Revue de presse

"Où en sont les musulmans de France (et pourquoi nous avons désespérément besoin de les entendre) ?" (G. Chevrier, M. Bezouh, atlantico.fr , 18 nov. 15)

Guylain Chevrier, membre de la mission Laïcité du Haut Conseil à l’Intégration (2010-2013) ; Malik Bezouh, président de l’association Mémoire et Renaissance. 21 novembre 2015

"Atlantico : Suite aux attentats de Paris de ce vendredi 13 novembre 2015, quelques représentants de la communauté musulmane se sont exprimés, comme l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou, ou encore le recteur de la grande mosquée de Paris Dalil Boubakeur. Ils sont cependant peu nombreux. Pourquoi les entend-on si peu ?

Guylain Chevrier : Ces voix qui peuvent représenter un islam ouvert au dialogue et aux questionnements du vivre-ensemble, sont surtout sollicitées dans des moments de tension, lorsqu’il s’agit de rassurer l’opinion publique sur cette religion. Comme c’est le cas en ce moment d’ailleurs. Une religion de plus en plus mal perçue par les Français, il faut bien le dire, comme liberticide sur la question des mœurs, rejetant l’égalité hommes-femmes et cherchant à imposer des revendications communautaires à caractère religieux contre la règle commune, ainsi que mêlée à de nombreux conflits dans le monde lorsqu’elle n’en est pas responsable.

Il y a aussi, de la part des vecteurs d’opinion, une certaine instrumentalisation qui transparait derrière cette façon de faire, qui vise peu ou prou, à aplanir certaines rugosités du vivre-ensemble, croyant par-là conjurer le risque d’une fracture entre islam et société française qui est latente, en contournant simplement le problème.

D’autre part, ces voix sont déjà très différentes entre-elles, elles ne se rejoignent que peu voire très peu. Cette dissonance n‘est pas pour autant énoncée dans le débat public, il n’y a pas de lieu où elles se confrontent, entrent en dialogue, le plus souvent cela se fait par la procuration des déclarations publiques. Il n’y a pas de champ repéré d’expression des musulmans participant au débat intellectuel français, comme si le religieux ici n’entendait se définir que dans un entre-soi, constituant une résistance à la participation à la vie de la cité, qui est pourtant inévitablement concernée. Même dans cet entre-soi, il y a peu de dialogue et les choses progressent peu.

L’imam de Drancy constitue un exemple révélateur de la difficulté que rencontrent ces voix différentes. C’est sans doute celui qui a le plus questionné sa propre religion, en sortant d’un islam uniquement victimaire, communautaire, théologique. Il a ainsi été vécu comme pratiquant une parole spectaculaire, dénotant par rapport aux autres imams pour des médias toujours en recherche de sensationnel. Mais il a été très vite arrêté dans ce mouvement en étant l’objet d’une campagne de dénigrement systématique par les musulmans eux-mêmes, orchestrée, dont l’écho s’est fait jusque dans les mosquées, faisant grossir une rumeur qui le désignait comme un imam ignorant et un imposteur. C’était une façon de saper cette reconnaissance du groupe qui donne sa légitimité à un musulman parmi les autres pour devenir imam. Il a ainsi été amené à opérer une mise en retrait pour protéger sa légitimité. On pourrait aussi évoquer les menaces qu’il a reçues.

Malik Bezouh : L’islam de France est récent ; relativement au judaïsme et au protestantisme. C’est un paramètre dont il faut tenir compte dans toute analyse. Les penseurs issus de ce que l’on appelle l’islam de France sont nombreux à s’exprimer sur ces questions-là. Toutefois, il existe un problème de visibilité médiatique. Donne-t-on assez la parole à ces penseurs musulmans, toute tendance confondue, conservatrice, libérale, réformiste, etc. ? La question, importante, mérite d’être posée et renvoie aux médias dont la responsabilité est de faire connaitre ces intellectuels musulmans qui posent un regard distancé sur l’actualité. Or, force est de constater que ce "micro médiatique" ne va pas assez souvent à leur rencontre. C’est une faille qu’il appartient aux médias de corriger, me semble-t-il.

Ceux qui prennent la parole sont, je crois, assez représentatifs de cet islam de France caractérisé par une très grande diversité, n’en déplaise aux populistes et autre démagogues qui ont tout intérêt à nous présenter l’islam de France comme un bloc homogène. Il n’y a rien de plus faux. En effet, on y trouve des philosophes libéraux, tels que Abdenour Bidar et Ghaleb Bencheikh, mais aussi des imams de grande qualités, à l’instar de Tareq Oubrou dont tout le monde salue l’érudition et la sagesse, et de Abdelali Mamoun, etc. La liste est bien longue et il serait bien fastidieux d’en égrener tous les noms.

