Gilles Kepel, Directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’ENS et professeur à Sciences-Po, auteur de « La Fracture » (Gallimard). 12 novembre 2016
"Pour Gilles Kepel, spécialiste de l’islam, les djihadistes ont échoué à "mobiliser les masses" comme ils l’espéraient en menant ces attaques du 13 novembre 2015, au Stade de France, au Bataclan et dans les rues de Paris.
Que représente le 13 novembre dans la stratégie djihadiste ?
Le 13 novembre a été, avec 130 morts, le plus grand massacre en France depuis Oradour-sur-Glane. C’est un phénomène extrêmement traumatique. Du point de vue des djihadistes, c’est une réussite opérationnelle. Mais sur le plan politique, pas du tout. Ils n’ont pas réussi à mobiliser les masses derrière eux.
C’était leur objectif ?
Oui. On s’en est rendu compte très vite, en observant leurs vidéos sur internet. « Qu’est-ce qui se passe, les frères ! On vous a montré, il faut les tuer les mécréants, qu’est-ce qui se passe, allez-y… ! » Il y avait des rappeurs avec des barbes, depuis Raqqa, qui mettaient cela en ligne. Ils ne comprenaient pas pourquoi cela n’avait pas déclenché un soulèvement. Ce qui m’a aussi beaucoup frappé, dans un entretien à la prison de Villepinte, ce sont ces types qui m’ont dit : « C’est des barjots, les gars qui ont fait le 13 novembre ; au Stade de France, y avait mon frère, mes copains… » On n’a pas observé le soutien qu’on avait enregistré en janvier pour Coulibaly, au moment de Charlie Hebdo. Ils ont raté leur opération de mobilisation.
Magnanville, Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray. Comment lire cette séquence d’attentats ?
Deux types d’opérations ont été théorisées. D’un côté, les attaques de masse ; de l’autre, les attaques ciblées. Les attaques de masse, comme celle du Bataclan, sont très difficiles à conduire : cela suppose que des gens formés dans le califat puissent être réexportés vers l’Europe. Or, depuis un an, la guerre s’est considérablement aggravée à la frontière entre la Syrie et la Turquie et celle-ci est quasiment infranchissable aujourd’hui. Même si les Turcs ont une politique compliquée avec Daech, ils ont fermé la frontière. Une autre économie s’est mise en place, via Internet, en réaction à cette fermeture. Ce sont les trois attentats de 2016 et l’attentat raté de septembre à Notre-Dame.
Vous liez tous ces événements dans un même cycle. Même du point de vue opérationnel ?
Pour les djihadistes, oui. Il y a un lien très clair entre Magnanville, Saint-Étienne-du-Rouvray, le commando de Notre-Dame et probablement Nice. C’est Rachid Kassim. Cet Algérien de 39 ans, ancien éducateur social à Roanne et rappeur raté, est parti en 2011-2012 en Égypte dans une madrassa, puis il est passé à l’Etat islamique. Il a créé sa propre chaîne de télé sur Internet, pour recruter des jeunes en France, les mettre en contact et leur faire commettre des attentats. Il a lui-même montré l’exemple : le 20 juillet, à Ninive (Irak), six jours après Nice et six jours avant Saint-Étienne, il a égorgé en public deux malheureux prisonniers chiites, dont il a brandi la tête, se couvrant lui-même de sang et alpaguant en slam François Hollande. On a manifestement toute une logique dans cette séquence.Tout le monde s’accorde aujourd’hui à dire que le début de ce cycle de violence, c’est l’affaire Merah de 2012.
Pourquoi ce retard dans l’analyse ?
Si l’affaire Merah n’a pas été interprétée à sa juste valeur, c’est pour plusieurs raisons. La haute fonction publique policière n’a attaché aucune importance aux études universitaires sur les nouvelles formes de djihadisme. Ils ont raté la révolution culturelle du djihad. Ils n’ont pas vu que ces textes rendaient possible la diffusion d’un djihad de réseau, et non pas pyramidal, parce qu’il est contemporain de l’apparition des sites de partage vidéo et des réseaux sociaux. Et Les djihadistes ne pourraient pas fonctionner comme ils le font sans les réseaux sociaux.
Il y a donc un troisième champ de bataille, internet ?
Cela ne fait aucun doute.
Pourquoi ce cycle ?
