(Le Point, 21 sept. 23). Gilles Kepel, professeur des universités, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain. 27 septembre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Gilles Kepel, Prophète en son pays, L’Observatoire, 6 sept. 23, 23 €.
Propos recueillis par Samuel Dufay
Lire « Les salafistes font du contrôle des femmes la clé de la logique séparatiste »
"[...] L’idéologie communiste et gauchiste de ma jeunesse estudiantine avait vocation, par-delà le verbiage du matérialisme historique, à permettre l’émancipation du prolétariat – à le sortir de son assignation de classe. Ce qui m’afflige aujourd’hui, en tant qu’ancien militant trotskiste, c’est de voir Jean-Luc Mélenchon et ses épigones assigner à résidence les jeunes des quartiers dans une identité islamique afin de récupérer aux prochaines municipales, et au-delà, un vote en bloc construit grâce aux entrepreneurs religieux et identitaires autour d’une logique de victimisation. Il y a là une conception communautariste qui me semble à l’opposé des idéaux universalistes dont la gauche était porteuse… [...]
Après l’écrasement de Daech au printemps 2019, la tactique utilisée par les entrepreneurs culturels de l’islamisme, agissant en ordre assez dispersé à la suite des revers subis, a constitué à faire front en adoptant une posture de victimisation. L’affaire de l’abaya rappelle le cycle « provocation-répression-solidarité » du gauchisme d’antan…
Pourquoi la question de la « pudeur » féminine reste-t-elle un irritant pareil ? Et comment se concilie-t-elle avec la revendication féministe de refus du « contrôle du corps des femmes » ?
L’intégration sociale et culturelle dans une société d’accueil se produit à partir du moment où les filles ont une nuptialité en dehors de la communauté agnatique, d’origine. L’école publique émancipatrice en est le principal vecteur. Cela a été le cas avec grand succès pour les enfants d’Algériens nés en France dans les lendemains de l’indépendance, dont beaucoup ont connu des réussites sociales remarquables. En 2027, il n’est pas inenvisageable que soit élu président Gérald Darmanin ou… Jordan Bardella, qui ont l’un et l’autre une ascendance en partie algérienne, fruit de ce processus intégrateur ! Aujourd’hui, les salafistes font du contrôle des femmes, de leur nuptialité intracommunautaire, la clé de la logique séparatiste visant à fragmenter la société, à établir des enclaves culturalo-sociales qu’ils veulent dominer, en se référant à la hchouma, le sentiment de honte dû à la transgression de la norme, notamment dans le registre sexuel. La violence ayant échoué avec Daech, la tactique est davantage aujourd’hui d’établir des transactions communautaires, en négociant les blocs de voix pour favoriser des politiciens comme celles et ceux qui ont signé le « pacte de Médine » avec le sulfureux rappeur, auteur du morceau « Don’t Laïk », durant les récentes universités d’été… et dont je crains qu’ils ne soient, si j’ose dire, tombés dans le « Panot ».
En aura-t-on fini un jour avec l’islamisme politique ?
Contrairement à la France et l’Europe, les Frères musulmans sont aujourd’hui très affaiblis au Moyen-Orient et au Maghreb. Ils ont eu une opportunité historique il y a dix ans : le Qatar avait besoin d’eux pour construire son réseau d’influence internationale afin de concurrencer l’Arabie saoudite. Pendant les printemps arabes, ils ont bénéficié d’un financement qatari illimité, du soutien vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept de la chaîne qatarie Al-Jazira – et de la mansuétude des États-Unis d’Obama qui voyaient dans ces conservateurs religieux un allié des forces du marché. L’arrivée au pouvoir en Arabaie saoudite de Mohammed ben Salmane a changé la donne. La libéralisation culturelle dans le royaume, l’émancipation des femmes de la norme salafiste, a « ringardisé » les Frères et leurs affidés. J’ai discuté cet été sur la Côte d’Azur avec des Saoudiennes en short qui disaient leur soulagement d’être émancipées de l’oppression religieuse, et observaient avec stupéfaction nos compatriotes en abaya, le visage dissimulé par un masque sanitaire servant de niqab par destination…"
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