Revue de presse

Hugo Micheron : Face au djihadisme, ni déni ni hystérisation (L’Express, 20 av. 23)

Hugo Micheron, maître de conférences et chercheur à Sciences Po. 22 avril 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Hugo Micheron, La colère et l’oubli. Les démocraties face au jihadisme européen, Gallimard, avril 2023, 400 p., 24 e.

"Avec "La Colère et l’oubli", le chercheur publie une histoire européenne du djihadisme, qui contredit ceux qui réduisent le phénomène à une "réaction" contre des injustices passées ou présentes.

Propos recueillis par Thomas Mahler et Anne Rosencher

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Lire "Hugo Micheron : "Nous n’arrivons pas à penser le djihadisme comme une idéologie propre"".

Il est toujours utile d’élargir la focale et de sortir du cadre français. Chercheur et maître de conférences à Sciences Po, Hugo Micheron livre, avec le remarquable La Colère et l’oubli (Gallimard), une première histoire du djihadisme européen. Depuis 2001, près de 150 attentats islamistes ont été commis de Stockholm à Madrid, faisant 800 morts. Mais, comme le montre l’un de nos meilleurs spécialistes, loin de se limiter à des attentats sanglants, cette idéologie a d’abord patiemment tissé sa toile à travers des écosystèmes locaux. Elle ne vise rien de moins qu’à saper les fondements de nos démocraties européennes. Cette histoire sonne ainsi comme un avertissement : n’attendons pas la prochaine vague de terrorisme pour traiter le djihadisme non pas comme une simple menace sécuritaire, un symptôme social ou une réaction à notre "laïcité" française, mais comme un problème de fond, à la fois transnational, religieux et politique.

L’Express : Ces dernières années, les nations européennes ont eu tendance à envisager le djihadisme qui les touchait à l’aune de leurs spécificités "locales" (la laïcité française, le "différentialisme culturel" allemand etc.). Vous dites, vous, que l’échelle pertinente est l’Europe de l’Ouest…

Hugo Micheron : Pour essayer de comprendre ce à quoi nous avons affaire, il faut se focaliser sur les éléments tangibles dont nous disposons. Parmi lesquels le nombre de départs pour Daech. Ainsi, étudier le djihadisme européen à travers les 6 000 départs qui ont eu lieu depuis le territoire de l’UE à 28 (avec le Royaume-Uni), c’est d’abord s’apercevoir que près de 90 % d’entre eux ont eu lieu depuis huit pays seulement, quasiment tous en Europe du Nord-Ouest - à l’exception de l’Espagne. Et quand on resserre encore la focale, on observe à chaque fois le même schéma : le djihadisme se développe dans des zones délimitées ; et au sein de ces zones, des villes ; et au sein de ces villes, des environnements humains et urbains précis. Observer ces similitudes, c’est sortir de l’échelle nationale. Car ce qui frappe, ce sont les ressemblances.

Contrairement à ce que l’on entend souvent, la France ne serait donc pas particulièrement touchée par réaction à la laïcité ?

En volume, elle est très touchée : c’est le premier pourvoyeur de djihadistes en Syrie entre 2012 et 2019 – près de 2 000 personnes… Mais quand on rapporte ce chiffre à la population, ou même au nombre de musulmans vivant en France, nous ne sommes pas autant touchés que la Belgique, le Danemark ou la Suède qui constituent le "trio de tête". Pour les deux pays scandinaves, c’est totalement contre-intuitif. Ils n’ont pas d’histoire coloniale, ils sont très égalitaires socialement, et ils n’ont pas connu une immigration de travail, comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et la Belgique où, pendant les Trente Glorieuses, on a fait venir une main-d’œuvre peu qualifiée, majoritairement de pays musulmans. Autrement dit : la prévalence des départs vers Daech depuis le Danemark ou la Suède bat en brèche l’explication du djihadisme comme une simple réponse à des offenses passées ou actuelles.

Expliquer le djihadisme par des facteurs socio-économiques c’est donc être dans l’erreur ?

Le réduire à cela, oui. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas prendre en compte ces paramètres et basculer dans l’excès inverse. Dans certains cas, comme dans l’exemple édifiant du quartier de Molenbeek, en Belgique, ces facteurs sont très pertinents. Mais je ne comprends pas pourquoi il faudrait opposer la dimension socio-économique à la prise en compte des facteurs politique, idéologique et religieux. Ils se conjuguent.

