Revue de presse / tribune

G. Chevrier : "Pourquoi commémorer l’assassinat de Dominique Bernard sans oser nommer le mal ?" (atlantico.fr , 14 oct. 24)

(atlantico.fr , 14 oct. 24). Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, membre du Conseil d’administration du Comité Laïcité République 19 octobre 2024

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Lire "Pourquoi commémorer l’assassinat de Dominique Bernard sans oser nommer le mal ?"

"Le 13 octobre 2023, Dominique Bernard, professeur de lettres en collège, était assassiné à Arras par un terroriste islamiste, un ancien élève radicalisé, Mohammed Mogouchkov, fiché S. Il a été arrêté. Sa mère et sa grande sœur ont raconté la terreur qu’elles subissaient dans cette famille radicalisée. Le grand frère est lui-même mis en cause dans un projet d’attentat. Les derniers interrogatoires du terroriste ne laissent pas d’ambiguïté sur ses motivations : "C’est lui que je visais", dit-il, un professeur et une matière qui étaient attachés "au système de la République, de la démocratie et des droits de l’Homme". L’épouse du professeur, Isabelle Bernard, ne s’y trompe pas, en disant qu’il a été assassiné parce « qu’il incarnait la République ». Selon un expert proche du dossier, l’élément déclencheur remonte à 2018 lorsque le père de l’assaillant, lui-même fiché S, est expulsé du territoire français. L’homme incarne une "figure d’autorité" dans cette famille d’origine caucasienne marquée, dit l’expert, par "une vision rigoriste de l’islam". Mais ne faut-il pas revenir aux causes de cette expulsion pour bien en comprendre le pourquoi ? Une vision radicale de l’islam partagée avec son fils, véritable cocotte-minute du terrorisme. Son projet apparaît "réfléchi et déterminé", est-il encore dit, l’assaillant ne manifestant "aucune remise en question sur son passage à l’acte" aujourd’hui.

L’hommage rendu par un prix littéraire défendant la tolérance, suffira-t-il ?

L’épouse du professeur veut tout faire pour « défendre et transmettre les valeurs humanistes de Dominique ». Les mots « liberté, égalité et fraternité » et plus : « Aujourd’hui, je mesure dans ma chair à quel point la laïcité est un cadre pour bien vivre ensemble. » Elle s’inquiète d’une tendance actuelle chez les jeunes à sa perception négative. Elle pose une question terrible : « Qu’a-t-on raté collectivement ? Nous devons mettre en lumière la laïcité comme une valeur positive. Nous avons parfois oublié de le dire aux élèves. ». La professeure évoque les qualités de son mari en tant qu’enseignant de lettres, et l’importance qu’il attachait aux livres et, en son hommage, lance le prix littéraire « Lire, penser, écrire – prix Dominique-Bernard », qui « s’adresse pour le moment aux élèves de 4e, de 3e et de 2de d’Arras et de ses environs ». Pour remporter ce prix, en travail commun avec leurs enseignants, les élèves devront écrire une nouvelle sur le thème de la tolérance, à partir de la phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. » Le but, explique Isabelle Bernard, est de « donner une réponse au terrorisme et à la barbarie, en permettant aux élèves de réfléchir et de construire un texte ». Beau projet ! Mais un travail sur la tolérance suffira-t-il ici, pour déminer le risque que cela recommence ?

Tout un climat témoigne de la montée de la radicalité religieuse dans l’école, avec une intolérance qui rejette nos règles et lois, dans un conflit qui n’en finit pas au regard d’élèves dont la conception de leur religion est intouchable, sacrée. On l’a vu dans l’affaire de l’abaya, vêtement religieux qui s’est multiplié pour tenter de contourner l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans l’école publique imposée par la loi du 15 mars 2004, dont, le voile islamique, qui a aussi dû être interdite. On ne compte plus les menaces de violence voire de mort en direction d’enseignants, de chefs d’établissements. Encore il y a quelques jours, le cas d’une élève d’un lycée de Tourcoing, portant le voile islamique dans l’enceinte de l’établissement, qui a refusé de l’enlever à la demande d’une enseignante qu’elle a, du coup, violemment agressée. Il ne s’agit pourtant, à travers cette neutralité vestimentaire, que d’assurer un égal accès pour tous aux mêmes enseignements, qui fonde l’égalité des chances, et non chacun selon sa différence qui sépare et exclus.

