Hommage à un pédagogue de la République : Charles Renouvier (1815-1903)

par Jonathan, Délégué du CLR pour la jeunesse 5 février 2010

Se souvenir des grands textes fondateurs de la pensée républicaine, c’est nous enrichir de l’héritage d’une littérature humaniste et fraternelle. Ainsi parler du philosophe Charles Renouvier, c’est commémorer la mémoire d’un homme qui a consacré sa vie à la République. Sous sa plume, elle n’est pas une idée vague, un idéal irréalisable, mais une quête visant à créer un monde de justice dont la devise est : Liberté, Egalité, Fraternité. Ainsi rendre hommage à cet auteur, à ce pédagogue officiel de la République (même à travers un seul de ses ouvrages), c’est se souvenir de l’un des nôtres, d’un citoyen, d’un frère.

Au sous-sol d’une librairie parisienne, s’est glissé un ouvrage que j’ose qualifier de chef d’œuvre de la littérature française républicaine : c’est le Manuel républicain de l’homme et du citoyen de Charles Renouvier. Je crains fort cependant que l’ouvrage comme son auteur soit ignoré de la majorité de nos concitoyens, et j’entends déjà certains se demander quel l’intérêt peut-il y avoir de se reporter à 1848 alors que nous sommes en 2010. Les Hommes ne sont-ils pas comme les arbres, s’appuyant sur leurs racines pour être, puis pour devenir ? En 1870, Léon Gambetta déclarait à ses opposants politiques : « Entre la République de 1848 et la République de l’avenir, vous n’êtes qu’un pont et ce pont, nous le franchirons. » La République fut parfois écartée en tant que régime politique national, mais sa pensée, son Idée traversait les règnes dans l’attente du seul souverain légitime : le Peuple, car la République française est démocratique. C’est justement pour le Peuple que Charles Renouvier écrit son Manuel républicain.

La Monarchie de Juillet a fait place à la République. Les élections législatives approchent et doivent légitimer le nouveau régime. Hippolyte Carnot, alors ministre de l’Instruction publique du Gouvernement Provisoire du 24 février 1848, est un fervent partisan d’une instruction jacobine, démocratique et laïque. Il charge Charles Renouvier de produire un ouvrage dont le but avéré est d’expliquer au Peuple (que l’auteur écrit avec un « P » majuscule) que soutenir la République est dans son intérêt. Il est question d’en faire connaître les principes, de la faire aimer pour ce qu’elle est. Charles Renouvier persévère dans son travail malgré la démission de son commanditaire le 5 juillet 1848 (le texte fait polémique et suscite un vote de confiance par les élus nationaux. Le renouvellement de la confiance au ministre Carnot se voit rejetée, ce qui entraîne sa démission !). C’est dans un but éducatif, à vocation électorale, que Charles Renouvier continue de rédiger son œuvre pédagogique. Pour reprendre les propos de l’historien incontournable de la République de 1848, Maurice Agulhon, l’« éducation est œuvre de longue haleine. » [1]

Au fil des pages, un instituteur répond à son élève qui est loin d’avoir sa langue dans sa poche. Renouvier ne cherche pas à écarter des questions dérangeantes. Au contraire, il y répond sans tabou à travers le personnage de l’instituteur. Le texte nous dit que si on prend au sérieux les Droits de l’Homme, la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, l’exigence de justice sociale n’est pas loin. La propriété ne doit pas être abolie au profit du collectivisme, mais la justice exige de la part de l’Etat une intervention pour corriger ce que la seule liberté économique a de dur. L’Idée de République a une dimension morale. La politique nationale doit être le prolongement et l’application d’une morale universelle. « La République est le contrat visible, avoué, déclaré dans l’Assemblée du Peuple. Or le but de la République est de faire de la fraternité, justice. Ainsi, ce qui est fraternel selon la conscience, deviendra juste, selon les lois, au degré précis où le Peuple le proclamera obligatoire. » Renouvier ajoute plus loin que : « Le principe élémentaire du nouveau pacte social réclamé par le Peuple français s’exprime en deux formules désormais impérissables : Droit au travail, Droit à l’assistance. Ces deux droits seront inévitablement reconnus dans une République juste dont tous les membres solidaires s’imposeront le devoir réel d’assurer le travail qui fait vivre ceux d’entre les citoyens qui n’ont ni l’instrument, ni la matière de ce travail, ni les moyens présents de se les procurer, et d’assurer la subsistance à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’instauration du régime républicain apportera le bonheur social pour tous, ce qui justifie l’attachement que le Peuple devrait avoir envers ce régime dont la devise est « Liberté, Egalité, Fraternité ».

