Hugo Micheron, chercheur à l’Ecole Normale Supérieure. 16 janvier 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Hugo Micheron, Le Djihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2019, 416 p. 22 e.
"Après cinq ans d’investigation auprès de jihadistes incarcérés en France, le chercheur publie une enquête qui décrit une mouvance aux ramifications internationales, organisée autour de prédicateurs religieux à travers le territoire français. Autant d’« entre-soi communautaire » destiné à faire tomber le modèle républicain de l’intérieur et perpétrer des attentats.
Cinq ans après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, qu’a-t-on compris du jihadisme ? Pour la première fois, un livre événement pose un diagnostic implacable, à la lumière de recherches empiriques. Hugo Micheron, 31 ans, chercheur au sein de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée de l’Ecole normale supérieure et enseignant à Sciences-Po Paris, vient de faire paraître le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, (Gallimard). Une enquête saisissante, résultat de cinq ans d’investigations dans les quartiers populaires, en Syrie, et d’entretiens avec 80 jihadistes incarcérés. Retraçant leurs parcours, Micheron esquisse à la fois l’histoire et la géographie de la mouvance jihadiste. Loin de n’être qu’une réaction à la marginalisation économique ou à la laïcité à la française, elle est le produit d’une idéologie politique, religieuse et culturelle en recomposition, explique l’auteur.
Il a fallu les attentats de 2015 pour que la France prenne collectivement conscience du danger jihadiste. Pourquoi un tel aveuglement ?
On a trop longtemps nié la dimension religieuse du jihadisme. Il est un prolongement idéologique du salafisme. Lorsque les jihadistes partent en Syrie et en Irak, ils font la hijra - l’émigration religieuse - au nom du jihad. Tous les quartiers concernés par ces départs ont connu le même cocktail au début des années 2000 : l’arrivée d’un prédicateur, l’organisation de prêches, l’ouverture de librairies salafistes, d’écoles privées hors contrat et d’associations de loi 1901, de mosquées plus ou moins légales, la vente d’artefacts religieux sur les marchés et l’ouverture des commerces halal. En France, ces dynamiques locales ont été documentées. Les associatifs ont tenté d’alerter les élus locaux et les décideurs politiques. En vain. Une ville comme Argenteuil (Val-d’Oise), qui a été l’une des portes d’entrée du salafisme en Ile-de-France, n’a fait l’objet d’aucune recherche empirique d’ampleur sur l’évolution de l’islam dans ses quartiers. Or le jihadisme n’a pas d’avenir en France sans le salafisme. Ce qui impose d’entrer dans la boîte noire de l’islamisme et d’en analyser les composantes.
Pourquoi ça n’a pas été fait ?
Certainement par ignorance. Par pudeur aussi. Longtemps, la recherche française a éprouvé une difficulté à étudier la répercussion de certaines dynamiques ayant cours au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sur son propre territoire. Gilles Kepel les avait pourtant mises en évidence dès 1985 ! Mais l’université a craint de faire le jeu de l’extrême droite en documentant les mutations religieuses et notamment l’affirmation de mouvements islamistes au sein de l’islam de France. Mauvaise intuition. D’abord parce que cela n’a pas empêché l’extrême droite de progresser partout en Europe. Ensuite parce que c’est à mon sens en objectivant au maximum les faits qu’on parvient à expliquer et qu’on brise la machine à fantasmes. Le réveil a été tardif. En 2012, le passage à l’acte de Mohamed Merah à Montauban et Toulouse est réduit à l’œuvre d’un déséquilibré, alors même qu’il est l’affirmation de quinze années de jihadisme français. Il faut attendre la tuerie de Charlie Hebdo et celle de l’Hyper Cacher, trois ans plus tard, pour une première prise de conscience collective. A ce moment-là, le débat public manque cruellement d’un diagnostic sur ce que sont l’histoire et la géographie du jihadisme français, la façon dont il s’est structuré dans les territoires français, et plus globalement dans l’Ouest européen.
Les termes du débat ont-ils mal été posés ?
L’interprétation du jihadisme sous l’angle de la « radicalisation » a faussé les débats. On a, dans certains cas, voulu lié l’attrait pour le jihadisme à des enjeux de marginalisation socio-économiques, et dans d’autres, aux particularités du contrat social républicain français. Certains y ont vu l’expression d’une forme de revanche sociale portée par des exclus musulmans. Or la géographie des « départs » ne se superpose pas à la question des banlieues. Au niveau local, certains territoires sont massivement touchés tandis que d’autres, pourtant très proches et similaires, ne le sont pas. A Trappes, dans les Yvelines, 85 habitants sont partis en Syrie ou en Irak entre 2012 et 2018. Tandis que la ville voisine de Chanteloup-les-Vignes, qui connaît les mêmes difficultés économiques, n’en compte aucun. Le jihadisme ne peut être réduit ni aux spécificités du régime français de la laïcité ni à des facteurs de classes. Il doit être analysé à l’aune des évolutions démocratiques à l’échelle de l’Europe et doit faire l’objet d’une analyse à la croisée des sciences sociales et religieuses.
