Revue de presse

Iannis Roder : "Nous payons aujourd’hui une absence générale d’autorité" (lexpress.fr , 4 juil. 23 ; L’Express, 6 juil. 23)

(lexpress.fr , 4 juil. 23 ; L’Express, 6 juil. 23). Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire en réseau d’éducation prioritaire (REP), membre du Conseil des sages de la laïcité de l’Education nationale. 4 juillet 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Amandine Hirou

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[...] Il s’agit de jeunes devenus rétifs à l’autorité quelle qu’elle soit. Nous payons aujourd’hui une absence générale d’autorité, de celle qui permet aux enfants de se construire des limites et qui permet la vie en société. Pour cela, chaque enfant doit être cadré par les différentes figures d’adultes qu’il rencontre, à commencer par les parents, afin d’apprendre à apprivoiser ses frustrations. Or, voilà bien longtemps que certains parents, pour de multiples raisons qui ne relèvent pas seulement du social – même si cette dimension est importante –, ne remplissent pas leur rôle qui consiste à cadrer leurs enfants et à leur poser des limites.

Idem du côté de l’institution scolaire, qui rencontre bien des difficultés à poser les cadres. La justice elle-même, avec la multiplication des interpellations qui ne débouchent sur rien, n’est plus crédible aux yeux d’une partie de la jeunesse. C’est d’ailleurs mal connaître ces jeunes que de penser qu’un simple rappel à l’ordre sert à quelque chose.

Ceux qui pensent qu’ils envisagent le monde comme nous se trompent. Ce qui prime, dans leur vision, c’est le rapport de force. La meilleure illustration en est leur relation à la police. Certes, à cause de conduites parfois inadaptées dues à mon sens à un manque de formation, et à des défauts d’encadrement sur le terrain, les jeunes peuvent être régulièrement humiliés. Mais de leur côté, les policiers connaissent des affronts quotidiens car leur autorité légitime est aujourd’hui largement contestée, voire parfois totalement bafouée.

Cette absence de limites et d’autorité que vous dénoncez est donc l’un des facteurs principaux qui expliquent la situation actuelle ?

Oui, comme le disent souvent les psychiatres et psychologues, une partie des jeunes, ceux qui souffrent de ce manque de repères, sont dans la toute-puissance. Ils ne sont plus confrontés à l’apprentissage de la frustration autrefois assuré par les acteurs familiaux et institutionnels.

L’autre problème que l’on rencontre, mais que beaucoup n’osent pas aborder de peur d’être immédiatement classés dans le camp des "réactionnaires" méprisants, est que les jeunes dont on parle sont incapables de réagir autrement que par des pulsions. C’est ce que j’écrivais déjà en 2008 dans mon livre intitulé Tableau noir, la défaite de l’école (Denoël, 2008) : je constatais déjà que certains de mes élèves, ceux qui souffraient d’un déficit de vocabulaire, d’une inquiétante faiblesse du langage, d’une difficulté à conceptualiser et d’une véritable incapacité à l’abstraction, étaient incapables de comprendre le monde dans lequel ils vivaient. De comprendre ce qu’implique la vie en société, ce qu’est une communauté politique et comment elle s’organise. J’expliquais à l’époque que face à cette absence de capacités à penser le monde, ils se construisaient un monde rassurant du "eux et nous" aux dimensions souvent identitaires et religieuses rassurantes. Ce qui était vrai hier l’est encore plus aujourd’hui. A l’époque, le quotidien Le Monde m’avait reproché de tenir un discours catastrophiste. Ne touche-t-on pas la catastrophe du doigt aujourd’hui ? [...]

On parle beaucoup aujourd’hui de la faillite du système éducatif. En quoi l’école a-t-elle sa part de responsabilité ?

L’école n’est certes pas exempte de toute critique, mais je tiens tout de même à dire qu’elle fonctionne malgré tout. Elle continue à tirer vers le haut bien des élèves issus de ces quartiers populaires grâce notamment aux enseignants qui s’investissent énormément au quotidien.

