Contribution

J’ai connu les grands débuts du "pédagogisme" (J. Lamagnère)

par Jacques Lamagnère, directeur d’école. 7 novembre 2017

1965. Je faisais mon entrée en CP dans une école d’un quartier périphérique de Bordeaux près de la gare Saint-Jean, un quartier populaire où se côtoyaient une petite classe moyenne et beaucoup de gens modestes comme c’était le cas de mes parents. L’école élémentaire n’était pas encore mixte et c’était donc des nuées de petits garçons qui déferlaient dans la cour de récréation. Je ne sais plus si j’aimais l’école et ne sais même plus d’ailleurs si la question se posait, tout comme ne se posait pas celle de savoir si j’aimais mon institutrice ou mon instituteur. Il me semble, juste, que je craignais leur sévérité.

Un demi-siècle après, je me souviens du nom de certains. Celle de CP par exemple s’appelait Mme Déret et je me souviens qu’elle avait la particularité d’être née un 18 novembre, comme moi, d’où une certaine fierté le jour de mon anniversaire, quand j’ai reçu une image. Une autre s’appelait Mme Deschamps et nous parlait de Colette, morte dix ans plus tôt, Colette qu’elle pleurait encore. Je me souviens également de la remise des prix. J’ai eu souvent le « Premier accessit », soit un diplôme que l’on donnait au 3e, juste après le Prix d’excellence et le Prix d’honneur, qui eux, recevaient un livre. Le Prix d’excellence, d’ailleurs, je l’ai eu, ou du moins, j’allais l’avoir en CM1, sauf que mes parents ont déménagé en mai m’obligeant à changer d’école. J’ai donc fait le bonheur du 2e et même du 3e.

On est sûrement tous un peu nostalgiques de ce temps révolu de l’enfance et de l’école. Cette Ecole, certes imparfaite, ces instituteurs, certes souvent dans une posture d’autorité et de sévérité, peu payés mais considérés et qui ne devaient de comptes qu’à une hiérarchie venant juste vérifier le niveau des élèves qu’on leur confiait. Et ce niveau, il fallait qu’il soit bon. Je n’ai jamais entendu mes parents dire un mot de travers sur mes maîtres et maîtresses et toute punition de la part de ces derniers s’accompagnait d’une sanction supplémentaire le soir même.

Grâce à tout ce petit monde, j’ai continué mes études et j’ai même eu envie d’être moi-même instituteur, de faire la classe, me rêvant seul devant une trentaine de lardons attentifs en leur dispensant un savoir adapté, en partageant mes connaissances et ma sagesse d’adulte.

Je suis donc entré à l’Ecole normale, en 1979. Mais, de l’eau avait coulé sous les ponts. Déjà, lors du concours, pour une épreuve, on nous demandait de nous exprimer sur une musique. Le bruit courrait qu’il fallait faire n’importe quoi pour être expressif. J’ai fait n’importe quoi en grimpant sur les tables et en me jetant par terre sous le regard satisfait des examinateurs. Funeste présage.

Au tout début de la première année, sur les trois ans de formation, dont une à l’université, on nous a envoyés sur le terrain pour observer des instituteurs dans leur classe. Je me suis donc replongé dans ce que j’avais quitté douze ans plus tôt. J’ai revu ces maîtres et maîtresses de mon enfance avec leurs airs sévères, arpentant la cour lors des récréations, et je prenais des kilos de notes pour décrire admiratif leurs faits et gestes. L’un d’entre eux, en fin de carrière, un peu dubitatif et méfiant sur notre présence, m’a dit ces quelques mots qui me restent encore gravés : « Je sais pourquoi on vous envoie nous observer. Ils ne veulent pas que vous nous ressembliez. Ils vont vous dire que nous sommes le passé, que l’Ecole, ce n’est plus ça. Moi, mes élèves de CM2, ils ne rigolent pas tous les jours mais quand ils rentrent en Sixième, ils savent lire, écrire, compter et ils se tiennent bien car c’est ma mission d’exiger cela de leur part. Si tu veux plaire à tes profs d’Ecole normale, dis leur tout le mal que tu penses de moi. »

Une fois ce stage fini, nous avons tous fait un mémoire et j’ai suivi, en hypocrite, ses conseils. J’ai dit beaucoup de mal de ses méthodes passéistes et ennuyeuses, de cette classe en rang d’oignon et silencieuse et de ces élèves qui ne prenaient la parole que lorsque leur maître l’autorisait. Mes professeurs ont lu mes lignes avec délectation tout en se grattant la barbe ou en essuyant leurs doubles foyers. Ils ont conclu que j’avais parfaitement compris qu’il fallait changer cette vision poussiéreuse de l’Ecole et que j’avais trois ans pour apprendre comment.