Vous privilégiez la notion d’« enclaves ». En quoi cela consiste ?
Ce sont des quartiers identifiés par les jihadistes comme pouvant être réceptifs à leur prosélytisme. Au début des années 2000, des prédicateurs vont s’implanter discrètement dans certaines villes en vue de les subvertir de l’intérieur, par les idées et la culture, comme je l’ai dit. Les prédicateurs font en sorte de créer un environnement communautaire qui n’est cependant pas que l’apanage des jihadistes, mais aussi des salafistes, des tablighis ou des Frères musulmans. De ce point de vue, la région toulousaine est essentielle pour comprendre la structuration du jihadisme français. On y trouve à la fois la communauté d’Artigat [Ariège, ndlr], le plus ancien phalanstère jihadiste d’Europe et, dans le quartier du Mirail à Toulouse, l’enclave communautaire la plus structurée. On a pris Artigat pour un camping de salafistes alors qu’elle était en réalité un phare idéologique du maillage salafo-jihadiste européen. Fondée dans les années 80, elle a tissé des liens dans les milieux islamistes à travers l’Europe et le monde arabe. Parmi ses figures emblématiques, les frères Fabien et Jean-Michel Clain, connus pour avoir supervisé les tueries du 13 novembre 2015. Tous les idéologues français de Daech y sont passés, y compris les frères Merah. La construction d’un entre-soi communautaire dont émergent les jihadistes se pense de la même façon en France, en Allemagne, au Sri Lanka et à Minneapolis. C’est un mode de fonctionnement universel du jihadisme. On sort du cadre franco-français et des débats liés à l’islam de France.
Pour autant, la France est une cible privilégiée. Pourquoi ?
Entre 1996 et 2012, la France est l’une des rares nations occidentales influentes à ne pas avoir été touchée par une attaque jihadiste. Ce qui est considéré comme une anomalie au regard des attaques du 11 septembre 2001, des attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005. Les jihadistes perçoivent pourtant la France comme l’usine à idées de l’Occident. Ses valeurs d’universalité en font le fer de lance de la « mécréance » au niveau mondial. Son modèle républicain est considéré comme l’antithèse du communautarisme salafiste. A contrario, la Belgique et le Royaume-Uni ont des contrats sociaux beaucoup plus tolérants que la France à l’égard du communautarisme. S’en prendre à la France, en la poussant dans la surenchère identitaire, revient donc à faire tomber un fleuron idéologique occidental. Les jihadistes sont persuadés que s’ils arrivent à remettre en cause ses valeurs fondamentales, à toucher le vivre ensemble français, ils pourront gagner. L’autre raison est que la France a été le premier pourvoyeur de jihadistes en Syrie. Entre 2012 et 2018, 80 % des départs pour la Syrie et l’Irak proviennent de France, de Belgique, d’Allemagne et du Royaume-Uni. Parmi eux, 40 % sont français. Daech est assez opportuniste pour ne pas s’en priver.
Comment s’exprime concrètement le salafo-jihadisme en Europe ?
Les salafo-jihadistes s’intéressent à des espaces qu’ils investissent et tentent de subvertir de l’intérieur, dans une logique de contre-société. Ils peuvent se comprendre comme des militants religieux. La religion devient une identité à la fois extrêmement vaste et totalement non négociable, qui se définit en rupture avec les valeurs dominantes de la société. Elle devient un refuge face à la société « mécréante » environnante dans laquelle tout est potentiellement corruptible. Les jihadistes, eux, se fondent dans ces dynamiques de salafisation de l’islam, qu’ils tentent de pousser encore plus loin en faveur du soutien aux mouvements jihadistes globaux. Ce faisant, ils mettent la pression sur tous les mouvements islamistes, accusés de mollesse et de compromission dans la guerre mondiale contre l’impiété qu’ils entendent mener, ce qui leur permet de recruter aussi dans ces milieux. Le salafo-jihadisme impose de se reconnaître dans une vision unique de l’islam. Pour eux, la lecture littérale de la doctrine édictée par le prophète aurait permis l’extension du territoire de l’islam et il conviendrait d’y revenir : le fondamentalisme n’est pas qu’un retour en arrière, c’est aussi une promesse d’avenir pour eux.