Il me paraît aussi très important de souligner que ces gamins que l’on voit brûler et piller les magasins sont loin de représenter la majorité des jeunes de ces quartiers. Tous les professeurs qui travaillent comme moi en réseaux d’éducation prioritaire vous diront que ce ne sont en général que quelques élèves par classe qui causent des difficultés. Les premiers à en souffrir sont d’ailleurs leurs camarades qui sont freinés et perturbés dans leurs apprentissages. Je constate, dans mes propres classes, que les éléments les plus perturbateurs sont ceux dont on a du mal à voir les parents, qui se défaussent sur l’école sans nécessairement se soucier de la scolarité de leurs enfants, là encore pour différentes raisons.

En 2005, les élèves de mes classes qui participaient aux émeutes étaient ceux qui n’avaient pas ou peu de cadre, qui traînaient en bas de chez eux à 23 heures. Depuis, les choses n’ont guère changé. Mais, encore une fois, il s’agit là d’une petite minorité. Bon nombre d’élèves avec qui je discute sur Instagram ou WhatsApp me confient ne pas sortir car leurs parents le leur interdisent, et aussi parce qu’eux-mêmes trouvent cela trop dangereux. Il ne faut surtout pas croire que c’est toute la banlieue qui est concernée.

L’institution scolaire se retrouve très souvent seule en première ligne. Or elle ne peut tout résoudre à elle seule…

Oui, malheureusement l’école est dans l’incapacité de gérer les enfants confrontés à de vraies difficultés. Celles-ci sont détectables très tôt, souvent dès la maternelle, le CP et le CE1. Il est vrai que l’institution a aujourd’hui pris conscience des problèmes rencontrés par certains enfants dans l’apprentissage des fondamentaux, aussi bien dans leur scolarité que pour la société tout entière et nous en avons une terrible illustration aujourd’hui. Des efforts ont été faits dans ce sens notamment en REP [NDLR : réseau d’éducation prioritaire] et REP + dans les petites classes où les effectifs ont été réduits. Mais comme je le disais en 2018, dans mon livre Allons z’enfants… La République vous appelle (Odile Jacob, 2018), le problème est que les enseignants ne peuvent guère s’appuyer sur des structures à la fois fonctionnelles, rapides et efficaces, composées de psychologues, d’orthophonistes et autres spécialistes.

Il faudrait, par exemple, renforcer de manière conséquente les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased) qui avaient été en partie supprimés sous la présidence de Nicolas Sarkozy et dont les membres doivent être solidement formés. Ou encore établir des liaisons bien plus importantes qu’actuellement avec les institutions médico-sociales, plus à même que nous d’assurer une vraie prise en charge de ces jeunes élèves en souffrance. Hélas, aujourd’hui on passe notre temps à mettre du sparadrap sur une jambe de bois et les professeurs des écoles à devoir faire la classe avec certains élèves parfois en grande difficulté, et pas uniquement scolaire. Résultat, les professeurs sont débordés. Pendant que l’on tente de gérer tant bien que mal les élèves qui ont des problèmes ou, comme je le disais plus haut, qui manquent de cadre et de structures, que deviennent les autres ? Ce sont des arbitrages incessants et on finit par se retrouver impuissants à résoudre quoi que ce soit pour ces enfants à problèmes qui sont les adolescents de demain.

Je reviens au manque d’autorité que vous évoquiez : un glissement ne s’est-il pas opéré également du côté des enseignants eux-mêmes ?

Certains s’imprègnent hélas de ces analyses sociologisantes omniprésentes dans les médias, où il est question, en grossissant le trait, de dominés et de dominants, de riches et de pauvres, d’anciens colonisés et de colonisateurs… Tout cela aboutit à une forme de discours compassionnel vis-à-vis de ces enfants, non plus considérés comme n’importe quels élèves mais comme des victimes. Or les enfermer dans cette figure me paraît extrêmement dangereux et contreproductif. Si on veut réellement les aider – et les événements que nous vivons montrent qu’il s’agit là d’un impératif –, il est primordial de faire preuve de l’autorité nécessaire, dans le cadre fixé bien sûr par l’école. Cela passe par une forme d’autorité morale et intellectuelle que savent parfaitement reconnaître les élèves, et qu’ils apprécient !

