par Eric Marquis. 27 novembre 2017
Gérard Delfau, André Gounelle, Jacques Haab, Thierry Mesny, Didier Molines, Jacques-Louis Perrin, L’Invention de la liberté de conscience ou l’entrée dans la modernité, L’Harmattan, 2017, 190 p., 20 e.
Le droit de « pouvoir opter – lorsqu’il n’y a plus d’espoir de guérison – soit pour des soins palliatifs absolument conformes à vos directives, soit pour une aide active à mourir […] ne nuit pas à la liberté des croyants de toutes confessions, qui peuvent choisir de vivre leur agonie jusqu’au bout », a écrit Anne Bert, atteinte de la « maladie de Charcot » (une affection dégénérative incurable), dans sa « dernière lettre » avant de partir en Belgique pour choisir sa fin de vie (lejdd.fr, 2 octobre 2017). La bataille pour choisir les conditions de sa mort illustre, parmi d’autres, l’actualité du combat pour la liberté de conscience.
On assimile trop souvent la libérté de conscience avec la liberté religieuse. Parfois par ignorance, souvent par calcul. Faut-il le rappeler ? La liberté de conscience n’est « pas seulement la faculté de se décider entre une religion et une autre, c’est aussi essentiellement le droit de n’en adopter aucune », comme l’écrivait le pasteur Alexandre Vinet en 1825. Aussi le contresens est régulièrement le fait de clercs et/ou d ’adversaires affichés de la laïcité. Mais aussi d’élus, de hauts fonctionnaires ou de magistrats de la République, alors même que ses textes fondateurs proclament que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi » (Déclaration des doits de l’homme et du citoyen, 1789), que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (Constitution de la Ve République), que « la République assure la liberté de conscience. […] La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (Loi de 1905).
Gérard Delfau, agrégé de lettres classiques et ancien maître de conférences à Paris VII, ancien sénateur (1980-2008), désormais directeur de la collection « Débats laïques » chez L’Harmattan, a eu la bonne idée de réunir quelques spécialistes pour explorer les origines de ce droit fondamental qu’est la liberté de conscience.
« Construite dans l’espérance et la douleur par la Réforme au XVIe siècle, portée ensuite par des familles de pensée aussi différentes que les protestants, les chrétiens sociaux et les francs-maçons, la liberté de conscience est consubstantielle à l’émergence de la laïcité », résume-t-il. Jacques Haab, « chrétien de progrès », écrit joliment que la laïcité est la « clef » de la liberté de conscience.
Ce combat est, logiquement mais malheureusement, essentiellement le fait de courants alors minoritaires. A contrario, le bilan de l’Eglise catholique, en tout cas de sa hiérarchie, est accablant, montre Jacques Haab. Lamennais, excommunié, « en mourra de désespoir », rappelle Gérard Delfau. Ce qui bien entendu ne doit pas conduire à négliger le rôle des chrétiens voire des clercs « progressistes », comme Drewermann ou Gaillot (sanctionnés...) et les avancées du concile Vatican II (« rognées » par les papes depuis la fin des années 1960, déplore Jacques Haab).
C’est avec la Réforme, dont était célébré cette année le 500e anniversaire, qu’émerge la notion de « for intérieur ». Les « simples fidèles » ont tout autant le droit que les clercs « de se prononcer, de défendre leurs idées », explique André Gounelle, membre de l’Eglise protestante unie de France, dans sa contribution extrêmement érudite sur « Réforme, pensée libre et protestantisme ». Le protestantisme européen participe à l’effervescence des Lumières.
En retraçant « l’émancipation progressive de la tutelle spirituelle : du gallicanisme aux Lumières », Jacques-Louis Perrin donne un coup de projecteur sur « le lent, obstiné et souvent obscur travail de tous ceux qui ont oeuvré pour le triomphe de cette liberté fondamentale ». Montaigne, qui dans un chapitre des Essais intitulé « De la Liberté de conscience », a réhabilité la mémoire de l’empereur romain Julien Flavius Julianus dit l’Apostat, et Descartes avec son « Je pense, donc je suis », sont plus connus que Jean Bodin, apôtre de la tolérance et de la « religion de la Raison ». Jacques-Louis Perrin s’attarde avec bonheur sur le « travail de sape » mené au XVIIe siècle par les libertins (Théophile de Viau, Charles Sorel, Pierre Gassendi, La Mothe le Vayer, Vauquelin des Yveteau, Cyrano de Bergerac, Gabriel Naudé...) qui font par exemple circuler des chansons blasphématoires.