Quels sont les fameux "schémas communs" propres au djihadisme européen observés dans les différents pays que vous avez étudiés ?

On note d’abord que derrière cette géographie spécifique, il y a une histoire spécifique. Dès les années 1990, des militants djihadistes déclarés – pour la plupart, des vétérans du djihad en Afghanistan ou en Algérie – arrivent dans ces pays. Ils entreprennent d’y diffuser leurs idées dans leurs nouveaux entourages. C’est le point commun entre certaines villes suédoises comme Malmö, des quartiers de Copenhague comme Norrebro, Beeston Hills à Leeds, Bethnal Green à Londres, Molenbeek à Bruxelles, le Mirail à Toulouse, etc. Au commencement, il y a une dynamique humaine importée.

A chaque fois, soulignez-vous, un très petit nombre va diffuser sa radicalité par l’imposition de normes de piété, d’un écosystème, d’un mode de vie sur lequel prospère "le djihadisme hors attentat". Quels sont ses ressorts ?

Ça, c’est ce que je démontrais pour le cas de la France dans mon premier livre issu de ma thèse en 2020. Ce qui se dégage de plusieurs travaux publiés depuis en Europe est que le constat vaut pour les sept autres pays de l’UE concernés. La dimension idéologique et religieuse joue un rôle très important qui doit être abordé au même titre que les autres. Le chercheur allemand Johannes Saal, par exemple, a examiné dans le détail d’où était partie la masse des djihadistes allemands pour la Syrie : ils ne sont pas partis des villes les plus peuplées, ni des villes les plus pauvres, ni de celles avec la plus forte population musulmane. Ils sont partis d’endroits où l’implantation salafiste est la plus forte, ce qui inclut des communes déshéritées mais pas seulement, on trouve aussi des villes bourgeoises. Il montre que les départs pour la Syrie représentent à chaque fois 8 % de la taille de la communauté salafiste locale. Une proportion étonnamment stable dans les différentes zones. Le constat s’applique aussi à l’Autriche et à la Suisse alémanique.

Le djihadisme apparaîtrait ainsi comme une sorte de niche au sein d’un ensemble salafiste plus large. Ce type de constats apporte des précisions qui n’excluent aucune autre approche, ils se marient très bien avec l’ajout d’autres variables qu’il faudrait combiner entre elles pour avoir le fin mot. Je sais qu’il y a encore énormément de craintes à aborder la dimension religieuse, parce qu’elle est complexe. Mais elle fait partie de la société, et l’évolution du djihadisme européen ces trente dernières années est allée de pair avec les transformations des sociétés européennes, ce qui inclut certaines évolutions internes à l’islam.

C’est-à-dire ?

Tous les chiffres officiels à disposition montrent qu’il y a eu une augmentation du phénomène salafiste au sein de l’islam européen depuis les années 2000. Au reste, cela recoupe ce qu’observent bien souvent les habitants des zones les plus concernées. On peut débattre des causes mais on ne peut exclure cet aspect du débat. Le salafisme est porteur d’une vision religieuse du monde qui a un impact très concret sur les comportements politiques et sociaux. Les ruptures qu’ils entraînent se sont fait sentir, à l’échelle individuelle au sein des familles. Si une dynamique militante se crée localement, elle entraîne souvent des changements à l’échelle de groupes plus vastes, des collectifs, des quartiers, ce qui, in fine, impacte la société.

Comment faire la distinction entre le salafisme, l’islamisme, le djihadisme… ?

L’islamisme renvoie à un champ très large, qui regroupe des acteurs et de groupes très disparates et parfois frontalement opposés les uns aux autres. Ils ont en commun de percevoir l’islam comme un projet exclusif, qui fournirait un code moral et religieux universel inséparable de son propre système politique, légal et culturel. Les djihadistes partagent avec les salafistes un socle commun, une approche littéraliste du dogme, une vision de l’Histoire. Mais ils s’en distinguent par la radicalité de leurs méthodes – violences collectives, attentats etc. – pour faire émerger leur "société idéale".

