Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’ENS et professeur à Sciences-Po, auteur de « Sortir du chaos » (Gallimard). 20 décembre 2018
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Après l’attaque de Strasbourg, le spécialiste de l’Islam revient sur les failles du renseignement français et les menaces qui pèsent sur la France.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la France a été relativement épargnée par les attentats djihadistes. Aussi la question du fondamentalisme musulman était-elle passée au second plan et avec elle les intellectuels, penseurs, sociologues, anciens juges et autres spécialistes que certains trouvaient trop pessimistes, voire catastrophistes. Chérif Chekatt a réveillé les consciences. Son équipée meurtrière à Strasbourg aura tué au moins cinq personnes et blessé une douzaine d’autres. Et remis sous les feux de l’actualité les lancinantes questions sur les fichés S, la surveillance des « fous de Dieu », la place de l’islam dans notre société ou les conséquences des flux migratoires qui touchent aujourd’hui l’Europe. Autant de sujets sur lesquels planche depuis longtemps Gilles Kepel, politologue et spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain. Il donne des cours dans de nombreuses universités et connait comme personne les arcanes du terrorisme religieux, ses racines et ses développements récents et à venir. Connu pour son franc-parler, Kepel n’a jamais caché son pessimisme ni manqué de s’étonner de la légèreté avec laquelle la plupart des pays occidentaux luttaient contre l’islamisme radical. Il vient de publier aux éditions Gallimard : Sortir du chaos : Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient. Pour Le Point, il revient sur cette dernière semaine agitée, sur la personnalité de Chérif Chekatt et sur ce qui nous attend.
Le Point : De ce que l’on sait de sa personnalité, Chérif Chekatt a-t-il le profil classique d’un radicalisé ?
Gilles Kepel : Le profil de Chekatt ressemble à de nombreux autres délinquants passés par la socialisation djihadiste en prison – depuis Merah jusqu’à Nemmouche ou à Abbaoud. Les déclarations de son père, lui-même « fiché S » et constituant un étrange « mix » entre le look du salafiste – barbe abondante passée au henné, moustache rasée – et le bonnet à l’effigie de Che Guevara sur la tête, témoignent de l’adhésion de Chérif (dont le front arbore le cal emblématique du pieux croyant qui se prosterne cinq fois par jour en direction de La Mecque) aux thèses de Daech. Les élucubrations « dénégationnistes » que l’on a pu lire dans la page « débats » du Monde le 15 décembre selon lesquelles il s’agit d’un « faux djihadiste » dont le geste est « dicté par le désespoir » témoignent davantage de la ligne politique des responsables des pages éditoriales de ce quotidien que d’une connaissance des faits et de la réalité des processus de radicalisation aujourd’hui – tels qu’on peut les observer dans les quartiers populaires, en prison, ou sur le Web.
27 condamnations à 29 ans, fiché S et FSPRT (le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste), comment a-t-il pu passer entre les mailles du filet ?
Les fameux « fichiers » ne permettent pas a priori de judiciariser les individus qui y figurent : ce sont des instruments de police basés sur des soupçons, qui ont leur utilité comme tels. Pour incriminer quelqu’un, il faut des preuves matérielles. C’est sur la base de faits de droit commun que l’opération de recherche contre Chekatt a été lancée – précisément parce que rien ne permettait de le rechercher pour des faits de terrorisme. Il n’est pas vraiment passé entre les mailles du filet, il a – comme un délinquant aguerri – passé la nuit dans une planque et non à son domicile…
Faut-il donc changer la loi pour interpeller les fichés S et FSPRT avant qu’ils ne passent à l’acte ?
Un État de droit ne peut pas se le permettre.
Le réservoir de djihadistes dormants en France est-il bien évalué ?
Le problème est que depuis la disparition des renseignements généraux, la collecte des « signaux faibles » s’est considérablement réduite. Ajoutez à cela la méconnaissance générale des schémas de pensée djihadistes, et vous comprenez pourquoi les sociologues qui expliquent qu’une affaire comme celle de Chekatt « n’a rien à voir avec l’islam » a tant de succès auprès de notre administration et de la bien-pensance de certaines rédactions : ils confortent par l’affichage de leur propre ignorance les certitudes de leurs interlocuteurs incompétents.
Instruite des précédents Merah, Kouachi ou Coulibali, la France a-t-elle su s’adapter face à la menace djihadiste ?
Le traitement de l’affaire Merah est le principal échec intellectuel du renseignement français : son patron d’alors a fait de celui-ci un « loup solitaire » – ce qu’il a encore répété l’an dernier au procès de son frère Abdelkader – persistant dans la fausse piste qui a égaré les services de police et les a amenés impréparés lorsque la tuerie de Charlie Hebdo est survenue. On savait pourtant que Merah avait été socialisé au cœur de la mouvance salafiste djihadiste toulousaine, à travers son réseau familial, la filière de la communauté d’Artigat, ainsi que ses réseaux au Moyen-Orient. Depuis lors, beaucoup de progrès dans la connaissance ont été faits – mais il reste des failles importantes, notamment dans le monde pénitentiaire où les politiques de « déradicalisation » ont été menées surtout par des psychologues ignorants des réalités sociologiques, doctrinales et culturelles du djihadisme.
Il semble que le marché de Noël de Strasbourg soit un objectif symbolique et récurrent ?
En effet, il avait été visé déjà en 2000, et celui de Berlin touché il y a deux ans. Ces dernières semaines, les sites djihadistes appelaient à les attaquer.
Pour les fondamentalistes musulmans, attaquer un marché de Noël, est-ce se comporter en héros ?
C’est lutter contre les fêtes des mécréants, et avoir la certitude qu’on n’y tuera pas de bons croyants, car s’y vend du haram – de l’alcool et du porc. Il n’empêche que la première victime de Chekatt a été un Afghan, arrivé en France comme réfugié il y a deux décennies, garagiste apprécié et pilier de la mosquée turque de Strasbourg. Pour les djihadistes, il s’agit – comme à Nice où un tiers des victimes du tueur au camion étaient de confession ou d’ascendance musulmane – de « victimes collatérales »…
En se concentrant sur les banlieues parisienne, lyonnaise et marseillaise, n’a-t-on pas baissé la garde sur d’autres villes où le terreau islamiste s’est renforcé ?
C’est toute la question du redéploiement du « Renseignement territorial » – et plus généralement de la formation de ces personnels. Quelle est leur connaissance de la culture salafo-djihadiste ?
Doit-on s’inquiéter des flux migratoires en cours et à venir ?
S’ils apparaissent non gérés aux yeux de franges significatives de l’électorat, alors le Rassemblement national a de grandes perspectives pour les élections européennes de mai prochain. On le voit avec la campagne sur le « pacte de Marrakech », maladroitement défendu, et qui passe pour une renonciation à la souveraineté nationale et l’ouverture incontrôlée des frontières aux flux migratoires…
Propos recueillis par Florent Barraco et Jérôme Béglé "
Lire "Gilles Kepel : « Halte aux élucubrations "dénégationnistes" »".
Lire aussi Y. Mamou : "Attentat de Strasbourg : comment on fabrique le déni" (causeur.fr , 17 déc. 18), N. Polony : "La vraie peste brune, c’est celle qui a frappé Strasbourg" (Marianne, 14 déc. 18), la tribune de J.-P. Sakoun : « Qousque tamdem abutere Khosrokhavar, patientia nostra ? » (15 sep. 16) (note du CLR).
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