La fraternité ? C’« est un sentiment qui nous porte à ressentir tous les mêmes joies et les mêmes peines, comme si les hommes ne faisaient qu’un. Ainsi, ceux-là sont des frères, qui veulent partager les souffrances les uns des autres, et qui dirigent leurs forces à se rendre heureux mutuellement. » La liberté ? C’« est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, tout ce qui n’entreprend pas sur les droits d’autrui ». La République doit garantir la liberté de conscience, la liberté de parler, la liberté d’écrire, d’imprimer, la liberté individuelle, la liberté politique et la liberté de se réunir. Elle condamne l’esclavage. L’égalité, fidèle à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, signifie que tous les hommes naissent égaux en droits. La loi, dans la République, n’admet aucune distinction de naissance entre les citoyens, aucune hérédité de pouvoir.

La liberté, l’égalité et la fraternité sont indissociables. S’il n’y avait que liberté, l’inégalité irait toujours croissant et l’Etat périrait par l’aristocratie ; car les plus riches et les plus forts finiraient toujours par l’emporter sur les plus pauvres et les plus faibles. S’il n’y avait qu’égalité, le citoyen ne serait plus rien, ne pourrait plus rien par lui-même, la liberté détruite, et l’Etat périrait par la trop grande de tout le monde sur chacun. Mais la liberté et l’égalité réunies composeront une République parfaite, grâce à la fraternité. C’est la fraternité qui portera les citoyens réunis en Assemblée de représentants à concilier tous leurs droits, de manière à demeurer des hommes libres et à devenir, autant qu’il est possible, des égaux.

Mais quelle place donnée à Dieu et aux croyances ? La liberté de conscience est affirmée comme une liberté fondamentale. L’instituteur (donc Renouvier) déclare cependant aux réticents : « N’oubliez jamais que le plus sûr moyen de faire connaître combien vous aimez Dieu, c’est de travailler de toutes vos forces au bien de ce prochain pour qui Jésus-Christ lui-même a donné sa vie ». Vous avez évidemment décodé le sens caché du propos, car le régime fraternel qui permet de se perfectionner avec et pour son prochain, c’est la République. Il n’y pas de contradiction entre la parole du Christ et la République. Dans un élan d’ironie, Renouvier assure que Jésus Christ lui-même aurait adhéré au régime républicain si l’occasion s’était présentée. Puis pour contredire ceux qui voient en la République, « le gouvernement de quelques monstres altérés de sang », il rappelle que « La roue, les bûchers et les autres supplices étaient une invention des rois et des prêtres d’autrefois. Si elle (la République) a condamné beaucoup d’hommes, […] elle a fait en cela pour le salut du Peuple ce que les rois ont toujours fait pour le salut des rois et l’Eglise pour le salut de l’Eglise. »

Il me reste à vous encourager à découvrir ou à redécouvrir un auteur qui a le mérite de susciter la réflexion et de nous amener à développer notre esprit critique. Il est un penseur au principe de la République valorisé par Marie-Claude Blais (Au principe de la République. Le cas Renouvier, Mesnil-sur-l’Estrée, Gallimard, 2000). Le dernier mot revient évidemment à Renouvier à travers l’instituteur du Manuel dont la première réplique est la suivante : « La religion vous enseigne comment vous devez vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d’une félicité éternelle. Moi, je ne vous parle qu’au nom de la République, dans laquelle nous allons vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son cœur. Je veux vous instruire des moyens d’être heureux sur la terre et le premier mot que j’ai à vous dire est celui-ci : Perfectionnez-vous. Vous ne deviendrez vraiment heureux qu’en devenant meilleur. »

Jonathan,

Délégué du CLR pour la jeunesse

[1Propos de Maurice Agulhon qui signe la préface d’une réédition de 1981 (réédition par M. Agulhon lui-même).


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