Revue de presse

J. Julliard : « Les terroristes ont gagné la bataille de la peur » (lefigaro.fr , 1er nov. 20)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste ("Marianne", "Le Figaro"), ancien directeur d’études à l’EHESS. 8 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le scénario est désormais immuable. Un crime horrible contre des innocents est commis au nom de l’islam, par un ou plusieurs terroristes islamistes. L’opinion est unanime : cette fois-ci, une limite vient d’être franchie, on ne peut rester sans réagir. Le président de la République se déplace sur le lieu du crime et prononce de fortes paroles. Les éditoriaux se font de plus en plus émouvants, de plus en plus fermes. La nation est tout entière rassemblée.

Pour trois jours ! Car, dès le quatrième, la machine à contextualiser se remet en marche et ne tarde pas à tourner à plein régime. Lors du meurtre abominable de Samuel Paty, une sociologue de terrain nous alertait dans Le Monde (16 octobre) sur le risque, à trop lui rendre hommage, de faire de son assassin un « héros négatif ». Comprenez qu’à trop célébrer Jeanne d’Arc, on risque de susciter des vocations d’incendiaires et d’allumeurs de bûchers. Quand il y a une énormité à dire, on peut toujours compter sur les sociologues. Du moins sur certains d’entre eux. C’est ce que j’appelle leur force d’ineptie.

Il n’y a d’ailleurs pas qu’en France. Savez-vous comment le New York Times annonça la décapitation de ce martyr de la cause laïque ? « La police française tire et tue un homme après une attaque meurtrière au couteau » (16 octobre). En mettant l’accent, non sur le meurtre, mais sur l’action de la police, on sous-entend clairement qu’il pourrait bien s’agir d’une bavure policière. Les bons apôtres.

En ira-t-il de même après le triple meurtre en pleine basilique Notre-Dame-de-l’Assomption à Nice ? On veut croire que non, parce qu’au-delà de l’horreur une prise de conscience des véritables enjeux a commencé de se faire.

La France est-elle en guerre ? Oui, assurément, puisque depuis des années l’islamisme radical la mène ouvertement contre elle, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son territoire. Maintenant, la France fait-elle la guerre ? Assurément non, puisqu’elle s’est jusqu’ici bornée à parer tant bien que mal les coups qui lui étaient portés.

Pourquoi ce manque de réactivité ? Par légèreté, par lâcheté, mais aussi parce qu’en son sein l’islamo-gauchisme d’un certain nombre d’intellectuels d’extrême gauche, très minoritaires dans le pays mais très puissants dans les médias, a paralysé toute velléité de riposte en l’assimilant à la trop célèbre islamophobie, avorton monstrueux qui identifie l’islam à une race et toute résistance à l’islamisme à du racisme. Ainsi, la victoire de l’islamisme a d’abord été intellectuelle. Et si l’indignation qui s’est emparée du pays à la suite des derniers attentats pouvait nous débarrasser de l’intimidation que ces compagnons de route de l’islamisme font peser sur la politique et sur l’intelligence françaises, une partie importante, décisive même, de la contre-attaque serait accomplie.

Contre qui faire la guerre ? Assurément pas contre les musulmans, qui sont désormais partie intégrante de la communauté nationale et dont beaucoup sont à l’avant-garde de la résistance à l’islamisme. Du reste, si une trop longue passivité de la nation à l’égard de la menace a longtemps prévalu, il faut rendre hommage à ce peuple qui ne s’est jamais laissé aller à l’amalgame, et qui n’a jamais réagi à ces attentats abominables contre des prêtres, des journalistes, des professeurs, des policiers, des juifs et des chrétiens et aussi des musulmans, ou tout simplement des passants qui avaient le malheur de se trouver au mauvais moment là où il ne fallait pas, par des actes de vengeance aveugle. Pas un seul mort dû à la vengeance ! Désolé, Messieurs les islamistes, la France ne mènera jamais la guerre de religion dont vous rêvez pour imposer votre loi aux musulmans. Nous avons donc gagné la bataille de la dignité.

Oui, mais les terroristes ont gagné la bataille de la peur !