Comment le projet de l’Etat islamique (EI) s’inscrit-il dans l’histoire globale du jihadisme ?
Le jihadisme n’est pas un bloc monolithique d’individus ultra-violents mais une idéologie complexe composée de deux branches. Il faut remonter à l’Afghanistan des années 80, période lors de laquelle le modèle de l’enclave est créé. La ville de Peshawar au Pakistan devient le point de regroupement pour les jihadistes à partir duquel se propage la mouvance vers d’autres régions du monde. S’y rencontrent en 1989 la version radicalisée des Frères musulmans, celle du Jordanien Abdallah Azzam, et des salafistes saoudiens, comme Oussama ben Laden. La rencontre accouche d’Al-Qaeda.
Dans le même temps, une branche rivale s’épanouit également à Peshawar : le wahhabisme dit « exclusiviste ». Ce dernier, regroupé autour de l’idéologue Al-Maqdisi, considère que la doctrine wahhabite poussée à son extrême est la seule forme d’islam acceptable. C’est dans ce dévoiement de l’histoire saoudienne que s’institue Daech. Al-Maqdisi considère que l’Arabie Saoudite n’avait pas à reconnaître les frontières internationales en 1932 et qu’il faut reprendre le projet de conquête wahhabite qui vise à islamiser les quatre coins du monde. Cela suppose de réactiver la prédication coranique, soit la purification interne de l’islam, et donc la nécessité d’ancrer sa doctrine dans un territoire.
C’est cette doctrine qui s’affirme à travers le GIA algérien des années 90, l’Etat islamique d’Irak d’Al-Zarqaoui en 2006 et dix ans plus tard avec Daech. L’objectif de Daech était d’instaurer le « califat », ambition à laquelle Al-Qaeda s’est toujours refusée. Le projet de Daech est le plus irrationnel, il est « millénariste » : les jihadistes étaient persuadés qu’en créant un « califat », ils anticiperaient la prophétie coranique et que la fin des temps adviendrait conformément à celle-ci.
Daech échoue-t-il par un trop-plein de radicalité ?
La vague d’attentats de novembre 2015 en France signe le début de la fin pour Daech. Ce qu’on prend pour l’apogée de l’organisation terroriste correspond en réalité à sa fuite en avant. En moins de vingt-quatre heures, Daech pousse les positions américaines, françaises et russes à s’aligner, un fait impensable jusqu’alors, pour frapper ses positions en Syrie. Après avoir atteint sa zone d’extension maximale avec la prise de Palmyre, l’EI perd Kobané, poste clé pour sécuriser sa frontière Nord. Les Kurdes reprendront Raqqa des mains de Daech deux ans plus tard. Contrairement à Al-Qaeda, Daech revendique un territoire et doit donc faire le pari du grand nombre. Là où Al-Qaeda disposait d’une organisation nomade et se permettait de sélectionner ses combattants, Daech ouvre ses portes à tous les candidats au jihad, quels qu’ils soient : les convertis récents, les psychopathes et les femmes, grandes absentes du jihadisme depuis toujours.
Quel est le rôle des femmes dans le projet de Daech ?
Daech fait venir un maximum de femmes en Syrie pour attirer des combattants étrangers. Elles sont nécessaires à la massification du jihadisme enclenchée par Daech. Sur place, la plupart sont mariées plusieurs fois dans une sorte de vagabondage sexuel postmoderne, le tout à la sauce salafiste. Moins exposées aux atrocités du front, elles sont réduites à un rôle de reproductrice tandis que les hommes servent de chair à canon. Elles véhiculent la propagande et doivent maintenir l’utopie du califat.
Sur place, c’est le début du chaos…
Devant la montée des résistances des populations locales et la pression extérieure exercée par la coalition militaire, la logique wahhabite de Daech répond par la répression et la surenchère dogmatique. Ce système totalement inique au nom des lois d’Allah conduit inévitablement à la fuite de certains de ses combattants. Mêmes parmi les cadres convaincus, certains vont considérer que Daech va trop loin. A partir de 2016, son commandement est en proie aux divisions. Et en 2017 sonne l’heure des règlements de compte au sein de l’organisation, jusqu’à l’esseulement puis l’élimination d’Al-Baghdadi par les Américains.
A quoi peut ressembler l’après-Daech ?
Certains jihadistes envisagent leur avenir en France, dans une sorte de retour au statu quo ante, au militantisme dans les quartiers en attendant la prochaine déflagration géopolitique dont ils pourraient se servir. Ils considèrent aussi qu’ils peuvent vivre leur fantasme millénariste en rejoignant des communautés fermées, comme celle d’Artigat. Pour eux, ces phalanstères sont capables de reproduire un mode de vie proche de l’idéal salafiste.