On ne peut douter de la force de conviction de ces acteurs de l’islam de France. Je pense en particulier à l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, et à Abdenour Bidar qui suscitent le courroux de la frange conservatrice ou communautariste de l’islam de France.

Lorsque des représentants musulmans interviennent dans les médias, beaucoup d’entre eux estiment que ces actes terroristes "n’ont rien à voir avec l’islam", maniant ainsi la rhétorique du "pas d’amalgame". Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans ce discours ? Dans quelle mesure peut-on parler d’un argument fallacieux ?

Guylain Chevrier : Les voix que l’on entend en général, lorsqu’il y a critique publique de certains excès ou d’une rigidité qui concernent les musulmans, sont attribués à une mauvaise lecture du Coran, interprétés comme extérieurs à l’islam, et qu’il faut recadrer au nom de la « vraie » religion. On a du mal à savoir de quoi on parle, car les textes en référence ne sont que rarement évoqués ou d’une façon, qui vise à désamorcer une mauvaise perception de cette religion. Si on prend par exemple la « Convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre-ensemble » de 2014, élaborée par le Conseil français du culte musulman [1], il y est indiqué que le « Coran confère une égalité totale aux femmes et aux hommes », ce qui est absolument faux. Il est particulièrement discriminatoire pour les femmes, les désignant comme totalement soumises aux hommes qui leurs sont supérieurs (sourate 4), avec toute une série d’infériorités juridiques, le témoignage d’une femme valant la moitié de celui de l’homme, dans l’héritage, la moitié de la part dévolue à l’homme (sourate 2), l’homme étant seul à pouvoir répudier la femme et avoir plusieurs épouses (sourate 2 et 4)… Ce qui est vérifiable par n’importe qui en acquérant un Coran. Une situation qui tient aussi à une complicité des médias, donc des journalistes, des politiques qui sont loin d’être des ignorants, à passer cela sous silence. Ce qui indique une forte pression idéologique et des craintes à aborder sérieusement de tels sujets, voire la volonté de ne pas choquer ou la crainte de stigmatiser les musulmans, ce qui ne leur rend pas service. Mais personne n’est dupe, lorsque l’on constate de plus en plus de refus d’hommes de serrer la main de femmes, où comme cela a été relevé récemment, de chauffeurs de bus RATP, musulmans, refusant de conduire un bus venant d’être conduit par une femme, ou encore, la séparation des hommes et des femmes à la mosquée, sans parler du port du voile.

Un dédouanement de la religion qui rejoint la façon dont on entend désigner les « terroristes » hors de l’islam, qui sont des djihadistes qui pourtant puisent leur légitimité et leur action, la codification de celle-ci, dans le Coran, dans des appels au meurtre qui s’y trouvent. Une série de versets (4.91 ; 5.35 ; 9.5.14 ; 61.11-12), constitue une progression dans l’appel à la violence militaire en faveur du jihad (guerre sainte) , tel que contre les idolâtres, « saisissez-les et tuez-les où que vous les trouviez » et de façon plus générale envers les apostats et les mécréants, spécialement les juifs et les chrétiens, « n’appelez point à la paix alors que vous avez la supériorité » (47.35) (…) Ceux qui ne croient pas dans nos versets, nous les brûlerons bientôt dans le feu (4.56). L’islam y est décrit comme religion et Etat, en lien avec une réalité historique qui est celle de l’affirmation d’un nouveau pouvoir politique et religieux que le texte sacré sert, afin qu’il domine sur la terre. Une domination non islamique sur un Etat islamique ou sur un groupe de musulmans est une épreuve (fitna) intolérable, à supprimer par tous les moyens (Dictionnaire du Coran sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Robert Laffont, 2007). Il y a plusieurs sortes de djihad, dont celui par l’épée qui inspire ces violences.