Car enfin, qui donc est sous la menace ? Qui a besoin d’être protégé jour et nuit par la police ? Les partisans, plus ou moins avoués, du terrorisme, ou encore ceux qui « comprennent le contexte » ? Vous n’y êtes pas. Ceux qui risquent leur vie, ce sont les adversaires du terrorisme. Comment ne pas saluer le courage, je dirai l’héroïsme des Boualem Sansal, des Kamel Daoud, des Zineb El Rhazoui, et de tant d’autres qui ne portent pas précisément des noms gaulois. Honneur à ces combattants de la liberté ! C’est pour nous qu’ils se battent. Croyez-moi, ils prennent plus de risques qu’Edwy Plenel ou que Jean-Luc Mélenchon.

Cela dit, ne nous faisons pas d’illusions. La bataille sera rude, car notre longue passivité a permis aux islamistes de marquer des points dans la jeunesse musulmane. Entre ceux-ci et les musulmans sincèrement républicains existe ce qu’Amine El Khatmi, socialiste et président du Printemps républicain, appelle une « zone grise », composée d’une grande majorité d’hésitants, probablement la majorité, qui n’approuvent pas le terrorisme mais qui sont tentés par le communautarisme. Un sondage Ifop paru en septembre dans Charlie Hebdo montrait que les trois quarts des jeunes musulmans faisaient passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République. Pis que cela : que 45 % d’entre eux estimaient l’islam incompatible avec ces valeurs !

La bataille pour la reconquête aujourd’hui nécessaire devra donc être menée sur tous les terrains à la fois : intellectuel, politique, sécuritaire.

Il y a d’abord un problème de justice et de droit. Entre Mireille Delmas-Marty, professeur émérite au Collège de France, qui, au lendemain du meurtre de Samuel Paty, ne craignait pas d’affirmer, de façon caricaturale, que « nous basculons vers un droit pénal de la sécurité » (Le Monde , 24 octobre), et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui montrait qu’en matière d’asile ou d’immigration, le droit européen a pris le pas sur le droit français, au point de rendre presque impossible toute politique restrictive (Le Figaro, 22 octobre), le contraste est total. Entre une vision complètement abstraite, anhistorique du droit, et l’autre, qui se soucie de rendre à la France la maîtrise de sa politique migratoire, le choix est vite fait. Il ne s’agit évidemment pas de restreindre les libertés publiques, puisque c’est justement ces libertés que nous défendons sans esprit de recul contre l’islamisme, mais d’empêcher la paralysie progressive de la volonté politique, qu’elle émane des Assemblées et du gouvernement, par de multiples instances judiciaires nationales ou européennes qu’il faut remettre à leur place

C’est une très vieille histoire. Sous l’Ancien Régime, les Parlements, et notamment celui de Paris, faisaient contrepoids à l’absolutisme royal. Ils ont perdu ce pouvoir sous la République, qui les a plus d’une fois bousculés. Les juges ont tendance aujourd’hui à prendre leur revanche ; plus ou mois consciemment, ils aspirent à redevenir les Parlements d’Ancien Régime. Entre-temps, un troisième acteur est apparu : le peuple souverain. Si, en démocratie, le peuple ne peut pas tout contre le droit, à plus forte raison le droit ne peut pas tout contre le peuple.

Dans cette lutte pour la liberté de l’esprit et pour la liberté tout court, le rôle de l’éducation est essentiel. l’État a le devoir de soutenir ses professeurs, de les soutenir inconditionnellement, sauf affaire de droit commun, contre le détournement de l’institution des parents d’élèves, utilisée par les islamistes comme un instrument de harcèlement des enseignants et de la lutte contre la science et la raison, autrement dit contre la laïcité. Il faut mettre le holà à cette perversion de l’institution scolaire : celle-ci a besoin, pour briser le huis clos familial, du colloque singulier de l’enseignant et de l’enseigné. Ce n’est pas aux parents de dire ce que l’on doit enseigner à leurs enfants.