Mais la question de la violence, justement, ne doit pas fournir l’alpha et l’oméga à l’aune de laquelle on évalue l’ensemble de la problématique en Europe. Les djihadistes, comme les autres, savent aussi utiliser des concepts a priori religieux à des fins totalement politiques. Dès les années 1990, à Londres, les prédicateurs qui ont inspiré deux générations de djihadistes ont tout de suite opposé citoyenneté et religion, en ciblant deux aspects du débat public. D’abord, la dimension politique, en expliquant que leur but, en tant que prévôts autoproclamés des communautés musulmanes britanniques, était de tout faire pour qu’il n’y ait pas d’intégration des musulmans, car la démocratie représente à leurs yeux l’antithèse de l’idéal religieux. Ensuite, ils ont ciblé avec une grande virulence la multitude de représentants de l’islam britannique qui, eux, considéraient que leur avenir s’écrivait en Europe. Ces prédicateurs de ce qu’on appelait à l’époque le "Londonistan" ont joué sur un tiraillement identitaire commun au sein des populations immigrées, cherchant activement à empêcher l’émergence d’un modus vivendi conciliant pratique religieuse et pratique citoyenne.

A-t-on tenté d’endiguer ce travail d’influence ?

Il a, dans un premier temps, été très mal compris. Les porteurs de cette idéologie étaient très peu nombreux. Leur activisme a été vu comme l’expression d’un radicalisme religieux ultra-minoritaire, ce qu’il était, mais pas comme une potentielle menace démocratique, ce qu’il était aussi. Jusqu’au 11 septembre 2001, on a peu pris au sérieux ces discours pourtant très explicites, qui relayaient la vulgate anti-occidentale d’Al-Qaida. Ces prédicateurs et leurs homologues en Espagne, ou au Danemark, ont la plupart du temps été réduits à des "bouffons" ou des "provocateurs". Sous-entendu : des gens à qui il ne fallait pas donner trop d’importance. Pourtant, ils s’organisaient et le phénomène a pris de l’ampleur. Et en vingt-cinq ans, il est passé de quelques dizaines d’individus à 6 000 Européens !

La tendance est à renouveler les mêmes impensés à chaque décennie. A la fin des années 1990, peu avant le 11-Septembre, le discours universitaire dominant est à la fin de l’islamisme. Dix ans plus tard, avec la mort de Ben Laden, c’est la fin du djihad global alors qu’il s’apprête à connaître un renouveau spectaculaire en Syrie. Et enfin, avec la chute de l’Etat islamique, beaucoup ont expliqué que le djihadisme en tant que phénomène géopolitique mondial était terminé. Le respecté éditorialiste Fareed Zakaria a par exemple fait cette analyse en avril 2021, soit six mois avant la chute de Kaboul aux mains des talibans…

Comment expliquez-vous cet aveuglement à répétition ?

Déjà, je crois que nous n’arrivons pas à penser le djihadisme comme un mouvement spécifique, mû par une idéologie et des références propres, qui s’incarne dans des organisations comme Daech, Al-Qaida, le GIA, qui répondent de certains principes et objectifs. Réduire le djihadisme à un symptôme "en réaction", revient à considérer les djihadistes comme des "malades". Cela témoigne d’une incapacité à se positionner face à un autre système idéologique qui produit lui aussi sa propre feuille de route. C’est très autocentré et présomptueux et cela rappelle, toutes choses égales par ailleurs, l’attitude dominante face à la Russie sur la même période. Ça va avec l’idée que la démocratie a triomphé, fermez le ban. Les extrémistes sont des "barbares" qui tôt ou tard, si on leur explique bien, se rendront compte des lumières de la civilisation et de la supériorité de la démocratie.

Je crois que c’est également lié à une incapacité à comprendre l’importance des acteurs non étatiques dans la géopolitique mondiale du XXIe siècle. Les djihadistes n’ont pas de chancelleries, mais leurs actions ont déterminé en partie le cours de la guerre en Irak, et celui de la guerre en Syrie…

En fil rouge d’une histoire du djihadisme européen, on retrouve l’affaire des caricatures danoises, avec ses prémisses et ses répliques…