C’est ce que les théoriciens ont en tête pour l’après-Daech. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est que plus la tentative de salafisation de l’islam progresse, plus elle devient source de préoccupation pour l’Etat. Cette logique pose des problèmes d’ordre public dès lors qu’il s’agit de mixité, de respect de l’interdiction du voile intégral ou de liberté de conscience. La logique du repli salafiste porte en elle le germe de la confrontation avec l’Etat et la société environnante. Ses idéologues désirent combattre la démocratie comme idéal politique et s’estiment en campagne permanente.
En fait, ils font de la politique…
Ils ont un agenda et une géographie en tête. Dans le Val-de-Marne, ils adaptent leur discours en fonction qu’ils soient à Chevilly, à L’Haÿ-les-Roses ou à Thiais. Si la prison forme aujourd’hui le principal réservoir de cette mouvance et le lieu de sa reconfiguration potentielle, il y a de l’activisme à bas bruit dans certaines parties du territoire et notamment dans celles qui ont connu de nombreux départs pour la Syrie entre 2012 et 2018.
On se figure bien ce qui est du militantisme politique, mais on a la pire difficulté à envisager le militantisme religieux, or cela prend des formes très comparables ! Là où un candidat observe la carte des circonscriptions en fonction des équilibres droite-gauche, les prédicateurs anticipent la présence de groupes salafistes ou de Frères musulmans et tiennent ensuite un discours de campagne approprié. Avec ce particularisme pour les théoriciens de maîtriser le discours et les ruptures religieuses permettant de faire basculer un salafiste, un Frère musulman, ou de contenir un jihadiste trop violent en le canalisant et lui expliquant que la cause aura besoin de lui dans cinq ou dix ans.
Quel est leur plan ?
Ils vont essayer de faire nombre. Les jihadistes sont obsédés par le rapport de force. Ils considèrent qu’avec à peine 2 000 au plus haut pic de recrutements français dans l’EI, ils ont déstabilisé le pays. Toutefois, ils font aussi le constat d’une réelle résistance du tissu social français, à un niveau d’ailleurs qu’ils ne soupçonnaient pas. Dès lors, ils se disent que s’ils n’ont pas réussi à 2 000, ils réussiront peut-être à 20 000 ou à 200 000. Si la logique est celle du nombre, et donc de faire basculer un maximum de personnes dans le groupe, travailler sur le plus jeune âge est un objectif prioritaire. Là-dessus, je ne cesse de le marteler, l’essor des écoles privées hors contrat est un canal à surveiller de près.
Ce jihadisme se reconfigure derrière les barreaux, dites-vous. La prison formerait une « superenclave » ?
Nous avons été incapables de percevoir la prison comme un espace symptomatique des évolutions du militantisme jihadiste. La plupart des recherches sur l’islamisme en prison sont inscrites dans la filiation des thèses que Michel Foucault porte dans Surveiller et Punir. L’univers carcéral y est théorisé comme un lieu coupé du monde où le prisonnier éprouve un processus de déshumanisation face à l’administration pénitentiaire. Le sociologue Farhad Khosrokhavar reformule la théorie foucaldienne pour y réduire le jihadisme au résultat d’un « malaise carcéral ». L’individu y nourrirait un ressentiment contre la société, de sorte que l’institution produirait in vitro la « radicalisation jihadiste ». Cet héritage conceptuel se heurte aux observations de terrain. La prison n’est pas un isolat, il s’y structure des canaux de communications légaux ou informels, à travers lesquels prospère la dimension militante et religieuse de la mouvance, en lien avec les dynamiques ayant cours dans le reste de la société et à l’international.
Le jihadisme est donc encore devant nous ?
Le défi que pose le jihadisme à la société française est devant nous, oui, et il faut réussir à le penser et à faire société autour de cet enjeu. Notamment avec la libération de dizaines de « revenants » qui vont avoir lieu d’ici à 2022. Ces gens-là ont vécu dans le jihadisme avant leur peine, pendant leur peine, et continueront probablement après. Il faut accepter de sortir de la paralysie intellectuelle qui nous empêche de tenir un discours serein, documenté, sans concession avec cette réalité dérangeante qui fait partie de notre époque. C’est en se saisissant de ce savoir qu’on pourra empêcher l’extrême droite de préempter le débat sur l’islam, de démontrer la fumisterie de leur soi-disant « parler vrai » et de mettre au jour la dangereuse hystérisation qu’ils font d’un enjeu important pour l’avenir de la société.
Willy Le Devin , Simon Blin"
Lire "Hugo Micheron : « Le défi que pose le jihadisme à la société française est devant nous »".
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