Ce n’est pas pour rien qu’à ce point ce soit Péguy, une œuvre de Péguy, un titre de Péguy qui me soit venu sous la plume. J’ai seulement ajouté « laïque » à République, mais je suis sûr qu’il n’eût pas protesté. Le génie, tout à la fois poétique et politique de Péguy, est d’avoir compris, mille fois mieux que tout autre avant lui, que laïcité, République et France sont une seule et même chose.

La laïcité, c’est l’unité dans la diversité, ou encore, c’est l’unité dans la séparation. « Au début tout était ensemble, puis vint l’Esprit qui mit chaque chose à sa place », dit le philosophe présocratique Anaxagore de Clazomènes (vers 500-428 av. J.-C.). L’idée qu’il y a un Esprit universel, à l’image de l’intelligence humaine, qui organise l’ensemble du cosmos est une idée forte, qui remet en question l’existence des dieux et l’empire de leurs prêtres.

Car la laïcité, c’est d’abord l’idée de séparation. J’emprunte à Pierre Manent (Cours familier de philosophie politique, Fayard, 2001) l’énumération des principales séparations qui rendent ce monde habitable : séparation professionnelle : la division du travail ; séparation politique : la division des pouvoirs ; séparation du civil et du politique : la vie privée ; séparation du représentant et du représenté : l’élection ; et enfin séparation religieuse de l’Église et de l’État : la laïcité.

Mais cette séparation, purement pratique, a pour présupposé l’unité de l’Esprit humain, et par voie de conséquence, l’unité de l’espèce humaine. Dites laïcité ou dites universalisme, qu’importe, c’est la même chose.

C’est la grandeur de la République d’avoir proclamé ce principe valable pour tous les temps, tous les pays, toutes les civilisations, toutes les religions, et d’avoir fait de ce coin de terre la patrie de l’universel. Merci à Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, Richard Malka, Patrick Kessel, Marcel Gauchet et à tous les autres, de l’avoir rappelé dans un manifeste publié dans Le Journal du dimanche (25 octobre).

Comprend-on bien maintenant pourquoi la question posée au début, la question islamique et même la question musulmane ne trouve sa solution que dans et par la laïcité ?

Comprend-on bien que quiconque trahit cet idéal ne fait, sous prétexte d’apaisement, qu’organiser la France en un champ de bataille entre des communautés concurrentes ? Les partisans d’une « laïcité ouverte », autrement dit ceux qui ont abandonné l’universalisme au profit des communautarismes rivaux, ne sont pas seulement de tristes capitulards, ce sont, fût-ce à leur corps défendant, les organisateurs des guerres civiles du futur. Seule la laïcité peut instaurer la coexistence organique de toutes les familles de pensée, de toutes les religions, même de celles qui ne croient pas en elle.

À quoi l’on objecte justement que l’islam n’est pas une confession parmi d’autres. C’est un système politico-religieux d’une seule pièce, qu’il serait vain de prétendre ramener aux pratiques paisibles de la foi personnelle. Mais n’est-ce pas là justement ce que l’on a prétendu naguère du christianisme constantinien et du catholicisme d’Ancien Régime ? Ce n’est pas facilement et de gaieté de cœur que l’Église catholique, au début du siècle, a fini par se résigner à la laïcité. Afin de soustraire la jeunesse à son influence,les républicains n’ont pas hésité à employer des méthodes brutales : en 1880, Jules Ferry annonce l’expulsion de 5843 religieux, surtout des jésuites, des établissements scolaires ; en 1904, sous Émile Combes, 30.000 religieux interdits d’enseignement choisissent l’exil. Quel vacarme si l’on faisait aujourd’hui aux musulmans ce qu’on a fait il y a un peu plus d’un siècle aux catholiques ? Et pourtant, à l’issue de l’affrontement, la laïcité a triomphé, et avec elle la paix des esprits et des consciences. La question n’est donc pas de savoir si l’islam est compatible avec la démocratie, mais de créer les conditions pour qu’il le devienne.

Oui, les temps sont difficiles, et nous l’avons tous entendu, ce vol noir des corbeaux sur nos plaines… Les assauts du fascisme islamique ont pour toile de fond un monde où la démocratie est presque partout menacée, opprimée, détruite. Il faut tenir bon. La liberté est le bien de tous, mais sa survie est aujourd’hui l’affaire de chacun."

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