Revue de presse

"Gare du Nord : enquête sur une privatisation à bas bruit" (Marianne, 27 sep. 19)

Par Emmanuel Lévy. 10 octobre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La gare du Nord à Paris va devenir un grand chantier d’où sortiront un immense centre commercial et des bureaux. Quelque 900.000 voyageurs y feront quotidiennement leurs courses pour le plus grand bonheur… du géant de la distribution Auchan.

Le plus gros chantier de la capitale, avec pluie de millions, kilomètres cubes de béton, mètres carrés à perte de vue : la rénovation de la gare du Nord. Les travaux pharaoniques devraient très prochainement commencer sous la houlette de la SNCF. Et l’opérateur public, cette fois, a voulu tenir les délais pour ce projet de 600 millions d’euros. En moins de deux ans : enquête publique, feu vert de la Mairie de Paris. Le tout est emballé dans un argumentaire écolo fait de circuits courts, de toits végétalisés, avec, pour faire bonne mesure, des promesses de services supplémentaires aux voyageurs.
Tout semblait être sur les rails pour faire de ce projet autre chose que ce qu’il est vraiment : la création d’un immense centre commercial de 60 000 m2 de surfaces nouvelles au sein de la plus grande gare de France (700 000 voyageurs par jour). Jusqu’à une récente tribune d’architectes, publiée dans le Monde, dénonçant la transformation des usagers en consommateurs. Cette transposition du modèle des aéroports aux gares est pourtant déjà à l’œuvre à Austerlitz, à Montparnasse, et depuis 2012 à Saint-Lazare. Mais, avec son nouveau projet, la SNCF a franchi un cap. Sous couvert de rénovation de la gare du Nord - propriété de l’Etat - se trame en réalité la privatisation de l’espace public. Une mine d’or qui va rapporter des milliards d’euros. Car, au-delà des questions de préservation du patrimoine et d’organisation de l’espace commun posées par les architectes, cette affaire est une histoire de gros sous. Une histoire dont personne ne parle… Et que la SNCF souhaite maintenir sous le boisseau. Marianne a adressé une longue série de questions à Stationord, la société d’économie mixte à opération unique (Semop) en charge de la conception-réalisation et de l’exploitation de la gare, détenue à 34 % par la SNCF et 66 % par Ceetrus, une filiale du champion de la grande distribution Auchan. Quel sera le chiffre d’affaires de la structure ? Son bénéfice à terme ?

« Nous ne communiquons pas dessus. Nous sommes une entreprise, et nous n’avons aucune obligation de présenter ces données », tonne, mécontent, un des porte-parole de la SNCF. Pourquoi un tel mutisme ? L’appel d’offres donne quelques réponses : sur les quarante-six ans d’exploitation prévus par le contrat de concession, le chiffre d’affaires cumulé de Stationord s’établirait à 5,76 milliards d’euros. Soit plus de 125 millions d’euros par an… Autre enseignement : sur les 600 millions d’euros de travaux, seulement 50 millions, payés par la SNCF, iront aux activités dites régulées : quais, rails et bâtiments techniques, de services et administratifs de la SNCF. Les 550 autres millions iront pour le reste, autrement dit les boutiques, les restaurants et les bureaux.

« Le commerce n’occupera que 18 000 m2 », avance pourtant, dans une récente interview aux Echos, Aude Landy-Berkowitz, la présidente du directoire de Stationord, comme pour écarter la polémique. La tribune dénonciatrice des architectes tombe mal. Avant de donner son feu vert, la Commission nationale d’aménagement commercial examinera le dossier le 10 octobre. Pour ses promoteurs, il y a urgence à minimiser son ampleur : ces surfaces commerciales représenteraient moins du quart de l’ensemble. Sauf que Stationord ne loue pas seulement des boutiques de parfums. Elle fait également dans les bureaux, la restauration, 12 500 m 2 , ou encore la culture, activités tout aussi rémunératrices.
Une machine à cash

En tout, près de 50 000 m2 pourraient être commercialisés. La Semop a beau mettre en avant le doublement des surfaces « utiles pour les voyageurs (circulation et zones d’attente assis) », rien n’assure que ces espaces ne finissent pas eux aussi par être mangés par des kiosques de snack et jus de fruits, comme ils l’ont été dans l’actuelle gare du Nord.

Les enjeux de cette rénovation ne se mesurent pas seulement à l’aune des espaces commerciaux. Non, il est aussi affaire de gros sous. D’un beau magot même. Il suffit de flâner gare Saint-Lazare pour s’en convaincre : les 80 magasins répartis sur 10 000 m2 ne désemplissent pas. Inaugurée en 2012 grâce à un partenariat public-privé (PPP) de quarante ans avec Klépierre, elle préfigure la future gare du Nord. Tout y est conçu pour faire défiler un maximum d’usagers devant un maximum de surfaces commerciales, augmentant du même coup le temps d’accès aux trains des voyageurs. Les chiffres laissent rêveur. Jusqu’à Laurent Morel, l’ex-président du directoire de Klépierre, gestionnaire et investisseur à hauteur de 160 millions d’euros, sur les 250 du budget total consacré à Saint-Lazare : « Nous atteignons un chiffre d’affaires moyen de plus de 14 000 €/m2 par an, avec certaines surfaces atteignant des pics à 45 000 €/m2. » Et même 67 000 €/ m2 pour la bijouterie Pandora ! A ce jeu-là, le centre commercial de Klépierre dégage 120 millions de chiffre d’affaires par an, contre 100 millions initialement prévus.

Résultat, la foncière tient son centre commercial « le plus rentable de France », avec des prix comparables à ceux des Champs-Elysées… Et ce, pour 300 000 voyageurs par jour, soit de deux à trois fois moins que gare du Nord. La SNCF et Auchan ne le claironnent pas : ils sont en train de bâtir une machine à cash. Avec ses 900 000 voyageurs par jour attendus à terme, Stationord pulvérisera ces chiffres déjà fabuleux. Si l’on applique les ratios constatés de Saint-Lazare à Stationord (trois fois plus de voyageurs et au moins trois fois plus de surfaces), la nouvelle gare pourrait générer entre 600 millions et 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires par an. « Dans ce business, les enseignes payent pour leur loyer au moins 20 % de leur chiffre d’affaires », assure Magalie Marton, chef de la recherche chez Crushman & Wakefield. Résultat pour Stationord : entre 120 et 200 millions d’euros de loyers et presque autant de bénéfices pour la SNCF et surtout Auchan (actionnaire des deux tiers du capital). Lequel pourrait se rembourser en cinq ans de l’investissement initial. Presque aussi fort que les autoroutes. L’analogie n’est pas forcée. Il s’agit dans les deux cas d’exploiter une concession sur un domaine public, un passage obligé des usagers. Automobilistes ou voyageurs, même combat ou plutôt même profit."

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