Revue de presse

G. Konopnicki : "Masculin, féminin" (Marianne, 8 mars 19)

14 mars 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Jadis, tout homme à peine entré dans la force de l’âge devait montrer son académie à la médecine militaire, qui décidait ou non d’en faire une recrue.

Ayant ainsi prouvé sa virilité, la recrue s’empressait de boire comme une brute. Une bonne cuite s’imposait avant de devenir, pour quelques mois, une sentinelle de la patrie. Avec un peu de chance, la recrue pouvait espérer une planque peinarde, et se plaignait rarement quand on faisait d’elle une estafette. Le service militaire abrogé, les hommes ne sont plus appelés à occuper des fonctions exprimées au féminin. Ils ne craignent plus le sous-off, une vache, ni la manche à trois barrettes d’une brute galonnée. L’armée n’était pas la seule à mélanger les genres. Les écoles d’élite, longtemps masculines, recrutaient des bêtes à concours. Quand une fille voulait en être une, on la traitait de bas-bleu. La chopine, selon les campagnes sanitaires, faisait de l’homme une brute.

En ces temps d’inégalité, la femme se devait d’être le grillon du foyer. On comprend que ses petites-filles s’emparent d’autres fonctions exprimées au masculin. L’Académie française, sans grand enthousiasme, les reconnaît, précédées, comme toujours, par l’usage. En vérité les polémiques ne portent essentiellement que sur des professions ou des fonctions placées hors de portée du langage populaire. La professeure des universités tient à son « e » marquant le féminin. Celle du collège sait bien qu’elle est la prof, les élèves en ont décidé ainsi, depuis longtemps, établissant de fait l’égalité avec le prof. La machiniste des autobus n’a aucune raison de revendiquer le féminin de chauffeur, terme impropre, qui date des locomotives à vapeur.

En tout état de cause, les immortelles, qui en ce cas ne sont pas des fleurs, et les immortels, ne se sont guère attardés sur les inégalités d’en bas. Et par exemple celle qui sépare le mécanicien, expert en réglage des moteurs, de la mécanicienne, qui pousse les tissus sous l’aiguille de la machine à coudre. Ou encore la règle par laquelle le féminin d’ouvrier, par l’ajout d’un accent grave et d’une voyelle, réduit de plus d’un tiers les chiffres portés sur la fiche de paye. Pour la vieille dame du Quai de Conti, il importe seulement de déterminer le féminin d’auteur. Langue savante oblige, l’étymologie impose, autrice qui chatouille un peu nos ouïes, quand auteure s’imposait, presque naturellement.

Pour l’Académie, le français demeure la langue de Racine, plutôt que celle de Molière. La forme populaire sera donc suspecte. La doctoresse exercera toujours au dispensaire municipal d’une banlieue défavorisée. On voudra bien reconnaître qu’elle a du mérite, mais quand il s’agit des sommets de la hiérarchie hospitalière ou des titres universitaires, ce n’est pas sérieux. Les doctorantes s’empressent de perdre la marque de l’histoire des femmes, elles refusent d’être assimilées à ces doctoresses des pauvres. Elles se contentent de réclamer un accord féminin sur le titre de docteur décerné par les jurys universitaires. Ce qui s’impose aux ingénieures, faute d’alternative, sonne comme un mépris de classe quand il s’agit de refuser un terme chargé d’une connotation populaire. Comme la doctoresse, la mairesse fleure bon la femme dévouée, administrant quelque bourgade trop isolée pour servir la carrière politique d’un homme. Les femmes devenues maires de grandes villes, dont Paris n’est pas la moindre, auraient pu revaloriser le terme, imposer dans la loi qu’une commune peut être administrée par un maire ou une mairesse. Elles préfèrent être la maire, au risque de fâcheuses confusions à l’oral.

Paradoxalement, le féminin officiel choisit la discrétion, presque l’effacement. Les nouvelles bourgeoises ne souffrent pas les termes populaires, elles entendent marquer le genre tout en évitant soigneusement de faire mauvais genre.
Elles redoutent les féminins péjoratifs, il en existe, on nous répète donc qu’une courtisane est une pute, ce qui est finalement moins méprisable qu’un courtisan flattant les puissants pour de misérables prébendes. Au demeurant, l’histoire peut aussi changer l’usage des mots. Une présidente de tribunal n’est plus la femme du président, que Valmont détourne de son devoir dans les Liaisons dangereuses. La féminisation de l’armée fait d’une femme une générale. Elle peut souffrir, comme la couturière, d’être, au théâtre, une répétition publique. La langue n’est pas affaire d’académie, ni de loi, elle joue des genres et nous offre quelques délices en les changeant parfois."

Lire "Masculin, féminin".


Voir aussi la rubrique Langue française (note du CLR).


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