Remettre au centre la liberté contre une vision absolutiste de la religion

Peut-on sérieusement se fier au fait que, connaissant mieux « l’autre », le cas échéant sa religion, on pourra déjouer le risque de la radicalisation ? Cela n’a pas empêché catholiques et protestants de s’étriper en d’autres temps ou sunnites et chiites encore aujourd’hui. Cela ne passe-t-il pas, plus encore que par un exercice littéraire autour de la tolérance, par en arriver enfin à parler vrai, en nommant les choses ? Au lieu d’enseigner le « fait religieux » en s’appuyant sur des extraits des livres dits sacrés des différentes religions, sans aucune contextualisation historique au nom de ne pas juger, comme bien des enquêtes l’ont rapporté, ne faut-il pas traiter très tôt celles-ci dans le cadre de l’étude des objets de l’histoire, et donc, par essence dans ce cas, sujettes à adaptation ? Par exemple, comme tout texte religieux, que le contenu du Coran est propre à un autre temps, qui ne peut s’appliquer ainsi avec ses traditions à la société de notre époque, en raison d’évolutions majeures, essentielles pour tous.

N’est-ce pas par cette mise en cohérence que l’on peut faire réfléchir, et penser désamorcer cette vision absolutiste du sacré ? Tout particulièrement le djihad, qui est l’un des thèmes principaux du Coran qui fonde l’islam, qui a été un instrument de conquête du pouvoir politique par la guerre au VIIe siècle, en Arabie, menée par son prophète. Enseigner que l’histoire de l’homme a depuis ouvert le chemin à la liberté, de pensée, de conscience et d’expression, qui protège les convictions de chacun, dont les croyants de toutes religions et la pratique de leur culte. Ce qui est vrai aussi pour les musulmans, dans l’esprit d’une société de citoyens, pacifiée, où le religieux est une affaire de for intérieur, battant en brèche la tentation de la pression communautaire pour imposer ses codes, en faisant reculer les libertés des autres. Recentrer l’école sur la raison, sur des connaissances reconnues communes à tous, sur les progrès de la conscience, et non sur les croyances qui sont d’ordre personnel, le voilà peut-être le chemin d’un programme susceptible de créer la dynamique d’une contre-vague dans les esprits, pour changer le cours des choses qui ne fait qu’empirer.

Désamorcer l’intégrisme religieux qui conduit à la terreur et à la mort

Faire bouger les lignes demande à mettre ce qui est nécessaire sur la table, avec clarté, franchise et courage. Ne pas le faire, c’est un peu comme si nous n’avions pas confiance en notre République, en semant nous-mêmes le trouble, pour autoriser de s’écarter de ses valeurs et principes. Aucune religion ne peut prétendre se porter au-dessus du monde aujourd’hui, on sait ce qu’il en est pour avoir dépassé cette situation, qui par-delà la conquête de la démocratie et de l’Etat de droit, a conduit à la laïcité de l’Etat. Et donc, à un Etat sans religion qui regarde ainsi tous les membres de notre société comme des individus de droit, égaux devant les mêmes libertés et devoirs, et les traite de façon égale devant la loi.

Un Etat qui veut faire des citoyens par l’école, qui s’impliquent dans l’écriture du destin commun, comme des êtres libres, loin de toute emprise, sans rien dénier des singularités tant qu’elles ne sont pas tournées contre la règle commune. Il faut montrer la chance à saisir que représente de vivre sous le signe d’une société de liberté qui se pense ensemble, en portant l’intérêt général au-dessus de tout, c’est-à-dire l’intérêt du grand nombre. Les bienfaits en termes de droits politiques, civils et sociaux que cela représente, de libre choix de soi, et faire grandir la responsabilité que nous en partageons. Il faut en faire une conviction profonde à laquelle tout se raccroche, un idéal ! Il y a dans ce qui a conduit à l’assassinat par ce terroriste de ce professeur pétri de liberté, comme un non-dit, qu’il faut nommer, si on veut pouvoir déjouer un intégrisme inscrit dans le sacré qui conduit à la terreur et à la mort."


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