L’économie politique du djihadisme est toujours la même. Il faut multiplier les attentats qui sidèrent la société, pour susciter une réaction violente contre les musulmans en général, que ceux-ci se regroupent sous leur bannière, et qu’on aboutisse à la destruction de la société française à travers un cycle porteur d’une guerre civile.
Cela reste l’objectif des dhijadistes ?
Oui, et il ne se limite pas aux visées de Daech, il répond également à une fracture sociale beaucoup plus profonde. On le voit avec la montée du discours identitaire qui traduit des frustrations sociales que le clivage habituel droite-gauche ne parvient plus à exprimer. De ce point de vue, l’islam est un enjeu central du cycle électoral qui nous attend. Avec des politiciens qui font, à l’échelle nationale, de grands discours dénonçant l’islam comme l’ennemi de l’humanité et qui, à l’échelle locale, passent des accords avec les salafistes pour assurer la paix sociale dans les quartiers HLM. On est dans une contradiction profonde. Entre le marteau identitaire et l’enclume communautaire. C’est cela le dilemme aujourd’hui, c’est le nœud gordien que la France doit pouvoir trancher si la laïcité doit encore avoir un sens.
Quel peut être l’impact de la pression militaire exercée en Syrie et à Mossoul sur les bases de Daech ?
C’est difficile à prévoir. On a bien vu que les attentats qui ont eu lieu depuis Magnanville sont le résultat de l’incapacité à communiquer physiquement entre les deux espaces, le territoire français et le territoire du califat. C’est un réseau social qui a servi à donner le signal. Si les bombardements sont très efficaces en Irak et en Syrie, tout le système de Daech va être désorganisé. Rachid Kassim peut-il encore aujourd’hui exécuter en public des prisonniers, les mettre sur vidéo et menacer François Hollande ? Ce n’est pas du tout sûr.
Faut-il s’attendre à une nouvelle métamorphose après Daech ?
C’est possible, ils ont montré leur capacité d’hybridation. Cela dépend de l’ampleur de la destruction. Daech s’est constitué dans les camps où les Américains avaient mis les Sunnites lors de l’invasion de l’Irak. Là, je ne pense pas qu’il y aura beaucoup de prisonniers. La disparition de l’utopie du califat va mettre un coup au moral, c’est certain. Le phénomène ne va pas disparaître, mais être significativement affaibli.
La queue du serpent peut frapper encore en Europe ?
Probablement, mais pas avec la même capacité. Difficile de faire des prévisions. C’est un moment délicat. Le commando de Notre-Dame n’a pas donné le sentiment qu’ils disposent de moyens immenses. Ils ne sont pas en surpuissance.
La question salafiste de ce point de vue est centrale ?
Trois groupes islamistes se battent pour le contrôle de la société française. Les djihadistes, les salafistes qui fournissent le vivier mais ne sont pas directement dans une logique d’affrontement, et puis les Frères musulmans. Les Frères ont tendance, au lieu de poser la question de la responsabilité ou non de l’islam, de la capacité à produire un autre islam face à ces faits, à ne pas condamner. À mettre en avant l’islamophobie de la société française. C’est ce que le burkini, d’ailleurs, occulte d’une certaine manière. Cela a permis de faire passer la France de victime à bourreau, en une nuit. À l’endroit même où le camion est allé tuer 86 personnes, sur les plages sous la Promenade des Anglais, l’apparition des femmes en burkini et les arrêtés municipaux ont fait percevoir la France comme une sorte de goulag où la laïcité jouerait le rôle du stalinisme. En perdant le sens des proportions.
C’est un enjeu électoral ?
Les Frères voient dans le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) l’occasion de reconstruire un lobby électoral. Pour inciter les musulmans à voter, face à deux candidats, pour le moins islamophobe. Et évidemment, c’est le CCIF qui va décerner le label. Donc on voit bien comment se met en place une structure de fragmentation communautaire, qui ne s’adresse plus au loubard ou au jeune paumé, mais à une jeune population musulmane qui a bénéficié du système éducatif.
Pour créer du communautarisme ?
Bien sûr, leur idée, c’est que les institutions françaises n’aient plus le choix. Plus les candidats à la primaire de la droite en rajoutent, plus cela antagonise et plus la logique communautaire se renforce. On est entre le marteau identitaire et l’enclume communautaire. C’est cela le dilemme aujourd’hui, c’est le nœud gordien que la France doit pouvoir trancher si la laïcité doit encore avoir un sens."
Lire "Attentats du 13-Novembre : un échec politique pour Daech".
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