par Pierre Biard 31 mai 2016
Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un "crime imaginaire", Gallimard, 126 pp., 14 €.
En 122 pages et 6 chapitres, Jacques de Saint Victor nous conduit de la Bible hébraïque au procès en "islamophobie" que les actuels tenants d’un islam politique font aux partisans de la laïcité.
L’étude du blasphème n’est pas nouvelle. L’auteur parle d’une "littérature abondante" dans laquelle il retient une dizaine d’ouvrages (cités en note à la page 14). A sa liste j’ajouterais volontiers ces deux autres : de la journaliste et essayiste Caroline Fourest : Eloge du blasphème, et, écrit en collaboration avec Fiammetta Venner : Les interdits religieux [1] [2]. C’est dire que nombre de bons esprits, passant au crible de la critique les religions et les pays opposés à la liberté de penser et de dire, ont cherché à saisir les causes et les modalités de la répression de ce "crime imaginaire". A ces analyses le petit ouvrage de Jacques de Saint Victor apporte un utile complément actualisé, une étude courte mais dont la concision n’exclut ni la densité, ni la richesse, ni une parfaite clarté. D’autant plus convaincante qu’elle se lit aisément, qu’elle est solidement argumentée par un juriste, universitaire et historien du droit, qui n’avance rien qu’il ne soit en mesure de prouver et dont le propos reste mesuré et d’une impartialité qui, en des temps où l’invective remplace trop souvent un débat calme et objectif, mérite d’être soulignée. La neutralité de Jacques de Saint Victor n’est pourtant pas de l’indifférence car il ne cèle en rien sa ferme adhésion au droit et à la liberté d’expression.
Dans son avant-propos, il relève l’étonnante résurgence aujourd’hui de l’accusation de blasphème, infraction d’un autre âge, et dans son sillage la remise en cause de la liberté de pensée que l’on pouvait croire définitivement acquise. Les assassinats, ciblés ou aveugles, récemment commis à l’appel d’un dieu réclamant vengeance contre de supposés outrages ont provoqué un ébranlement dans l’opinion publique. En France, à Paris, des millions de personnes ont défilé le 11 janvier 2015 : ces manifestants savaient, du moins devinaient, ce que les tueurs voulaient assassiner : avec les corps, le droit à la liberté de dire, d’écrire ou de dessiner et donc à l’impertinence, qualifiée par eux de blasphème. Mais les gens de tout âge, hommes, femmes et enfants qui marchaient de la République à la Nation ne s’y sont pas trompés : ils témoignaient contre "tout interdit, celui de Dieu, celui des puissants, ou des cuistres".
Le blasphème est d’abord un interdit religieux issu du judaïsme, repris ensuite par les deux autres religions du "Livre". Contre le "crime de bouche", la Bible hébraïque appelle à de sévères sanctions, allant jusqu’à la mort. Durant le Haut Moyen Age, dans le pays qui va devenir la France, le blasphème ne semble pas aussi durement puni, probablement parce que la nouvelle religion chrétienne est loin d’avoir fait disparaître les cultes antiques que l’Eglise tente pourtant de dévaloriser en les renvoyant à l’appellation méprisante de "paganisme", la religion des païens ou paysans. C’est après l’an mil, avec les Capétiens, que le péché de blasphème ressurgit. En concurrence avec l’Eglise, les rois estiment tenir leur autorité de Dieu seul et, de ce fait se voient investis de la mission de moraliser la société, en pourchassant ceux qu’on leur aurait désigné, à cause de leurs propos ou de leurs actes, comme blasphémateurs. La politique de répression s’aggrave au XVIe siècle avec l’apparition de la Réforme, cette hérésie étant assimilée au blasphème. Un temps apaisée avec la promulgation de l’édit de Nantes par Henri IV (1598) qui autorise une relative liberté de conscience, la lutte contre l’outrage à Dieu va se poursuivre et même s’amplifier sous Louis XIV, qui révoque l’édit de Nantes en 1685, et, plus étrangement, culminer en plein siècle des Lumières avec la sinistre affaire du chevalier de la Barre (1765).