Tous ouvrent la voie aux Lumières, qui privilégient le libre examen plutôt que la foi, la vie humaine plutôt que le salut, l’universalité des droits plutôt que l’inégalité. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », écrit Emmanuel Kant deux siècles et demi après la Réforme (1784). La Déclaration de 1789 grave dans le marbre que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
En réaction aux guerres de religion, la Raison joue aussi un rôle de « dénominateur commun » dans les origines et le développement de la franc-maçonnerie, apparue en Angleterre en 1717 mais dont Didier Molines pointe « une première démarche » dans la Royal Society (créée en 1660), qui rassemblait ses membres sur la base de la recherche scientifique par-delà les appartenances, et dont était membre (le pasteur) Désaguliers, inspirateur des Constitutions d’Anderson (texte fondateur de la Maçonnerie), lequelles énoncent dès 1723 la liberté de religion.
En 1877, sous l’influence du pasteur (encore !) Frédéric Desmons, le Grand Orient de France abolit l’obligation de se référer à « l’existence de dieu » et à « l’immortalité de l’âme » et introduit la notion de « liberté absolue de conscience ». « Absolue » parce qu’elle « comprend aussi le droit de ne pas croire », avance Didier Molines. Pour qu’elle se traduise dans les faits, celui-ci insiste notamment sur la liberté d’expression et l’école publique (qui d’ailleurs seront consacrées par le législateur dans la décennie suivante).
Les Libres Penseurs, héritiers des « libertins érudits » de la fin du XVIe siècle, ont aussi connu « leur âge d’or » de 1880 à 1914, indique l’universitaire Thierry Mesny, membre de l’Association des Libres Penseurs de France (ADLPF). Refusant toute sujétion à des dogmes imposés, ils se battent pour assurer non seulement l’affirmation de la liberté de conscience mais aussi les « conditions sociales de sa mise en oeuvre », par exemple l’enterrement civil, la laïcisation de l’hôpital ou le refus du serment religieux dans les tribunaux - mais le serment des magistrats, qui comportait l’engagement « de garder religieusement le secret des délibérations », n’a été révisé qu’en 2016 !
Thierry Mesny rappelle qu’il y a eu « un avant et un après de l’affaire Dreyfus » : elle a montré, notamment à travers la propagande haineuse du journal La Croix, que l’Eglise n’avait pas renoncé à faire plier la République. « Les catholiques en grande majorité étaient tranquillement antisémites et peu respectueux de la vérité en conscience », écrit le chrétien Jacques Haab.
En 1905, cette liberté fondamentale est enfin conquise sur le plan législatif : la loi de Séparation, en posant que « la République assure la liberté de conscience [et] ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », constate que la séparation des églises et de l’Etat est une condition de la liberté de conscience et inversement.
Quand des présidents de la République déclarent, pour l’un devant le pape que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur » (Nicolas Sarkozy au Latran, 20 décembre 2007), pour l’autre devant des responsables religieux que « la manière que j’aurai d’aborder [certains] débats ne sera en rien de dire que le politique a une prééminence sur vous » (Emmanuel Macron, 22 septembre 2017), ils ne rendent pas service même aux adeptes des religions, car la liberté de conscience et la Séparation sont les conditions de la liberté des croyants de toutes confessions autant que de celle des athées, agnostiques, libres-penseurs et personnes indifférentes aux diverses croyances.
« Le fossé entre les convictions du peuple, telles qu’il les a manifestées le 11 janvier 2015, et le discours convenu ou “accomodant” de beaucoup de dirigeants politiques et de médias vis-à-vis des manifestations du prosélytisme religieux ou, a fortiori, des poussées d’intégrismes, n’a jamais été aussi grand », relève Gérard Delfau. Et une approche historique ne doit pas faire croire que le combat pour la liberté de conscience et pour la laïcité appartient au passé. Ainsi doit-on regretter, comme Nasser Ramdane Ferradj (Libération, 13 octobre 2017), que les voix des musulmans progressistes et laïques soient étouffées par la plupart des médias, notamment de gauche, qui « privilégient des organisations communautaristes ».
A l’heure où la « diversité » est mise en avant, jusqu’à exiger des droits spécifiques pour les membres supposés de « communautés », répertoriés ainsi selon leurs origines, couleurs, sexes, etc., bref selon des caractéristiques de naissance, assigner à résidence identitaire l’être humain, par exemple en réduisant la liberté de conscience à la liberté religieuse, est une offense à tous ces héros, souvent oubliés, qui ont « souffert dans leur chair ou affronté la mort pour préserver cette liberté fondamentale dans leur vie privée ou la faire entrer dans notre droit public », rappelle Gérard Delfau, dont on bénéficiera encore du talent de pédagogue à la lecture de ses autres ouvrages sur le sujet, notamment Du principe de laïcité. Un combat pour la République (Ed. de Paris-Max Chaleil, 2005) et La Laïcité, défi du XXIe siècle (L’Harmattan, 2015).
Eric Marquis
Ce texte est paru dans Humanisme n°317, nov. 2017.
Voir aussi "L’invention de la Liberté de conscience ou l’entrée dans la modernité" de Gérard Delfau et al. (L’Harmattan) (note du CLR).
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