(Kamel Daoud, Le Point, 8 fév. 24). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020 13 février 2024
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Lire "Immigration : l’éternel biais français de la culpabilité".
La France ? Un pays surpolitisé, dit-on. Tout y semble politique, de la grève au corps, au menu des repas et jusqu’aux loisirs, aux disputes familiales et aux morts illustres. Pour un étranger fervent des Lettres persanes, le spectacle national paraît proposer une rediffusion permanente et fantasmée de la « révolution » rejouée : coupeurs de tête, rois, galettes, pains et brioches, grèves et émeutes, maîtresses et harangues des foules. Le ton radical y est une preuve de vérité et assiéger la ville de Paris, un art architectural de la guillotine.
C’est un peu la grande passion de ce pays : qui n’y est pas président de la République, même une heure par jour, et qui pourra le rester plus de quatre jours, même après une victoire électorale de quatre ans ? C’est donc ce biais politique passionnel qui parfois empêche de penser avec réalisme des questions vitales comme, par exemple, celle de l’immigration. La France demeure peut-être l’un des rares pays où le traitement de cette question du siècle reste idéologique. Bien sûr, ce mot ne veut pas dire grand-chose de précis, mais perdure pour distinguer la réalité de ses fictions.
Encore une exception française
L’immigration ? En France, elle est souvent débattue en fonction du couple « pour ou contre », mais au nom des sentiments. Sur l’immigration, les deux opinions sont d’ailleurs rattachées à un même socle de culpabilité. Parce que le migrant est presque toujours perçu à travers le prisme de la culpabilité coloniale, de l’eucharistie ou de la « pureté nationale ». La papauté actuelle y voit une figure du Christ ; en revanche, la France perçoit surtout dans cette question un litige à propos d’un enfant indésirable. En comparaison, on constate que le Canada et les pays anglo-saxons en général peuvent développer des discours utilitaires sur l’immigration sans être lynchés par leur population. Dans ces géographies, on fixe des lois et des quotas, des critères selon l’intérêt ou la préférence, les besoins ou les projections, sans jamais y trouver rien à redire. « Sauver le monde » s’y pratique autrement. Ce sont des nations marchandes et le monde reste quelque part une marchandise.
L’exception est donc bien française : l’immigration est-elle un karma colonial, une dette historique, un mal pour un bien ? Ou un risque de suicide collectif pour l’identité ? On reste dans la posologie idéologique, rarement dans la vision pragmatique. Dès qu’un législateur aborde cette question, c’est la subjectivité nationale qui prend le dessus. C’est la passion pour la culpabilité ou l’innocence face à la grande question qui reprend le crachoir. On se retrouve chaque fois à rejouer la même scène totémique : on promet l’immigration zéro, chose impossible, sauf à habiter Mars. Ou l’immigration totale, chose désastreuse pour la stabilité, à la source de la panique électorale et du vote populiste extrême.
L’irrationalité du couple, plutôt que le contrat entrepreneurial
Mais peut-on sortir du dilemme ? Difficile aussi. C’est une passion que d’annoncer la fin du monde par les autres. On découvre, en tant que Persan, que ce pays aime son histoire et veut la revivre chaque jour. Mais il adore aussi la subvention et ignore qu’elle attire la misère du monde. Ce pays palpitant réclame le prestige d’un empire tout en dénonçant son passé. Il veut jeter des soupes populaires sur son prestige tout en s’interrogeant sur ceux qui participent ailleurs à la lapidation française.
Le contraire de ce qui précède est l’illusion de l’objectivité. Pour traiter de son Sud immédiat, à savoir le Maghreb, la France s’étonne souvent de ses échecs à tisser des relations adultes, des liens de voisinage rentables. Après toute formule d’alliance, de collaboration ou d’accord, on essuie des débâcles, sinon un rejet violent. Un excès de technicité et de langage sur l’intérêt commun de la France et de ses ex-colonies au Maghreb ne suffit apparemment pas et provoque un effet inverse.
« Mais pourquoi le bon sens ne prime pas sur ce lien dont on ne sait que faire ? » interroge-t-on. Ce n’est pas une affaire d’avantages communs et possibles, mais plutôt une affaire de subjectivités nourries et dopées. Ce qui expliquerait le mieux le lien serait l’irrationalité du couple, plutôt que le contrat entrepreneurial. La subjectivité là aussi. Les passions maîtresses. Pour vivre, la France n’arrive pas à passer outre aux siennes, pas plus que ses ex-colonies. L’immigration est considérée comme un litige de garde d’enfants dans un divorce.
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