Mais pourquoi nier que l’on trouve dans ce texte qui remonte au début du moyen-âge, des appels à une violence barbare qui va avec une époque reculée où toutes les formes de pouvoir s’imposaient ou se faisait respecter par la violence. C’est vrai d‘autres textes religieux. Cela peut être ressenti comme assez suspect. Mais surtout, à vouloir absolument nous dire que le djihadisme n’aurait rien à voir avec l’islam, cela ne permet pas de désamorcer, de déjouer ce risque, cette entrée vers le terrorisme. Il faudrait pour cela reconnaître l’existence dans le Coran de ces appels très nombreux, et l’expurger de ces références, mais là on arrive à une limite qui contient sa contradiction. Le Coran est incréé pour les musulmans et donc, a été donné directement par Dieu au prophète et est donc considéré comme intouchable, sacré, il ne peut être réécrit dans cet état d’esprit. On voit bien que c’est à la condition de sortir de cette logique du sacré, que peut être ouverte une réforme de l’islam qui peut apparaître ici comme nécessaire, au regard de textes qui dénotent avec la place qu’occupe le religieux sous le régime des libertés dans des démocraties modernes.

Malik Bezouh : C’est exact. Ce discours "pas d’amalgame" n’est nullement opérant. En effet, la peur, engourdissant la raison, et la prégnance de certains préjugés (islam = fanatisme = violence ou Arabe = pillard) réactivés par une actualité décrivant un monde arabo-musulman violent et sanguinaire, sont autant de freins à une évolution plus positive de la perception de l’arabo-islamité dans la société française. Par suite, il est vain de croire que la formule "pas d’amalgame" va balayer d’un revers de main ce que des siècles de préjugés ont distillé dans l’imaginaire collectif français (c’est tout le sens de mon livre France-islam : le choc des préjugés). Autre élément montrant combien ladite formule "pas d’amalgame" est inefficace : ce n’est pas tant l’idée que ces fanatiques jihadistes sont représentatifs de l’islam de France qui domine l’imaginaire collectif de la société française que l’inclination de certains jeunes français musulmans, en rupture, à rejoindre Daech qui inquiète. En résumé, il faut substituer à cette formule "pas d’amalgame" un discours insistant d’une part que le fanatisme est universel, l’islam n’y échappant pas, et que d’autre part les causes profondes du jihadisme se trouvent dans la crise protéiforme que vit le monde arabo-musulman (lire à ce sujet ma note : Crise de la conscience arabo-musulmane publiée par Fondapol [2]). Bref, nous devons, nous autres français musulmans faire preuve de pédagogie en prenant en considération la peur de la société française qu’un argument trop simpliste ne saurait apaiser.

L’argument "pas d’amalgame" résume, au fond, la détresse et l’inquiétude qui ronge ces citoyens français de confession ou de culture musulmane. Cette réaction instinctive, quasi de survie, n’est donc pas fallacieuse en soi mais est dictée par l’émotion, ou plus exactement le sentiment de peur d’une minorité qui se sent montrée du doigt et à qui on demande des comptes de crimes abjects dont elle est nullement responsables. Du reste, à force d’user de cet argument "pas d’amalgame" qui n’en est pas un, cela peut susciter, à la longue, un effet pervers, celui de la suspicion. Un comble !

Certains représentants médiatiques, tels que Tareq Oubrou, entretiennent des relations ambiguës avec l’UOIF, proche des Frères musulmans, ou encore assument le fait de débattre avec Alain Soral. Il est également en lien avec l’imam de Nice Abdelkade Sadouni, qualifié d’islamiste. Qui sont ces personnalités médiatiques en France, comme Tareq Oubrou, dont les intentions restent floues ? Quel est leur parcours ? Comment parviennent-elles à être considérées comme des interlocuteurs raisonnables ?

Guylain Chevrier : Dalil Boubaker, pourtant présenté comme un modéré, est allé au dernier rassemblement du Bourget organisé par l’UOIF, pour appeler de cette tribune à ce que l’Etat crée les conditions du doublement du nombre de mosquées en France. Il s’est là adonné à une surenchère remettant en cause la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, qui interdit le financement public des cultes, devant un auditoire très communautarisé, bien loin de la neutralité dont il se réclame en général. Cette surenchère correspond aussi à une rivalité interne à l’islam institutionnel, qui implique des questions de pouvoir et d’influence, de reconnaissance.

Selon Tareq Oubrou, il existe un réel problème d’interprétation du Coran qui n’est plus adaptée au monde actuel. " Le radicalisme correspond à une lecture du texte qui date du Moyen-âge, dans un contexte historique de dominance et de construction d’un empire. Il faut revoir sa lecture à la lumière de la réalité d’aujourd’hui (…) Il faut sortir d’une lecture naïve piétiste qui place le musulman face à un choix inextricable entre sa religion et le monde" dit-il. Il explique aussi être favorable au principe républicain de laïcité, mais qu’il considère comme devant nécessairement évoluer. " Il n’y a pas de "communauté", dit-il, les citoyens sont d’abord des français, il faut respecter la laïcité, d’abord l’Etat, d’abord le citoyen (...) mais la laïcité ne permet pas l’accès au savoir religieux, c’est pourquoi il faut en revoir le concept : elle doit prendre en considération le pluralisme religieux. Il faut introduire l’enseignement du fait religieux, l’histoire et l’apport des différentes religions dans la construction des civilisations. Il faut combattre l’extrémisme par la culture et le savoir."