Effectivement, en trois ans, j’ai connu les grands débuts du "pédagogisme". J’ai appris ce qu’était un référentiel bondissant ou un outil scripteur. J’ai appris à fixer des objectifs à court terme et des objectifs à long terme. J’ai appris que l’essentiel n’était pas de faire passer un savoir mais de comprendre pourquoi il n’est pas passé, quitte à m’interroger toute l’année scolaire sans rien faire passer. J’ai appris que la pédagogie n’est plus un outil mais une fin en soi et qu’elle peut tout résoudre. Si on n’y arrive pas, il faut aller au-delà et remettre en question nos pratiques.

J’ai appris qu’il faut tout respecter chez l’enfant, son innocence, sa condition sociale, sa paresse, sa mauvaise humeur, son insolence et même sa violence. S’il n’apprend pas, ne veut pas apprendre et se comporte mal, c’est forcément ma faute ou celle de ma pédagogie mal adaptée. On m’invite alors à me remettre en question, à relire mes fiches ou parfois même on m’envoie un(e) conseiller(ère) pédagogique qui me prodiguera de précieux conseils. J’ai appris que les parents et la société toute entière ont leur mot à dire sur mon métier et beaucoup savent bien mieux que moi.

J’ai donc bien appris et continué ma carrière bercé par la reconnaissance de la société et le « progrès ». Combien de fois ai-je entendu : « Vous avez le plus beau métier du monde [et un des plus mal payés] et merci beaucoup de vous investir autant » ?

Et, au fil du temps, on m’a annoncé l’enfant comme étant soudain « au centre du système », me reléguant en périphérie. J’ai vu les programmes changer à chaque année bissextile et, chaque nouveau ministre arriver avec une réforme sous le coude qui va être bien meilleure que celle de l’année dernière et de son prédécesseur. Récemment, les chrono-biologistes nous ont indiqué qu’ils savent tout sur les rythmes de l’enfant. Nous, bien sûr ne le savions pas. Nous étions dans l’erreur depuis un siècle. Il fallait donc tout changer.

Désormais, on n’a plus des « connaissances » mais des « compétences » et tout doit être dans des « projets ». Enfin, le savoir, ce sont des « paliers », comme pour monter au 5e étage sans ascenseur - sans « ascenseur social » plutôt… On nous a noyés et une main puissante nous maintient bien au fond.

La fin de ma carrière est proche et je revois Mme Déret, l’air sévère sur mon « L » majuscule flageolant, et je me vois tremblant à l’idée que je n’aurai pas l’image promise. Je vois ces élèves de l’école en ZEP que je dirige depuis vingt ans partir en Sixième pour beaucoup sans maîtriser la lecture, sans savoir écrire ni même s’exprimer correctement. Je les vois à 17, 18 ou 20 ans au coin de la rue, à attendre un client ou - pain béni pour leurs familles, reconnaissantes qu’ils ne soient pas ou plus dealers - barbus, de blanc vêtus, marchant vers la mosquée, le regard noir.

Ils ont pourtant connu notre école depuis l’âge de 3 ans et ils n’ont rien retenu, ni de la République, ni de la laïcité, ni du savoir. Et même pire, ils haïssent ces valeurs. Quelle défaite de notre Ecole qui depuis plus de trente ans est passée de l’état de référence mondiale à un système quelconque, élitiste - en prétextant le contraire -, sans exigence sinon celle de la médiocrité !

Mais quelles valeurs, nous-mêmes, avons-nous gardées ? Qu’ont fait tous ces gens, ces « pédagogues » bien-pensants, donneurs de leçons, ces illusionnistes de la réussite pour tous et de l’égalitarisme, qui nous poussent dans une inexorable fuite en avant, qui ne sont qu’arrogance et méprisent le contradicteur, désigné comme « réactionnaire » ou même pire.

Et moi-même, suis-je le complice passif du marasme ? Certainement et j’ai attendu bien trop d’années pour m’en rendre compte. A quelques encablures de mon retrait de ce système, je ne suis pas fier car le mal est profond et je ne vois pas de prise de conscience de ceux qui encadrent notre système éducatif. Ils sont hélas convaincus d’être dans le vrai, même si l’évidence de leur échec saute aux yeux.

Très récemment, une jeune débutante, dans mon école, a reçu la visite d’une conseillère pédagogique. Je lui avais donné des conseils pour sa classe, lui demandant avant tout d’asseoir son autorité, d’être stricte et de mettre en place une vraie ambiance de travail pour un public qui a besoin d’un cadre très souvent absent dans la famille. Tout fonctionnait très bien mais n’était pas du goût de cette conseillère, pétrie de bons sentiments, qui lui a dit : « Vos élèves semblent s’ennuyer car votre façon de faire la classe n’est pas fun. »

Le « mal » est identifié. Que répondre à ça ?

Jacques Lamagnère, directeur d’école.


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