Jean-Eric Schoettl, conseiller d’Etat honoraire, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. 6 décembre 2020
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"[...] Lorsqu’on parle, comme aujourd’hui, de mieux armer juridiquement la société contre l’islamisme ou la délinquance, on n’entend pas abolir l’État de droit, mais déplacer le curseur dans les limites de cet État de droit. Au demeurant, depuis une quinzaine d’années, quelques déplacements de curseur se sont réalisés (en suscitant toujours d’âpres débats) en faveur de l’intérêt général et des disciplines collectives : prohibition des signes religieux ostentatoires à l’école publique, prohibition de l’occultation du visage dans l’espace public, loi renseignements, loi SILT (qui pérennise certains aspects de l’état d’urgence antiterroriste), législation sur la crise sanitaire.
Un assez large consensus se dégage aussi aujourd’hui pour que le projet de loi sur les valeurs de la République, en cours de préparation, déplace sensiblement le curseur. Tout cela devrait paraître évident, mais cela ne l’est pas dans la France contemporaine.
Le déplacement du curseur dans le sens de l’intérêt général est en effet bloqué par un fondamentalisme « droits-de-l’hommiste », minoritaire dans l’opinion, mais influent dans le monde politique, médiatique, associatif et au sein même des institutions.
C’est ce fondamentalisme et non l’État de droit qui est le problème. Il nuit en effet à l’État de droit qu’il prétend défendre, car, par ses excès, il conduit chacun à se demander si l’État de droit n’est pas devenu un carcan pour la démocratie (« des tas de droits tenant l’État à l’étroit »), une mauvaise affaire pour les libertés…
De fait, le droit contemporain intègre de moins en moins le souci de l’intérêt général. Il magnifie des droits fondamentaux dont il a une vision de plus en plus abstraite et « myope », faute de voir au-delà de l’impact direct des décisions publiques sur les droits individuels, faute de prendre en compte les intérêts diffus des gens, faute de se soucier du long terme, faute d’attacher un prix suffisant au bien de la collectivité, faute aussi de s’intéresser aux effets globaux, différés, collatéraux, indirectement vertueux ou pervers, des politiques publiques. [...]
Seule une modification de sa Constitution permettrait à la France de placer en rétention administrative les radicalisés ; de déchoir de la nationalité française les auteurs d’actes terroristes, y compris lorsqu’ils n’ont pas une autre nationalité ; de plafonner les flux migratoires ; de donner une portée normative à tout ce que la laïcité à la française comporte de coutumier, notamment la discrétion religieuse dans l’espace public et sur les lieux de travail ; de maintenir dans des centres fermés les demandeurs d’asile tant que leur dossier est en cours d’examen ; de faire pratiquer des contrôles d’identité par les forces de l’ordre sans avoir à recueillir un agrément judiciaire préalable et sans se voir reprocher un délit de faciès du seul fait que les personnes contrôlées font partie d’une minorité visible ; ou de mettre fin, au profit du juge administratif, à la double intervention des deux ordres de juridiction en matière d’éloignement des étrangers ;
Seule une modification du droit européen permettrait à la France par exemple de rétablir des contrôles frontaliers ; de placer rapidement en centre de rétention administrative les étrangers en situation irrégulière ne présentant pas de garanties de représentation suffisantes ; ou d’édicter des obligations de neutralité religieuse sans se voir taxée d’atteinte à la liberté religieuse ou de discrimination indirecte ;
Seule une dénonciation de la convention de Genève (ou du moins une suspension de sa participation à cette convention) permettrait à la France de refouler un trop-plein de demandeurs d’asile.
S’agissant du droit européen, les modifications doivent se faire à l’unanimité (traités) ou à la majorité qualifiée (droit dérivé). Elles exigent donc de nouer des alliances.
Un certain nombre de directives devraient être renégociées (par exemple celle prohibant les « discriminations indirectes » sur les lieux de travail, qui interdit aux règlements intérieurs de fixer des règles qui, même sans intention discriminatoire, désavantagent objectivement certaines expressions religieuses).
La France pourrait aussi suspendre unilatéralement l’application de telle ou telle règle du droit européen ou l’observation de telle ou telle jurisprudence de la Cour de justice de l’Union (par exemple la jurisprudence Digital Rights) pour un motif d’intérêt national impérieux ou pour sauvegarder son identité constitutionnelle. Les deux attitudes (recherche d’un accord et geste unilatéral) ne sont pas inconciliables : le seconde peut être un catalyseur de la première. [...]"
Lire "Il faut reconfigurer l’État de droit, pas y renoncer".
Lire aussi CRE. J.-E. Schoettl : « Le droit européen majore la puissance du juge contre la souveraineté populaire » (CRE, 20 nov. 20), J.-É. Schoettl : Lutter contre l’islamisme impose une révision de la Constitution et une renégociation de nos engagements internationaux (Le Figaro, 22 oct. 20) (note du CLR).
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