Par Natacha Polony, Laurence Dequay et Soazig Quéméner. 18 juillet 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Depuis plus de trente ans, de privatisations en coupes budgétaires, de suppressions de postes en fermetures de gares, l’Etat a perdu de vue l’importance de son rôle dans la préservation de l’intérêt général. Le mouvement des “ gilets jaunes ” n’a eu de cesse de pointer les inégalités ainsi creusées, mais a-t-il été bien entendu ?
Cela commence par une conjonction de mouvements sociaux et d’alertes lancées partout en France. Cent vingt et un services d’urgences en grève, malgré des annonces de la ministre de tutelle, des professeurs qui ne savent plus comment se faire entendre et menacent de ne pas surveiller les épreuves du baccalauréat (sans pour autant le faire véritablement, parce que la très grande majorité d’entre eux fait passer avant toute chose l’intérêt des élèves), un nombre de suicides à la SNCF qui commence à rappeler furieusement le drame de France Télécom (lire p. 19), des policiers écœurés, des surveillants de prisons épuisés… Quelque chose craque. C’est une évidence pour chaque Français : sur tous les territoires et dans tous les secteurs, les services publics sont en décrépitude.
« Halte là ! » crieront aussitôt les gardiens du temple idéologique : avec des dépenses publiques à 57 % du PIB, le plus fort taux au monde, comment ose-t-on prétendre que l’Etat recule ? Il est partout ! Alors, il serait temps de s’entendre sur les termes plutôt que de considérer que les citoyens mécontents sont des imbéciles ou des cryptocommunistes. La question est finalement de savoir ce qu’on entend par « service public » et de sortir du sport mis en place à chaque campagne électorale, qui consiste à se demander combien de postes de fonctionnaires il conviendrait de supprimer, tout en expliquant qu’on a bien entendu la demande des citoyens d’avoir davantage de professeurs ou d’infirmières.
Au cœur du débat
Le mouvement des « gilets jaunes », s’il n’est pas né directement du recul des services publics, en découle. Le problème est si évidemment lié que, dans sa lettre de cadrage, avant le lancement du « grand débat », Emmanuel Macron y répondait à sa manière, c’est-à-dire par un grand jet d’huile sur le feu : « Faut-il supprimer certains services publics qui seraient dépassés ou trop chers par rapport à leur utilité ? » Mais, fin avril, le président de la République a fait mine de changer de braquet, en envisageant publiquement d’ « abandonner » l’objectif de 120 000 suppressions de postes qu’il avait fixé. Un objectif que de toute manière il avait renoncé à honorer. En 2018, dans la fonction publique d’Etat, les effectifs n’ont été réduits que de… 1 660 postes. Mais l’annonce mirobolante qui est venue conclure le « grand débat », censé apaiser un pays secoué par six mois d’une crise politique majeure - « plus qu’une émeute, moins qu’une révolution », pour reprendre les mots de l’écrivain François Sureau -, fut celle de la création de 2 000 « Maison France Service », « une dans chaque canton », pour recevoir et orienter les usagers. Formidable ! Les services publics dans les territoires, cela se réduit donc à la présence d’un agent, à horaires restreints, pour aider à remplir les dossiers compliqués et permettre d’obtenir des rendez-vous avec les agents spécialisés. Certes, les 25 % de citoyens qui n’ont pas accès à Internet ou ne disposent pas de smartphone ou d’accès au réseau seront soulagés. Ils auraient sans doute préféré une politique efficace de réduction des zones blanches et de lutte contre la fracture numérique. Mais non. On leur offre un guichet. Et encore. Dans leur rapport 2018, les 30 « experts » du comité CAP 22 réunis par Matignon évoquaient le recours à des agents conversationnels, des « chat bots », et même des robots physiques…
Contrat social
Faut-il le rappeler à nos aimables politiques, le service public ne se réduit pas à la fonction publique, elle-même présentée comme une masse uniforme dont il faudrait diminuer le coût. Nul hasard si l’expression telle que nous la connaissons fait son apparition peu après la Révolution. Elle découle de la notion de contrat social et de l’idée que l’Etat préserve l’intérêt général dans le sens défini par le peuple souverain. Ce qui relève de la puissance publique est donc tout ce qui va permettre de garantir aux citoyens à la fois la liberté et l’égalité. Contrairement à ce que martèlent les néolibéraux, la demande d’égalité ne va pas à l’encontre de la liberté, car il n’est pas de liberté possible pour les citoyens si les conditions minimales de leur émancipation ne sont pas garanties par une limite imposées aux inégalités les plus criantes. Quel exercice de la liberté quand on ne peut pas se déplacer, quand on vit dans des conditions matérielles qui impliquent une dépendance à autrui, ou quand on n’a pas les moyens culturels d’échapper aux déterminismes familiaux ou communautaires ? Les services publics sont donc les armes dont dispose l’Etat pour construire les conditions de l’émancipation : transport, école, santé, énergie… et aujourd’hui numérique.
Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron proclamait l’avènement d’un « Etat agile », et promettait de renouer avec « l’excellence de nos services publics ». « Nous sommes attachés à notre hôpital, à notre école. Nous voulons qu’ils redeviennent les meilleurs, pour que nos agents publics soient respectés à leur juste valeur », annonçait-il dans son programme, tout en promettant de « faire des choix » et de « cibler un petit nombre de dépenses prioritaires (l’éducation, la défense, la sécurité et la justice) ». Un discours déjà mille fois entendu, destiné à masquer de drastiques coupes budgétaires et qui n’a séduit que parce qu’il semblait tellement social-démocrate, face à la promesse de François Fillon de supprimer 500 000 fonctionnaires sur un quinquennat…
Certes, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 40 % depuis 1981 quand la population n’augmentait que de 22 %. Il n’est pas question de dire que rien ne peut être optimisé, surtout à un moment où le numérique devrait permettre de repenser l’organisation des services de l’Etat. Mais il est un paradoxe qu’il faut éclairer : comment se fait-il qu’il faille fermer des tribunaux, des écoles, des commissariats, des hôpitaux, quand le nombre de fonctionnaires n’a fait qu’augmenter ? Une des explications est à chercher dans l’inflation administrative provoquée justement par une idéologie de la performance et de l’efficience qui implique un contrôle bureaucratique des tâches. L’école est par excellence le lieu de cette inflation voulue par les tenants des pédagogies modernistes adeptes des « livrets de compétences » et autres usines à gaz, et dont les gestionnaires se sont saisis pour mieux réduire les heures d’enseignement et « rationaliser », c’est-à-dire diminuer les dépenses.
Quant à la santé, elle est, selon le bilan des contributions des Français au « grand débat », le service public qui ale plus besoin d’être soutenu. Emmanuel Macron adonc assuré ne plus vouloir « aucune fermeture d’école et d’hôpital jusqu’à la fin du quinquennat, sauf demande des maires ». Les syndicats ont tôt fait de dénoncer la supercherie : ne pas fermer d’école ne signifie pas pour autant qu’aucune classe ne sera fermée, et dans les hôpitaux, rien n’empêche de fermer des services. La maternité de Bernay, dans l’Eure, transformée depuis mars dernier en centre périnatal, en est un exemple.
Marianne avait montré dans un précédent dossier comment la dépense publique s’était, sur vingt ans, détournée des missions régaliennes de l’Etat, éducation, défense, justice… pour s’épuiser à compenser les dégâts de la désindustrialisation à travers le traitement du chômage et des préretraites (lire n 1148). C’est dans ce contexte que la réforme d’Emmanuel Macron avait été présentée comme une recherche d’efficacité permettant, à terme, de dégager des économies, et non, comme elle apparaît aujourd’hui, une obsession gestionnaire résultant d’une contrainte, la réduction de la dépense publique. Or, tel est bien le point commun des politiques mises en place depuis trente ans (lire, p. 14) : réduire le périmètre de l’Etat, abandonner des pans entiers de ses missions, et en particulier l’aménagement du territoire, c’est-à-dire le rééquilibrage des inégalités géographiques provoquées par l’aspiration de la richesse dans quelques métropoles, sous l’effet de la mise en concurrence des espaces et des travailleurs à l’échelle européenne et à l’échelle mondiale. A travers la mise en concurrence des grands monopoles d’Etat, télécoms, services postaux, rail… et surtout celle de l’énergie actée en 2002 par Lionel Jospin et Jacques Chirac lors du sommet européen de Barcelone, droite et gauche ont préparé la casse de l’Etat régulateur. A coups de privatisations, dont ADP et la Française des jeux ne sont que les derniers avatars, les uns et les autres ont dépouillé l’Etat de toutes ses marges de manœuvre financières et industrielles.
Quelle solution ?
Que reste-t-il à sauver ? Comment l’Etat peut-il réinvestir ses missions d’aménagement du territoire ? Marianne plaide depuis longtemps pour une politique de planification et d’investissement. On peut y ajouter une idée mise sur la table par Marie-Françoise Bechtel, conseillère d’Etat honoraire et ancienne vice-présidente de la commission des Lois, et quelques autres juristes : hausser les services publics au niveau constitutionnel en garantissant l’existence d’un opérateur public dans les domaines de l’énergie, des transports et du numérique. Le but ? Comme l’Allemagne, au moment du traité de Maastricht, a constitutionnalisé ce qui lui semblait relever de son identité profonde, à savoir l’interdiction des déficits budgétaires, pour ne pas le voir remis en cause par les politiques européennes, la France pourrait protéger ce qui relève de sa vision du monde : le rôle de la puissance publique pour garantir l’intérêt général dans différents domaines clés. Après le référendum sur ADP, un RIP sur les services publics ? Chiche !"
Lire "Macron, Juppé, Jospin... comment ils ont cassé le service public".
Lire aussi "Inscrire les services publics dans la Constitution" (Marianne, 28 juin 19) (note du CLR).
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