Revue de presse

"Islamophobie" : "Une posture victimaire" (G. Kepel, Le Monde, 1er nov. 13)

Gilles Kepel, politologue et professeur à Sciences Po. 4 novembre 2013

"Le 15 octobre, pour la première fois dans l’histoire de la République, un premier ministre en exercice s’est rendu à la Grande Mosquée de Paris, à l’occasion de l’Aïd el-Kébir, la grande fête du calendrier islamique. Dans une brève allocution, Jean-Marc Ayrault s’est adressé aux millions de nos compatriotes fidèles de ce qu’il a nommé « une grande religion de France » pour leur présenter ses voeux. Il leur a rappelé « la détermination du gouvernement à faire respecter la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, qui comptent parmi les fondements de notre nation (...) dans le respect des lois de la République, de la laïcité et des convictions de chacun ».

Ces propos prennent tout leur sens alors que des polémiques sur la place de l’islam dans notre pays battent leur plein en France. Tandis que, d’un côté, on prophétise le malheur de notre identité nationale face à des forces qui voudraient la dissoudre au nom d’une conception vindicative d’un islam exacerbé par le salafisme et exalté par le djihad, on multiplie de l’autre les incantations contre une « islamophobie » que les élites françaises seraient coupables de propager, avatar post-moderne de l’antisémitisme dont les musulmans seraient désormais les victimes par excellence.

Ce débat est basé sur des prémisses fausses. L’idéologie s’y est substituée à l’observation raisonnée de la réalité de la France d’aujourd’hui. Elle ne sert à ceux qui forcent ainsi le trait qu’à construire des positions de pouvoir dans le champ intellectuel pour les premiers, religieux pour les seconds, afin de mobiliser des soutiens politiques sur une base identitaire à l’occasion des prochaines échéances électorales notamment. Et ces politiques identitaires, qui assignent à nos concitoyens des appartenances figées à partir de déterminants confessionnels, sont la négation même du pacte laïque qui est aux fondements des valeurs de la République. Car elles veulent nous confiner d’un côté ou de l’autre d’un « choc des civilisations » promu en ligne de faille de notre nation, en lieu et place de ses fractures sociales.

On ne saurait nier que des phénomènes préoccupants pour notre civilité se sont récemment produits. D’un côté, l’affaire Merah de mars 2012 a rappelé que le terrorisme d’inspiration djihadiste savait toujours faire des adeptes notamment dans les banlieues. Et dans celles-ci, les préceptes du rigorisme salafiste, fondés sur une rupture en valeurs avec la culture politique de la France laïque, corsètent des individus en perdition face aux malédictions du chômage et à la prégnance croissante de dealers.

De l’autre côté, ont eu lieu des agressions contre des personnes, et notamment des femmes qui portaient sur leurs cheveux le voile que prescrivent les divers mouvements de réislamisation, mais qui ne contreviennent pas à la loi ; des profanations contre des mosquées se sont produites, des attentats ont été évités de justesse. Lorsque des délits ou des crimes sont commis, la loi doit être appliquée pour en rechercher et réprimer les auteurs - le premier ministre l’a rappelé solennellement en se rendant à la Grande Mosquée de Paris à l’occasion des voeux de l’Aïd el-Kébir. Et lorsque des élèves d’une école juive ou des militaires sont assassinés au nom du djihad, les coupables doivent être poursuivis et condamnés.

La gravité de ces faits ne saurait fournir prétexte à diviser notre société en deux camps identitaires dont chacun se drape dans les habits de la victime et rejette l’autre dans le camp des coupables. La dénonciation tous azimuts de « l’islamophobie » est aussi, dans le débat actuel, une ressource victimaire dont se servent certains acteurs politico-confessionnels afin de souder une communauté sous leur houlette et d’exercer leur hégémonie sur ses membres au nom de ce slogan mobilisateur. Les événements d’Argenteuil ou de Trappes cet été, notamment, sont intervenus au moment où une sorte de « coup d’Etat » dans l’islam de France, mené par les mêmes acteurs qui dénoncent sans relâche l’islamophobie, parvenait à reculer d’un jour la date du début du ramadan qu’avait fixée le Conseil français du culte musulman - précipitant ainsi la faillite de cette instance portée sur les fonts baptismaux par l’ancien président Nicolas Sarkozy, et se posant en alternative de combat pour exercer le leadership sur l’islam de France.

Nos compatriotes, musulmans ou non, méritent mieux que ces débats qui veulent les prendre en otage de causes particulières. Et c’est ce que montre, dans la réalité, le phénomène remarquable et tout récent de la participation très importante à la vie politique, après les émeutes de 2005, d’une nouvelle génération de jeunes issus de l’immigration, dont les familles venaient en majorité de pays musulmans du sud de la Méditerranée. [...]"

Lire "Une posture victimaire".


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