Pour que cela fonctionne, il faut que le professeur puisse s’appuyer sur l’institution en général. Or l’écueil auquel on se heurte souvent est celui de la confusion entre la bienveillance et la compassion. Ce n’est pas du tout la même chose ! Bien sûr qu’il nous faut être bienveillants et savoir les valoriser, mais sans rien lâcher sur l’exigence car tous les enfants le méritent, où qu’ils vivent.

On doit expliquer aux élèves que, oui, apprendre est difficile et demande des efforts. L’école est le lieu où ils doivent prendre conscience que l’on n’obtient pas tout immédiatement, que le savoir se construit, que la vie n’est pas un grand pot de Nutella. Car si certains le savent très bien, d’autres n’en ont pas conscience.

N’oublions pas que nombre d’élèves issus de ces quartiers sensibles s’en sortent, contrairement à ce que l’effet de loupe actuel tend à faire croire…

Mais bien sûr ! Beaucoup font des études, trouvent un travail mais finissent aussi par quitter ces quartiers. Notamment ceux qui ont grandi dans des cités qui sont des lieux où une contre-société, avec parfois une d’économie parallèle, a fini par s’installer, sans parler des normes religieuses et culturelles qui pèsent essentiellement sur les filles. S’ils veulent sortir de ce fonctionnement un peu tribal et s’émanciper, il leur faut partir. C’est ce qu’ont fait beaucoup de mes anciens élèves. Ceux qui restent se maintiennent, parfois malgré eux, dans ce fonctionnement très sclérosé et fermé.

Pensez-vous que ces émeutes risquent de durer ?

Non, je pense que cela va se calmer car il s’agit, pour une grande part, d’un déferlement de violence gratuite qui n’a que très peu de lien avec la mort de Nahel. Contrairement à ce qu’avancent certains analystes, j’ai le sentiment qu’il n’y a rien de politique derrière tout ça. Il n’y a aucune revendication, et s’il y a un message porté, il me semble dire : "Nous ne voulons pas de ce que vous proposez, nous voulons posséder." Quel sens peut-il y avoir à piller une boutique Nike ou à mettre à sac les boutiques des centres-villes de Grenoble ou de Lyon ? Quel rapport avec la mort de Nahel ? Il s’agit là d’une illustration d’une dimension de la toute-puissance, à savoir le besoin de posséder tout et tout de suite. Pour moi, ces jeunes laissent avant tout s’exprimer leur côté joueur et prédateur. Il y a cette volonté de jouir en permanence de ce que l’on a à portée de mains, d’être encore une fois dans la toute-puissance et l’effet de groupe ajoute à cela. Le cadre des violences urbaines actuelles laisse toute latitude à une partie des jeunes pour laisser exploser leurs pulsions de destruction.

Certains analystes discourent sur les raisons qui expliqueraient le fait qu’on s’en prenne aux écoles et aux médiathèques…

Je pense vraiment qu’il faut arrêter de vouloir chercher absolument un sens politique à tout ça, voire de projeter nos fantasmes sur des actes qui peuvent tout simplement relever du vandalisme. A Saint-Denis, ils ont saccagé un centre administratif qui distribue des allocations aux familles, et le centre médico-social qui soigne leurs parents… Il me semble qu’il s’agit tout simplement d’un déferlement primaire. On casse pour casser et on brûle pour brûler, le tout en rigolant car "notre monde est un grand lol". Mais on le fait aussi en sachant qu’on choque car "c’est votre monde, pas le nôtre". Souvenons-nous des paroles de Platon dans La République : "Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de personne, alors c’est là, en toute jeunesse et en toute beauté, le début de la tyrannie.""


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