Joseph Macé-Scaron, président du comité éditorial de "Marianne", essayiste et romancier, président du jury du Prix de la Laïcité 2016, auteur de "L’Horreur religieuse" (Plon). 13 novembre 2016
Joseph Macé-Scaron, L’Horreur religieuse, Plon, nov. 2016, 192 p., 15,90 e. "Dans son dernier livre, le directeur éditorial de "Marianne" démonte les sortilèges criminels du sacré. En rappelant que l’homme libre est toujours un apostat. Extraits.
"Aucun lieu n’est privé de Dieu ; il n’en est aucun qui ne soit en lui." Saint Hilaire de Poitiers, La Trinité, 1, 6.
Les religieux. Ils sont partout. Ils interviennent partout. Ils ont un avis sur tout. Ils exigent tout... des autres. Plus avisés que les politiques, plus inspirés que les intellectuels, plus volubiles que les experts, leurs recommandations, jadis brocardées, ignorées, ringardisées, sont maintenant écoutées et lues avec dévotion comme s’il s’agissait d’articles de publications scientifiques. A chacune de leurs apparitions, même les animateurs les plus grinçants, les plus acides, esquissent une génuflexion comme s’ils passaient devant l’autel.
Jadis champion de l’universalisme et de la laïcité, notre pays vit en vérité à l’heure d’une étrange défaite. D’une déchéance de la rationalité qui est moins la victoire d’une croyance sur une autre ou d’un camp sur un autre que la déroute générale du sens commun. Réseaux sociaux, télévision, radios, journaux, colloques, en journée comme en soirée, c’est peu d’écrire que les religieux ont désormais voix au chapitre. Ils ont envahi notre quotidien et nous avons fini par accepter l’insupportable. L’insupportable ? C’est de voir l’exécutif se presser au Vatican pour une canonisation, des élus rompre le jeûne du ramadan et inaugurer des mosquées et des ministres porter kippa en se rendant à des manifestations du Crif. L’insupportable ? C’est de voir le ban et l’arrière-ban de la République regroupés sous les voûtes gothiques de Notre-Dame pour écouter sans broncher le sermon, sorti d’un discours de Christine Boutin, du cardinal André Vingt-Trois, l’esprit de Torquemada sans le souffle de Bossuet. Et tout cela sans que personne trouve à redire, comme s’il s’agissait de la chose la plus sensée et la plus naturelle du monde.
Parallèlement à cette invasion de l’espace public qui a chassé la raison au point que l’on puisse, aujourd’hui, sans se trouver ridicule, discuter d’un « ordre naturel », la liste des interdits s’allonge : ne pas se promener court vêtu, ne pas manger tel ou tel aliment, ne pas laver deux vaisselles dans le même évier, ne pas s’épiler les sourcils, ne pas fumer lors du jeûne ou ne pas s’asseoir à la terrasse d’un café, ne pas écouter de la musique, ne pas regarder ce film, ne pas assister à cette pièce de théâtre, ne pas visiter cette exposition, interdits considérés comme autant de crachats à la face de Dieu, ne pas manquer de respect à la moindre manifestation de ce que Freud appelait le « délire collectif », ne pas faire du sport en ne se souciant que du sport, ne pas céder à la tentation des jeux vidéo, ne pas faire l’amour en ne se souciant que de faire l’amour, ne pas prendre de plaisir, surtout pas, et, bien évidemment, se garder de lire romans, essais, poésies qui ne se rapporteraient pas à ces vies vertueuses confites en dévotion... « Je suis l’homme d’un seul livre », pérorait Thomas d’Aquin. Voilà sans doute pourquoi nos trois monothéismes qui se sont baptisés « religions du Livre » - par antiphrase, sans doute - sont celles qui ont le plus pratiqué l’autodafé et détruit les bibliothèques durant les siècles.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous pu laisser se déverser à nouveau sans réagir ces flots de pensée magique ? Comment avons-nous accepté d’être ainsi réquisitionnés pour dialoguer avec les sectateurs de divinités qui se détestent cordialement et très humainement, trop humainement ? Mort de Dieu, disaient nos anciens ? Imams, prêtres et rabbins sont, aujourd’hui, morts de rire, oui ! Il y a bien longtemps que la religion n’a pas été à ce point au-devant de la scène, revisitant notre passé, écrasant notre présent, empoisonnant notre futur.