Le titre du chapitre III résume bien le paradoxe de cette affaire : "La Barre, le procès de trop". De trop car il va entraîner des conséquences à long terme exactement contraires à celles que souhaitaient les accusateurs. L’auteur rappelle brièvement les faits : en 1765, à Abbeville, un jeune homme est soupçonné d’avoir commis des dégradations sur un objet religieux (christ en bois) et de ne pas s’être découvert au passage du Saint Sacrement. Ces soupçons sont seulement portés par la rumeur publique, mais amplifiés par des délateurs. On aurait pu s’attendre à ce que la justice procède à une enquête et conclue, soit par un non lieu, au pire par une admonestation complétée d’une amende - cela avait été le cas, pour des faits comparables, à Issoudun, non loin de Bourges, en 1744 - mais à Abbeville, pour d’obscures raisons locales et suite à la découverte chez le chevalier d’un Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire, enfin parce qu’à ce moment là Louis XV, qui venait de perdre son fils, exigeait la plus grande rigueur contre ceux qui outrageaient la religion, les juges du présidial, comme ceux du Parlement refusèrent toute grâce à l’accusé. Après avoir été torturé (on lui a brisé les os), il fut achevé à la hache et son corps solennellement brûlé sur le bûcher. Cette exécution horrifia l’Europe entière et Voltaire se fit un devoir de la dénoncer dans un pamphlet, prudemment signé d’un pseudonyme : Relation de la mort du chevalier de la Barre (1766) qui fit rapidement le tour de l’Europe.
Les conséquences de ce "procès de trop" ne se firent guère attendre, elles préparèrent les esprits, à commencer par une partie de la noblesse et une bourgeoisie, de plus en plus en plus éclairées, à la dénonciation du "fanatisme religieux" et à l’idée qu’il fallait changer un système politique qui autorisait de semblables errements. Le martyre d’un jeune homme de vingt ans a contribué à la Révolution et à l’avènement du monde moderne. Après la Déclaration des droits de l’homme et du du citoyen (26 août 1789), la France peut s’honorer d’ avoir, la première en Europe, aboli, dans le Code pénal du 25 septembre 1791, l’infraction du blasphème.
Tout n’était pas gagné cependant, car après l’épisode napoléonien vient la Restauration et Jacques de Saint Victor intitule légitimement le chapitre IV "Une abolition en trompe l’œil". Malgré la prudence de Louis XVIII et d’une fraction des anciens immigrés (personne n’avait envie de repartir en exil !), poussée par le clergé et particulièrement par les jésuites, la Chambre des députés, en 1819, rétablit, sous une appellation simplement moins provocante, le délit de blasphème. C’est la loi Serre du 17 mai 1819 intitulée "outrage à la morale publique et religieuse", que les Républicains de la fin du siècle eurent de la peine à faire disparaître. Au début de l’année 1881, à l’évêque et député d’Angers, Mgr Freppel, qui protestait contre le projet d’abolir la loi Serre, Clemenceau, avec son anticléricalisme et son humour habituels prononça la phrase devenue célèbre : "Dieu se défendra bien tout seul !". Finalement c’est la loi sur la presse du 27 juillet 1881, sous laquelle nous vivons toujours, qui abroge la loi Serre en instaurant la liberté d’expression, avec quelques restrictions comme, par exemple l’offense au chef de l’Etat, aux chefs d’Etat étrangers ou aux ambassadeurs.
Le délit de blasphème aurait donc disparu aujourd’hui de notre horizon ? Pas tout à fait, il existe encore dans plusieurs pays européens, et même en France, en Alsace-Moselle. Et surtout, les adeptes d’un islam politique, qui entretiennent, ouvertement ou de façon cachée, le fanatisme des terroristes, s’emploient, avec la complicité d’un certain nombre d’intellectuels, voire de responsables politiques, à réintroduire la loi Serre dans notre législation.
En ces temps d’incertitudes où, comme l’écrit la sociologue Dominique Schnapper, "la citoyenneté s’est affaiblie en même temps que les valeurs civiques" [3] le petit livre de Jacques de Saint Victor est le bienvenu : il mérite sans restriction d’être lu avec attention par toutes et tous.
Pierre Biard
[1] Caroline Fourest, Eloge du blasphème, Grasset, 2015. Caroline Fourest, Fiammetta Venner, Les interdits religieux, Dalloz, 2010 (l’entrée consacrée au blasphème occupe les pages 40 à 63).
[2] Lire aussi C. Fourest : Qui sont les victimes, qui sont les coupables ? (note du CLR).
[3] Dominique Schnapper, La République aux 100 cultures, Arfuyen, coll. La faute à Voltaire, 2016.
Lire aussi J. de Saint Victor : Le blasphème, une liberté menacée (note du CLR).
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