(Charlie Hebdo , 7 fév. 24) 13 février 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Balade à New York, dans le plus grand quartier hassidique du monde – le hassidisme est un courant mystique et fondamentaliste du judaïsme. Une plongée parfois étouffante dans un mode de vie – et de pensée – que l’on espérait disparu.
Inna Shevchenko
Lire "Isolement, ségrégation… Bienvenue dans la plus plus grande secte de juifs hassidiques au monde"
Bienvenue à Williamsburg, Brooklyn, la Terre sainte de tous les hipsters new-yorkais. Résidences d’artistes, librairies, street art impressionnant, bars populaires et shopping sont au menu de ce quartier. Mais préparez-vous à perdre vos repères temporels. Il suffit de parcourir quelques blocks (« pâtés de maisons »), dans South Williamsburg, pour se retrouver dans un univers parallèle et strictement coupé du monde. Ici, nous sommes plongés dans le passé le plus rétrograde. Nous nous trouvons au cœur de l’un des bastions de la plus grande secte de juifs hassidiques au monde, le groupe Satmar. Comprenant environ 57 000 personnes, elle a été reformée, entre autres à New York, à la fin des années 1940 et 1950 par des survivants de la Shoah qui avaient fui la Hongrie et la Roumanie.
Les habituels bâtiments de Brooklyn, de style néo-italien et néoroman, ne présentent ici que des panneaux et des enseignes en yiddish et en hébreu. « L’isolement du monde moderne est fondamental pour la communauté », me prévient tout de suite ma guide, une femme du quartier qui a quitté la secte il y a quelques années. Elle explique que la communauté se protège du monde occidental en n’utilisant, par exemple, que des « technologies casher » : pas de smartphone, et Internet filtré. « En fait, ils s’isolent des autres Juifs autant que du reste du monde. Cette communauté est antisioniste, considérant la création de l’État d’Israël comme un acte antimessianique. Les Juifs intégrés dans la société occidentale sont des âmes perdues. »
Un obscurantisme social au cœur de Brooklyn
Il ne faut pas longtemps pour ressentir l’adhésion sans compromis de la communauté à l’orthodoxie du hassidisme, et pour constater un obscurantisme social choquant au cœur de Brooklyn. Après avoir fait quelques pas sur Lee Avenue, la première chose que l’on remarque est que tous les gens se ressemblent de manière extraordinaire. La majorité de ceux qui se trouvent dans la rue sont des hommes barbus avec des payos (des boucles de cheveux devant les oreilles, aussi appelées « papillotes »), portant de grands chapeaux noirs et des manteaux également noirs de type redingote du XIXe siècle. Il ne fait aucun doute que ces habitants de Williamsburg surpassent les hipsters locaux en termes de style et d’extravagance.
Les hommes adultes hassidiques baissent ostensiblement les yeux quand on les croise, évitant tout contact visuel, en particulier avec les femmes. En revanche, les écoliers, eux aussi en long manteau noir jusqu’aux chevilles, font preuve d’une belle vivacité et d’une grande curiosité pour le spectacle de la rue. Je remarque des petits bouts de papier avec un texte en yiddish dans les mains de deux adolescents, qui lisent attentivement ce qui y est écrit. « Il s’agit généralement d’annonces faites par la communauté au sujet de quelqu’un qui s’est mal comporté », explique ma guide.
Nous nous arrêtons devant une vitrine de vêtements pour enfants. Il y a un petit costume noir avec une chemise blanche pour garçon et deux longues robes pour fille, accompagnées de collants noirs et d’un boléro à manches longues. « Vous voyez ces mignons vêtements pour fille ? Ils sont conformes aux règles vestimentaires de pudeur générale de la communauté », me dit ma guide, précisant que ces règles sont applicables aux enfants satmar dès l’âge de 3 ans. Nous nous arrêtons ensuite à la boulangerie, qui semble être l’endroit le plus animé de l’avenue. Ici, on entend de la musique, quelques personnes lisent les journaux. Les hommes hassidiques à la caisse nous accueillent joyeusement : « Prenez. Il faut que vous goûtiez ça. » On me tend immédiatement un sachet de rugelach, sortes de petits croissants fourrés. Déjà intimidée par le contexte, je donne docilement mes 10 dollars au caissier.