Un de ses adversaires les plus farouches et donc les plus salubres, Nietzsche, écrivait : « Les idées qui mènent le monde arrivent sur des pattes de colombe... » Tout doucement, sans faire de bruit, les paroles de « paix » se sont imposées tels de redoutables conquérants. En quatre décennies, les croyants dont on prophétisait, hier encore, l’irréfragable disparition, dont on dépeignait l’interminable agonie, occupent l’espace public ad nauseam et ils étouffent désormais comme le lierre le débat contradictoire tant il est vrai que s’élever contre la vérité est compris comme le plus épouvantable des péchés.
[...] « Ecoutez-les ! » nous conseille-t-on, car il serait gravissime de heurter ce que l’on nomme joliment dans la novlangue d’une laïcité de complaisance « leur sensibilité ».
Faut-il les écouter ? Chiche ! Commençons par Mère Teresa, devenue par la grâce de l’Eglise catholique sainte Teresa de Calcutta, expliquer, lorsqu’elle vint chercher son prix Nobel de la paix, en 1979, à Oslo, dans son discours récipiendaire, d’abord ceci : « Je suis sûre que cette récompense va conduire à un amour compréhensif entre les riches et les pauvres. » Ou encore : « Nous ne sommes pas là pour faire du travail social ! » mais aussi, devant ce parterre de personnalités mondiales qui ne broncheront pas, engoncées dans leurs habits en queue de pie et leurs formalismes : « L’avortement est la plus grande force de destruction de la paix aujourd’hui, par le meurtre d’innocents enfants, un meurtre commis directement par la mère elle-même. Que signifie de s’entre-tuer ainsi ? Même si les mères oublient leurs enfants tués, moi, je n’oublierai pas ces millions d’enfants non nés parce que tués. Et personne ne parle d’eux. Pour moi, les pays qui légalisent l’avortement sont de pauvres nations. » Un raté ? Une erreur ? Ecoutons le cardinal Giovanni Battista Re, préfet de la congrégation pour les évêques du Vatican, quand il prétend que « le viol est moins grave que l’avortement », pour justifier l’excommunication de la mère d’une Brésilienne de 9 ans ayant avorté à la suite d’un viol.
Sami Abu-Yusuf, imam de Cologne, assène, lui, que les agressions sexuelles perpétrées dans sa ville sont dues au fait que « les femmes se parfument et sortent à moitié nues », jetant ainsi « de l’huile sur le feu ». Méditons les paroles de ce pasteur vedette pentecôtiste qui estime qu’il suffit de répandre « de l’huile sainte tous les 6 km » pour évangéliser le Costa Rica. Réfléchissons aux analyses des évangélistes soutenant Ted Cruz, candidat « modéré » de l’establishment républicain aux primaires, qui présentaient les homosexuels comme « des cannibales ». Après tout, nous en sommes venus à un point d’incandescence où tout se discute, y compris le « féminisme islamique », pourvu que l’on trouve les bons débatteurs pour garantir l’Audimat et crever le buzz.
Qui dira la séduction venimeuse de ces émissions où la parole la plus insensée doit être accueillie avec respect, empathie, esprit d’ouverture, même, quand on vous explique doctement que l’homosexualité est le cheval de Troie de l’Occident, une invention faite pour déstabiliser les cités et détruire le monde musulman, comme le prétendit Houria Bouteldja, patronne des Indigènes de la République et invitée vedette de Frédéric Taddeï au temps de « Ce soir (ou jamais) ! » ?
Haine de l’autre, du déviant, quand ils doivent composer ; volonté d’écraser l’infâme, d’écharper le mécréant quand ils sont en situation dominante... Oui, assurément, ces religieux sont des êtres sensibles, modérés dans leur réflexion et pondérés dans leurs propos. « Ecoutez-les ! » Car, certes, ils ont des principes (quoi de plus normal, ils sont authentiques et - à une époque où ce souci est considéré comme un exploit - ils font le job), mais ils souffrent surtout de devoir ramener sur le droit chemin pastoral les brebis égarées que nous sommes. Au fond, ils ont l’âme aussi délicate que ce curé de la région lyonnaise, coupable durant plus de vingt ans d’actes pédophiles sur des scouts, qui reconnaissait « éprouver une blessure profonde dans [son] cœur de prêtre » avant d’être chargé par sa hiérarchie d’enseigner le catéchisme à de jeunes enfants. Il est vrai que, depuis, le cardinal Barbarin nous a assuré avoir fait « [son] examen de conscience ». Nous sommes donc rassurés, messeigneurs.
