(La Croix, 30 oct. 23). Isabelle de Mecquenem, universitaire, agrégée de philosophie, membre du Conseil des sages de la laïcité de l’Education nationale. 30 octobre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire « Pour les djihadistes, les enseignants sont très dangereux ».
"[...] La violence exogène est loin d’être inconnue en milieu scolaire. Dans certains établissements en zone dite difficile, retrouver sa voiture avec les pneus crevés constituait pour tout personnel un risque ordinaire avéré depuis longtemps. Avons-nous déjà oublié les émeutes du mois de juin, au cours desquelles près de 200 écoles et établissements ont été détruits et incendiés ? Ces faits de violence n’ont pas touché que des écoles, mais aussi des pharmacies, des banques, des magasins.
Aussi ont-ils été rangés sous une interprétation dominante sur laquelle il faut s’arrêter. Des sociologues, des philosophes aussi, ont alors pointé l’écart entre les « promesses de la République » et la réalité sociale vécue (paupérisation, discriminations, sentiment d’abandon). Dans cette perspective, l’école publique devient nécessairement le lieu géométrique du conflit entre ses idéaux spécifiques, ses postulats éthiques maximalistes et une réalité sociale locale souvent aux antipodes. Rappelons ces idéaux scolaires : égalité et dignité absolue des personnes, émancipation par les savoirs, droit inconditionnel à l’éducation et à la formation, primat de l’intelligibilité pour toutes les questions vives, y compris politiques, exposition systématique à la norme de vérité scientifique et philosophique à travers les programmes et les enseignements disciplinaires, pratique de la conversation rationnelle avec les élèves dès le plus jeune âge.
Une délinquance « normale »
À ces principes et pratiques, un vécu social ou familial peut faire constamment opposition. Faudrait-il renoncer à ces exigences et ce rôle irremplaçable au nom de la société telle qu’elle est, c’est-à-dire injuste ? « Normal », dans cette optique critique, que l’école ne soit pas le « sanctuaire » invoqué par les responsables de l’éducation nationale, que la violence s’y déchaîne, comme il est « normal », selon le sociologisme, qu’il existe des délinquants brisant l’image idéale qu’une société veut se donner.
Je n’aurais qu’une seule réplique à cette critique récurrente et pernicieuse, qui, outre qu’elle amalgame les faits et les idéaux, méconnaît la temporalité véritable de l’école. Celle-ci est axée, de droit et de fait, sur l’avenir, celui des élèves, sur ce qu’ils deviendront et qu’ils ne savent pas encore eux-mêmes. Et nul ne peut le savoir au fond, sauf à dénier la liberté humaine de principe que seule une institution totale voire totalitaire veut abolir.
Combler le hiatus républicain
L’oppression du présent est ainsi précisément ce contre quoi les enseignants doivent lutter au début de chaque journée de classe et heure de cours, et ils y parviennent, sinon ils ne pourraient jamais enseigner. De même, ils refusent d’enfermer leurs élèves dans le destin social justifié par le principe de réalité érigé en doctrine, sinon, ils n’enseigneraient plus jamais. Les politiques sociales ont pour rôle de combler le hiatus républicain érigé en argument de principe.
Elles sont très insuffisantes, alors qu’elles forment la seule réponse adéquate aux problèmes sociaux graves qui entravent l’action de l’école. Mais ceux-ci ne doivent pas servir à remettre en cause le rôle que le service public de l’éducation essaie de jouer malgré les obstacles réels. Bref, l’institution scolaire ne peut présenter d’autres propriétés essentielles que celles de son exception culturelle et de son extraterritorialité implantée sur tous les territoires. Tel est son défi quotidien, justifiant de réhabiliter le mot ancien d’« enseigneur » à la place d’« enseignant ».
Un conflit entre deux systèmes
Ce que montrent les assassinats djihadistes de professeurs ne relève pas de l’opposition entre les idéaux scolaires hyperboliques et des faits bruts qui hurlent le contraire de l’émancipation par la culture. Il s’agit d’un conflit entre deux systèmes de normes antagonistes que l’on pourrait décliner terme à terme sur l’axe des libertés et des droits fondamentaux de l’être humain.
L’autonomie intellectuelle et morale des individus, qu’ils soient des femmes ou des hommes, forme en l’occurrence le point de rupture absolu. Voilà pourquoi l’application de la norme constitutionnelle de laïcité attise cette guerre de normes dont l’école publique est le foyer récurrent depuis trente ans. [...] [1]"
[1] Agrégée de philosophie et membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, Isabelle de Mecquenem s’exprime ici à titre personnel.
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Assassinat de l’enseignant Dominique Bernard à Arras (13 oct. 23), Assassinat de l’enseignant Samuel Paty (16 oct. 20),
Profs menacés dans Atteintes à la laïcité à l’école publique, Les profs d’histoire en première ligne dans Ecole : Histoire dans Ecole : programmes, dans Ecole (note de la rédaction CLR).
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