Ségrégation des genres
« Les gens peuvent faire la charité ici », m’invite la guide, m’indiquant de petites boîtes transparentes. Elle explique fièrement que chaque fois qu’une femme de la communauté souffre d’infertilité, les habitants collectent de l’argent pour s’assurer qu’elle reçoive le meilleur traitement possible. J’ose demander : « Y a-t-il une boîte pour une femme qui n’a pas les moyens d’aller à l’université mais qui veut étudier ? » On me répond par un sourire de pitié. Pour faire baisser la tension, la guide ouvre un journal. « Ils annoncent les nouveaux couples qui se sont formés. On y trouve le nom des fiancés et des fiancées et celui des match-makers [« intermédiaires »]. Sans eux, les jeunes n’ont pas la possibilité de se rencontrer, car les espaces sont séparés en fonction du sexe. »
Cette division des rôles et cette ségrégation des genres commencent dès le plus jeune âge : à 3 ans, les garçons vont au heder, une école primaire axée sur les études religieuses, car ils sont principalement élevés pour devenir des savants de la Torah. Les filles peuvent apprendre dans les écoles communautaires non mixtes des matières dites « laïques », enseignement considéré comme inutile par la communauté. Les résultats sont sans surprise : les garçons des écoles hassidiques, contrairement aux filles, échouent souvent aux examens d’études générales, incapables de lire ou d’écrire en anglais. C’est aussi ce qui explique la pauvreté de cette communauté, puisque, dans leur grande majorité, les femmes ne travaillent pas. Après un mariage arrangé, les femmes hassidiques se consacrent entièrement à la maternité et au foyer. Elles ont en moyenne huit enfants.
Rosa Parks, reviens !
Nous continuons à nous promener dans les rues de Williamsburg, et il n’est pas exagéré de dire que les femmes y sont invisibles. Au moment où nous contemplons un imposant panneau en noir et blanc, en yiddish, avertissant les « filles juives » que « les vêtements courts, serrés et audacieux violent la pudeur et causent des troubles à l’ordre public », un grand bus jaune aux vitres entièrement teintées s’arrête devant nous. On me dit de monter si je veux voir les femmes. Le bus B110 circule entre Williamsburg et Borough Park, et sa particularité est que les femmes doivent s’asseoir… à l’arrière. Oui, exactement comme pour les Noirs dans le Sud, au temps de la ségrégation raciale. Et visiblement, aucune sœur hassidique de Rosa Parks n’est encore née…
Je me plie à cette règle atroce et m’installe au fond, afin d’apercevoir enfin quelques femmes du quartier. Elles ne sont que cinq ou six, plutôt âgées, vêtues de longues jupes noires et de manteaux de fourrure, portant perruque assortie d’un foulard ou d’un chapeau extraordinaire, dans le style des années 1950. Aucun homme n’est monté dans le bus, les sièges du premier rang sont restés vides. Personne ne dit mot durant tout le trajet, nous regardons toutes, depuis l’arrière, le grand pare-brise avant, seule vitre à travers laquelle nous pouvons voir la rue…
Où que je tourne le regard, je constate chez ces femmes et ces hommes une conscience du groupe permanente, chacun observant strictement les règles et les rôles assignés, sans se préoccuper de ce que le monde extérieur pense d’eux ou de la manière dont ce dernier se transforme. Ces juifs hassidiques ultraorthodoxes ont profité du système de la séparation de la religion et de l’État à l’anglo-saxonne pour créer leur monde fondamentaliste à seulement un pont de Manhattan. Cela leur a également été possible parce que les Occidentaux, contrairement à eux, ne parviennent toujours pas à défendre sans compromis leurs propres lois laïques et leurs valeurs."
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