PS et un candidat de l’UMP.
Personne n’est responsable de sa progéniture, mais beaucoup d’individus font de vous la source de leurs engagements...
Beaucoup de gens très honorables se réclament de moi. Marie-Françoise Bechtel, élue députée de l’Aisne en 2012, par exemple, ou Christian Hutin, député du Nord. Il est vrai qu’ils sont très divers et répartis sur tout l’échiquier politique, plutôt à gauche quand même. Mais ce sont des républicains. Si vous faites allusion à Florian Philippot, les médias prétendent qu’il a été dans l’un de mes comités de soutien. C’est possible. Je ne l’ai jamais rencontré. Je ne vais pas passer mon temps à distribuer des brevets de chevènementisme. Les idées n’appartiennent à personne.
Qu’est-ce que le chevènementisme, sinon Fillon en politique étrangère, Montebourg s’agissant de la politique industrielle et Valls pour la fidélité aux valeurs républicaines ?
Beaucoup n’ont pas compris ce que j’ai proposé à partir de 1983, qui est la date de la fondation du club République moderne. J’ai prôné une conversion de la gauche à un modèle républicain exigeant. Claude Nicolet l’a exprimé au même moment dans un livre intitulé L’Idée républicaine en France. Beaucoup d’hommes de gauche ne comprennent pas ce qu’est le dêmos : l’ensemble des citoyens en corps. Or on ne naît pas citoyen, on le devient. C’est le rôle de l’école de former ce citoyen, de construire le civisme. Très peu, à gauche, et pas seulement Rocard, ont eu l’idée de ce qu’est le peuple français dans l’Histoire et de ce qu’est la souveraineté. Presque tous pèchent par « économicisme ». Très peu comprennent ce qu’est un peuple auquel on parle comme savait le faire Mendès France dans ses « causeries au coin du feu ». De ce point de vue, Macron est remarquable. Il a heureusement un sens pédagogique très développé, car les difficultés devant nous sont immenses. J’attends peut-être beaucoup trop d’un homme – fût-il président de la République –, mais je pense qu’il peut trouver les bons équilibres et renouer en maints domaines avec des cercles vertueux. Emmanuel Macron a une nette majorité parlementaire, mais il sait que les difficultés viendront. Je crains surtout le manque de flexibilité de nos partenaires européens. La Ve République vient de montrer sa force avec l’élection d’un président de 39 ans qui a oublié d’être bête. Cela peut favoriser le rebond de la France.
Y a-t-il du Chevènement chez Macron, qui, rappelons-le, a voté pour vous en 2002 ?
Je ne sais pas s’il a voté pour moi en 2002. Il a milité dans le 11e arrondissement avec Georges Sarre et Jean-Yves Autexier, deux de mes amis. C’était peut-être à l’époque du Pôle républicain. Emmanuel Macron a réussi là où j’ai échoué, en faisant émerger quelque chose de neuf entre une droite et une gauche traditionnelles également usées (plus, sans doute, aujourd’hui qu’en 2002). Emmanuel Macron a fait turbuler le système. Sa majorité LREM a juste la taille qu’il faut. À elle de faire vivre l’idée républicaine en son sein et sur cette base, de fédérer d’autres groupes s’ils s’y reconnaissent : MoDem, Républicains constructifs, socialistes de gouvernement... La méthode d’Emmanuel Macron a jusqu’ici fait ses preuves, encore que le « en même temps » ne suffise pas, car ce qui compte, en définitive, c’est la dynamique. Reste que je trouve rafraîchissante cette capacité à lier la réflexion et l’action. Je fais confiance à Emmanuel Macron pour faire bouger les lignes.
On vous appelle « le Che », ce n’est pas innocent. Il y a dans cette désignation une dimension antiaméricaine et de l’insurrection tiers-mondiste...
Je ne sais pas qui a eu l’idée de m’appeler ainsi. On peut cependant difficilement déplorer d’être comparé à une légende. Quand Régis Debray, au milieu des années 1960, a rejoint Che Guevara en Bolivie, j’adhérais pour ma part à la SFIO. C’est un parcours assez différent, car, selon un principe plus authentiquement marxiste, je voulais la transformation à partir même des sociétés capitalistes. Je pensais que l’union de la gauche permettrait, en Europe, un changement d’équilibre et de civilisation. C’était mon rêve de jeunesse. Ce chemin m’a conduit là où je n’avais pas prévu d’aller. J’ai été ministre cinq fois sans pourtant l’avoir jamais demandé... Finalement, le monde aujourd’hui ne ressemble ni à celui dont j’avais rêvé ni à celui des années 1960. C’est cela qu’il faut comprendre pour reconstruire.
Pour finir, vous avez traversé un épisode de santé très préoccupant en 1998. Est-ce que cela vous a changé ou a donné une autre vision de la vie ?
Je suis un laïque...
Voulez-vous dire que vous êtes athée ?
Non, ma sensibilité est chrétienne. Je suis un laïque, comme l’étaient mes amis réunis dans mon bureau après l’épisode que vous venez d’évoquer. Ils se sont dressés autour de moi et m’ont dit : « Alors, qu’est-ce que tu as vu ? » Je les ai regardés avec surprise et leur ai répondu : « Rien du tout. Asseyez-vous, remettez-vous au travail. Faites comme avant. » Je leur ai rappelé la pensée du philosophe grec Épicure : « Tant que je suis, la mort n’est pas là. Et quand la mort est là, je ne suis plus. » Au-delà de cette anecdote, cet accident thérapeutique (qui n’était pas un accident de santé) m’a rendu non pas plus authentique, mais plus soucieux de ma liberté et plus déterminé à bien user du temps qui me reste. Je n’aurais peut-être pas été candidat à la présidentielle de 2002 sans cet accident, sans doute parce qu’il fallait beaucoup de force pour l’être.
Croyez-vous aux forces de l’esprit ?
Je pense qu’il y a une transcendance laïque et une mystique républicaine.
Des oxymores...
Je ne le crois pas. Péguy disait : « La mystique républicaine, c’est quand on meurt pour la République. » Mais il y a pour cela plusieurs façons de faire."
Lire "Chevènement : "J’ai été passionnément stendhalien"" ou sur le site de Jean-Pierre Chevènement "Entretien au Point : "J’ai été passionnément stendhalien"".
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales