par Gérard Durand. 14 avril 2020
Isabelle Autissier et Erik Orsenna, Passer par le nord, La nouvelle route maritime, éd. Paulsen, 2014, 264 p., 19,90 e.
En 2009, Michel Rocard, 78 ans, est nommé ambassadeur de France chargé des négociations pour les pôles Nord et Sud. Cela lui vaut aussitôt la condescendance de la bonne société, qui l’affublât du titre d’ambassadeur des pingouins. Pourtant, cette nomination ne devait rien au hasard, car depuis bien longtemps Michel Rocard avait compris l’importance stratégique de ces régions et principalement celle de l’Arctique. Il s’était notamment battu avec Cousteau pour y obtenir l’interdiction d’exploitation minière et avait obtenu en 1991 la signature du protocole international qui les protège jusqu’en 2048.
Cet ouvrage n’est pas celui d’aventuriers. Même si le voyage n’a pas été de tout confort. Dès 2014, il fait un constant inquiétant. Si la planète s’est réchauffée de 0,6° depuis 1950, l’Arctique a connu une hausse de température de 2,1°, ce qui a entraîné une modification visible des paysages. La surface de la glace s’est réduite de 30 % et son épaisseur est passée de 3 à 1,5 mètre. Les glaces pluriannuelles, les plus résistantes, ont perdu 30 % de leur surface.
De quoi s’inquiéter, si l’on y ajoute d’autres phénomènes, détournement des courants océaniques pouvant modifier le climat de régions entières. L’océan arctique est celui qui se réchauffe le plus, en moyenne de faible profondeur (200 à 500 m), son sous-sol est pavé de sortes de pierres blanchâtres ; elles sont composées de méthane solide résultant de la très lente décomposition de matières organiques. Avec le réchauffement, ces « cailloux » redeviennent du gaz qui se fraie lentement un chemin vers la surface. On voit à certains endroits des sortes de piscines bouillonnantes de plusieurs centaines de mètres de diamètre, c’est le milliard de tonnes de méthane qui s’échappe avec son pouvoir réchauffant 23 fois plus puissant que celui du CO2.
Si le réchauffement se poursuit au rythme actuel, les experts du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) estiment qu’il n’y aura plus de banquise d’été entre 2025 et 2030, alors qu’ils l’avaient initialement prévu vers 2060. Ils estiment également que les glaces du Groenland risquent de fondre en faisant monter d’un mètre le niveau des océans. Les Américains ont déjà envisagé le déplacement de près de 200 villes et villages le long des côtes de l’Alaska.
L’enjeu est donc de taille et mérite bien une ambassade. Car cette débâcle n’est pas pour déplaire à certains. Nos deux auteurs, tout au long de ces 250 pages, vont, après avoir posé le problème, faire œuvre d’une pédagogie fondée sur leur expérience. Comme à son habitude, Eric Orsenna va reconstituer l’histoire de la conquête de ces mondes oubliés jusqu’au XVIIe siècle, pendant qu’Isabelle Autissier nous décrira les péripéties du voyage de Vladivostok aux deux îlots, les Diomèdes, séparés par trois kilomètres seulement, qui délimitent la frontière entre Russie et Etats Unis.
La conquête commence au XVIIIe siècle et trouve son lot de héros. C’est Simon Dejnev qui explore les rivages sibériens. C’est Vitrus Bering qui découvre au prix de sa vie et de celle de son équipage le détroit qui aujourd’hui porte son nom. C’est Shumagin qui, lui aussi, paiera de sa vie la découverte de l’archipel au large de l’Alaska qui porte également son nom. C’est Ivan Veniaminov, administrateur nommé par le Tsar, qui viendra mater les velléités de révolte du peuple aléoute, dont un prêtre suédois publiera, en 1821, le premier dictionnaire de leur langue.
Puis vient le temps des conquérants, pacifiques ou non. Le Suédois Eric Adolf Nordenskjôld réalise le premier passage vers l’est entre Göeteborg et la pointe de l’Asie. Tout au long du XIXe siècle, 122 passages auront été tentés, dont seulement la moitié aura réussi.
Au XXe siècle, la Russie sera en pointe dans la prospection des milliers de kilomètres de sa frontière Nord. Tchèliouskine, au prix d’un naufrage, réussit à tracer la route Mourmansk-Vladivostok, ce qui lui vaudra d’être décoré par Staline du premier titre de Héros de l’Union soviétique, car c’est par cette route que viendra pendant la Seconde Guerre la multitude de convois apportant l’aide massive en nourriture, en chars, en canons et en avions des Etats-Unis et de l’Angleterre. En 1941 arrivent à Dardinka 100 000 tonnes de matériel et 97 000 travailleurs déplacés de l’ouest trop exposé. Les usines tournent à plein.
D’autres héros, moins connus, auront travaillé à la sécurité de la mère patrie. Et quand éclate le conflit la côte sibérienne est pourvue de 11 phares et de 300 balises.
Après 1945, la guerre ouverte devient la guerre froide. Chacun se surveille étroitement, surtout dans la partie occidentale. D’un coté les Américains installent un réseau de radars pouvant détecter le moindre geste des Russes, qui multiplient sur leur territoire des installations militaires défensives. Des bases aériennes et maritimes où sont basées escadrilles de bombardiers et l’essentiel de la flotte du nord. Parallèlement, les Russes se dotent d’un gigantesque arsenal atomique. Entre 1964 et 1980, ils procéderont à 224 essais nucléaires sur les îles de la nouvelle Zemble. Pour passer aux essais souterrains après 1990.
Puis les armes se modernisent. Les radars sont de très longue portée, il n’est plus nécessaire de les implanter sur les côtes. Côté russe, c’est la chute de l’URSS. Les troupes abandonnent leurs garnisons et leurs bases en y laissant des déchets, dont la plupart très polluants, par milliers de tonnes. Les côtes de la nouvelles Zemble et quelques autres, comme la région de Dickson, deviennent de véritables poubelles pleines de fûts éventrés. Les sous-marins nucléaires qui ne rouillent pas par le fond se transforment en centrales pour fournir de l’électricité aux villes côtières qui n’en reçoivent plus, quand ce n’est pas en cargo apportant des cargaisons de poulets aux bourgs qui ont faim.
En 2014, les choses vont mieux. Le passage du Nord, qui permet de gagner 20 jours de mer entre l’Asie et l’Europe, est de plus en plus fréquenté, en attendant la fonte totale qui fera gagner 1000 km supplémentaires. D’énormes brise-glaces de 170 m de long et pouvant avancer dans 3 m de glace ont été construits. D’autre bateaux, moins grands, permettent les passages plus faciles. Des ports ont été créés pour transborder les marchandises en sortie du parcours froid de ces 300 bateaux spéciaux sur des navires ordinaires beaucoup moins chers.
Ce livre n’oublie rien. Ni les hommes, en l’occurrence les Aleoutes qui, d’envahissement par les Japonais et déplacements forcés par les Russes, ont perdu 90 % de leur population. Ni les animaux, dont les principales espèces, ours, rennes phoques, cachalots et plancton. On nous offre même un court chapitre sur la cuisine locale. Les îles Diomèdes et le Spitzberg deviennent des destinations recherchées par les touristes occidentaux (aisés). La fonte du pergasol a fait naître un nouvel eldorado, celui de la recherche des défenses de mammouths, enfouis depuis des milliers d’années mais pratiquement intactes et toujours très prisées. Ce qui fait dire à nos auteurs que ce sont les mammouths qui ont sauvé les éléphants d’Afrique. Dans le même temps, les espèces de poissons devenues rares au large de Terre Neuve sont remontées vers le nord, où la pèche massive fait tourner les conserveries. N’oublions pas de rendre hommage à la Norvège qui, au Spiztberg, a installé dans un long tunnel une sorte d’arche de Noé ou se trouvent 750 000 espèces de graines destinées à repeupler la terre après une éventuelle catastrophe atomique ou chimique.
Les richesses du sous-sol sont immenses. Les nations se sont réunies pour éviter un nouveau western entre pays. En 1996, la déclaration d’Ottawa crée le conseil de l’Arctique avec les huit pays riverains, Canada, Danemark, Etats Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie et Suède, accompagnés de pays observateurs, dont la France. Objectif : protéger l’environnement et les modes de vie des populations. Il mettra la Norvège en difficulté lors de la crise ukrainienne car ce pays, membre de l’OTAN, a toujours eu la prudence de conserver de bonnes relations avec son puissant voisin. Mais il continue à fonctionner, même si l’ambassadrice désignée pour remplacer Michel Rocard ne semble pas avoir été passionnée par ses débats et ne pas vraiment avoir su résister à Poutine. Lequel, fidèle à sa politique du fait accompli, a annoncé la mise en exploitation d’une première plateforme pétrolière.
En 2013, première réunion du cercle arctique pour le grand Nord. Ses organisateurs, malgré la résistance de la Russie, veulent en faire un équivalent de Davos, mais les résultats sont décevants.
Les auteurs terminent sur un sentiment assez pessimiste. Les immenses ressources en gaz pétrole et une multitude de métaux facilement exploitables, attirant tous les appétits, risquent de provoquer des dégâts écologiques majeurs. Six ans après la parution du livre, une partie de leurs craintes se révèle justifiée.
Gérard Durand
Comité Laïcité République
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