Cela part d’un meurtre, celui de Theo Van Gogh, en 2004, en plein cœur d’Amsterdam. L’assassinat de Van Gogh provoque un débat non seulement néerlandais, mais européen. Son assassin, un Hollandais d’origine rifaine et issu de la classe moyenne, appartient à la "cellule de La Haye", dont plusieurs membres sont liés au réseau derrière l’attentat de Madrid la même année. Après celui de Pim Fortuyn, l’assassinat de Van Gogh n’est que le deuxième meurtre politique dans un pays qui n’en avait pas connu depuis le XVIIe siècle ! Cela sidère une société hollandaise peu équipée pour penser la question de la violence religieuse en son sein, notamment parce que l’histoire politique moderne des Pays-Bas est nourrie par l’immigration de groupes fuyant les violences religieuses. L’affaire rebondit au Danemark, avec la publication des caricatures de Mahomet dans le Jyllands-Posten. Au départ, les réactions sont rares. Mais trois imams, deux Frères musulmans et un salafiste, exigent des excuses du journal. Afin de susciter l’indignation, des dessins grotesques sont mélangés à ceux publiés dans la presse et une tournée dans plusieurs pays musulmans est organisée, en partie instrumentalisée par des régimes peu scrupuleux. Résultat : neuf mois plus tard, on se retrouve avec une affaire internationale. Al-Qaida s’en empare, et Ben Laden déclare que ces dessins représentent "un crime pire encore que le bombardement des villages qui s’effondrent sur nos femmes et nos enfants".

Pendant quinze ans, l’affaire des caricatures ne cessera de rebondir à travers toute l’Europe. A commencer par la France bien sûr, avec la publication des caricatures par Charlie Hebdo. L’ultime rebond en date, c’est l’assassinat de Samuel Paty. Comme dans l’affaire originelle en 2005, on retrouve des instrumentalisations et des mensonges qui suivent peu ou prou le même déroulé. Avec une différence notable : Samuel Paty n’a jamais souhaité être partie prenante, il était un professeur qui faisait son travail en tentant d’expliciter un débat avec sa classe. Ensuite, comme à l’époque des affaires danoises, l’affaire a été instrumentalisée par un certain nombre de régimes, dont le Pakistan, les pays du Golfe ou la Turquie, qui ont utilisé ce drame non pour témoigner de leur solidarité avec la France face à un acte terroriste, mais au contraire pour lui en faire porter la responsabilité.

Vous étiez à Princeton au moment de la tragédie de Samuel Paty. Vous aviez dénoncé dans une tribune la "cécité" américaine…

Il y a eu une couverture étonnante de ce drame dans la presse américaine. Dans l’article du New York Times, le mot "djihadisme" n’apparaissait tout simplement pas. Et le terme "islamiste" n’était utilisé qu’à deux reprises, une fois entre guillemets dans des propos d’Emmanuel Macron, une autre fois en conclusion s’inquiétant de tensions "du fait que certains n’ont pas hésité à pointer directement l’islamisme du doigt". D’autres articles et tribunes donnaient eux aussi l’impression que le problème était moins l’acte terroriste en lui-même que l’intolérance du modèle laïque français, plaquant sur le djihadisme européen la grille de lecture raciale américaine. Un musulman semblait ne pouvoir être, selon eux, qu’un individu en proie à la révolte parce que discriminé. A l’inverse, la presse trumpiste, elle, a dénoncé une attaque non pas "islamiste", mais "islamique". L’acte djihadiste était présenté comme une composante essentielle d’une religion pratiquée par plus d’un milliard et demi d’habitants dans le monde.

Aux deux bords de l’échiquier politique américain, les faits ont ainsi été passés au filtre des prismes idéologiques. Et finalement, ces deux positions, à gauche comme à droite, tendaient, mais pour des raisons opposées, à concéder aux djihadistes leur revendication principale : celle d’être les représentants légitimes de l’islam, présenté comme une religion "offensée" par les premiers, ou comme intrinsèquement "violente" et "arriérée" par les seconds. Cette couverture américaine de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine révèle une commune incompréhension du djihadisme et de l’islam, une cécité qui guette potentiellement l’ensemble du débat public en Occident. Un point du débat de fond, qui est le même depuis l’assassinat du cinéaste Theo Van Gogh en 2004, n’est toujours pas réglé, à savoir la prétention des groupes djihadistes à fixer par le sang les limites de la liberté d’expression dans les démocraties européennes.

Cela veut-il dire qu’en vingt ans, nous n’avons toujours pas avancé ?