Autrefois, les religieux évitaient de nous mordre les mollets à chaque pas que nous faisions. Je parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent plus connaître. D’un temps où l’on se souciait peu de savoir si notre camarade de classe était d’une confession différente de la nôtre. A peine notait-on, parfois, quelques absences durant l’année scolaire ou des choix alimentaires à la cantine différents des nôtres, il n’est cependant même pas sûr qu’on les rattachait à la religion. Les vocables mêmes d’enfants chrétiens, d’enfants musulmans ou d’enfants juifs étaient pour nous absurdes : il s’agissait de la religion de nos parents ou de nos grands-parents, d’une affaire d’adultes dans laquelle nous n’avions pas à intervenir. Et cela tombait plutôt bien car nous ne souhaitions pas être sollicités. De même que nous étions trop jeunes pour avoir un avis sur la politique ou la marche du monde, nous étions bien trop jeunes pour avoir un avis sur cette question. On se moquait gentiment de ceux qui sortaient de la messe parce qu’ils brillaient comme des souliers neufs et devaient suivre leurs parents tête baissée, tel un troupeau d’oies se dandinant jusqu’à la pâtisserie pour acheter le gâteau crémeux succédant au gigot-flageolets dominical. Mais ces camarades brocardés prenaient gentiment leur revanche quand ils montraient une médaille dorée à leur cou représentant l’agneau pascal. Aujourd’hui, ce sont les enfants qui traînent leurs parents pour se faire baptiser lorsque, pour la troisième fois consécutive, la maîtresse a demandé à ceux qui ne l’étaient pas de lever la main.
De religion, on ne parlait jamais ou presque. C’était le grand absent. Cela paraissait incongru, déplacé. Sauf quand on décidait de se rendre à la messe de Noël ou que l’on enviait l’ami sapé comme un milord pour sa bar-mitsva, que l’on mangeait les dates offertes par la voisine pendant la période du ramadan. Et quand nos grands-mères évoquaient le petit point rond visible sur le noyau du fruit pour nous confier que la vierge Marie, le Prophète ou Moïse avaient poussé un O de stupeur et de satisfaction pour déguster cette chair exagérément sucrée, cela nous faisait doucement rigoler. On se repassait en douce les dessins de Siné et les blagues du professeur Choron. On se répétait les histoires d’un camarade qui avait bu le vin de messe ou d’un autre qui s’était évanoui en accompagnant son père qui voulait lui montrer comment égorger le mouton. Mais, encore une fois, il s’agissait moins pour nous de religion, dont la fabrication humaine, trop humaine, ne faisait aucun doute, que de rites d’initiation ou plus simplement de bizutages inventés par ces grands enfants que sont les parents.
Ni militantisme ni nihilisme dans nos comportements, notre détachement était naturel, il n’était pas un acte de foi. Seulement, nous n’éprouvions pas la nécessité d’user de béquilles pour faire nos premiers pas alors que s’ouvraient devant nous toutes les portes du savoir. L’ivresse de la connaissance était un alcool plus fort que les breuvages doucereux qui nous parlaient d’anges et de sheitans, de bons et de mauvais points. Et si d’aventure, plus tard, des faits religieux nous ont interpellés, c’est parce qu’ils se rapportaient à de hauts faits historiques ou qu’ils avaient été touchés par l’aile de l’ange du Bizarre. Plutôt que les discours lénifiants et hypocrites de ces gros insectes aux élytres dorés qui bourdonnaient au-dessus de nos têtes, nous regardions du côté des mystiques, des hérétiques, des apostats ou des tutoyeurs de Dieu qui se tenaient à nos côtés."
Lire "A-t-on encore le droit de ne pas avoir de religion ?".
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