Si. La recherche a avancé. La compréhension globale aussi, je pense, du phénomène djihadiste. Mais les multiples rebondissements de ces affaires ont contribué à tendre le débat public. Il s’est considérablement polarisé sur ces sujets, réduisant d’autant la place du débat de fond. Ces enjeux ont aussi fait l’objet de nombreuses instrumentalisations, sur fond de progression électorale de l’extrême droite dans l’ensemble des pays concernés. Regardez l’évolution de l’extrême droite en Europe depuis le 11 septembre 2001. En 2002, Jean-Marie Le Pen arrive pour la première fois au second tour, Pim Fortuyn explose dans le débat public néerlandais, et depuis…

L’enjeu se situe donc aussi là : sur la façon d’en débattre publiquement. La tentation commode serait d’oublier, de se dire que le juste retour des choses, après la colère des attentats, serait de ne plus en parler. Mais la colère et l’oubli ne peuvent être les saines réponses apportées par les démocraties à un enjeu politique si important. Si l’approche consiste à osciller entre déni et hystérisation, le débat sera monopolisé et donc dominé par les partisans de la dernière.

Vous montrez que le djihadisme ne se concentre pas seulement sur des attaques terroristes. Il produit aussi un discours fortement anti-démocratique…

Effectivement, il est très important de comprendre que le terrorisme n’est qu’un moyen employé par les djihadistes. Le deuxième point essentiel, c’est que le djihadisme ne se limite pas aux organisations qui s’en réclament. C’est un ensemble de concepts, d’idéologies, de références, auquel vont se référer des militants bien au-delà des cercles de Daech ou d’Al-Qaida. Autrement dit, vous pouvez détruire des organisations djihadistes comme Al-Qaida et Daech, si vous ne travaillez pas sur les causes profondes, le djihadisme va se maintenir. Dans le livre, j’essaie ainsi de montrer les mutations qu’il y a eu à l’intérieur des mouvances djihadistes sur trente ans en Europe, qui fluctuent entre des phases de marée haute et marée basse.

Vous soulignez que les milieux salafistes sont en forte progression depuis dix ans, en France comme en Allemagne, Angleterre ou Scandinavie…

Oui, mais pas que. Le djihadisme ne peut être considéré sur le seul plan sécuritaire ou idéologique, c’est aussi une question politique et sociétale. Le sécuritaire, c’est le travail des services de renseignement, qui font leur boulot et s’adaptent à la menace. Mais si on ne s’intéresse qu’aux attentats, on n’est que dans la réaction. Il faut aussi s’intéresser aux discours et à leur diffusion. Le djihadisme ne représente pas uniquement des filières à démanteler. Ce sont aussi des individus qui mettent en place des machines de prédication. Dans les années 1990, elles prennent la forme d’entreprises militantes, qui vont ouvrir des petites librairies radicales, former des ONG pour envoyer des individus en Bosnie par exemple… C’est un militantisme qui se structure afin d’avoir des activités pérennes dans le temps. Même derrière les barreaux, des djihadistes vont avoir tendance à poursuivre leur prédication.

Ces militants peuvent ne rien faire d’illégal en soi. En mettant une pression maximale sur leurs voisins dans le quartier du Mirail - parce que telle fille n’est pas voilée ou que tel père ne va pas à la mosquée -, les frères Clain ont réussi, petit à petit, à passer de douze individus moqués par tout le monde à une centaine de personnes en dix ans. C’est peu à l’échelle de 45 000 habitants, mais parmi ces personnes, vous avez les frères Merah, et la quasi-totalité des départs de la Haute-Garonne pour la Syrie. On parle donc de microcosmes, mais qui ont des effets dramatiques sur le long terme, puisque les frères Clain vont revendiquer les attentats du 13 novembre 2015.

Il existe aussi des antidotes. Ces entrepreneurs djihadistes n’ont pas toujours réussi à s’implanter là où ils voulaient. Par exemple, dans les années 1990, des agents du GIA ont été chassés de la région lyonnaise par des Français issus de l’immigration qui connaissaient la réalité algérienne et les massacres commis là-bas. C’est un rapport de force idéologique et politique sur le terrain, qui se joue au sein de la société mais aussi à l’intérieur de l’islam, ce qu’on omet d’évoquer la plupart du temps et ce dont on se préoccupe bien peu. [...]"


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Islamisme, Terrorisme islamiste (note du CLR).


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