On voit là toute l’ambiguïté du propos qui d’un côté semble vouloir réformer l’islam, mais demande des concessions à la laïcité, en la vidant de son contenu, comme relevant uniquement du fait religieux et de sa connaissance. Celui qui ne croit pas n’est pas dans ce programme, et l’enseignement de l’athéisme devrait pourtant, à ce compte là, au titre des opinions philosophiques ou religieuses, trouver sa place comme savoir à coté des religions, qui représente un pan de notre culture. Il y a, selon les dernières enquêtes aujourd’hui, une majorité de personnes athées ou agnostiques en France, qui ne se réclament donc d’aucune religion. L’imam nous propose de réintroduire du religieux contre un mouvement de sécularisation qui nous a permis de conquérir tous les grands droits et libertés qui caractérisent notre République, entre autres, à travers des luttes sociales à buts universels. Nous enseignons une culture qui prend tout en compte, mais ne donne aucune primauté au fait religieux, celle-ci étant pour beaucoup issue des Lumières qui ont éclairé la France comme « pays des idées », sans rejet pour autant des religions.

Le parcours de Tareq Oubrou nous éclaire sur les difficultés à apparaitre comme véritable interlocuteur des changements attendus. Né au Maroc de parents enseignants et francophones, à 19 ans il arrive en France afin de poursuivre un cursus en biologie et médecine mais abandonne ses études pour s’intéresser à la communauté musulmane. Oubrou revisite la Tradition disant vouloir prendre en considération les réalités philosophiques, juridiques et même sociologiques aux fondements de la civilisation européenne moderne, mais n’entend pas transiger avec ce qu’il pense être les enseignements fondamentaux du Coran et de la sunna. Il possède un bagage culturel et s’est formé sciences humaines, dont on retrouve trace dans ses travaux. S’il a évolué, il a commencé par développer une conception très radicale de l’islam, allant jusqu’à appeler au rétablissement du Califat, puis a embrassé l’UOIF et a été président de l’association des "Imams de France". On voit combien son parcours reste plein d’interrogation, avec une légitimité qui est en reflet de ce que sont ces représentants religieux qui se sont imposés sans logiciel commun, sans espace de dialogue à proprement parlé sous des autorités susceptibles de jouer dans le sens d’un arbitrage favorable à une évolution interne, qui recouvre l’ensemble des musulmans. Les personnalités qui peuvent s’exprimer au nom des musulmans sont tous sur des parcours particuliers et des autorités singulières, qui ont le plus grand mal à fonctionner ensemble, comme guides communs, dans le bon sens, en inter-réagissant avec la société pour qu’elle soit mieux prise en compte, mieux intégrée par nos concitoyens musulmans.

A contrario, beaucoup de personnalités non-musulmanes se sont exprimées à la suite des attentats de janvier et novembre 2015, comme Pascal Brukner, Pierre Manent ou Alain Finkielkraut. Quelles impasses émergent du fait que si peu de musulmans prennent la parole pour souligner les problèmes internes auxquels leur communauté fait face ?

Guylain Chevrier : D’abord l’impasse de l’enfermement, du repli communautaire, sous le signe d’une victimisation qui tend à réduire tout questionnement à une stigmatisation, interdisant le débat sur le fond. Il y a en conséquence un déficit pour notre vivre-ensemble, avec une perception des musulmans comme intolérants, fermés à la contradiction, à la critique et à l’autocritique qui sont dans les gênes historiques du citoyen français.

Il faudrait, pour les musulmans, sans doute dépasser le stade d’une fidélité à leur religion qui relève d’une forme de foi excluant le libre-arbitre, ressenti comme le risque d’un questionnement pouvant conduire à s’en écarter, rejoignant le blasphème, à l’image de la « bonne musulmane » qui devrait porter le voile en signe de soumission à la loi coranique.

Il y a là un blocage, même si certaines personnalités un peu hors du commun, comme Ghaleb Bencheikh, qui présente l’émission islam sur France 2, Président de la conférence mondiale des religions pour la paix, ou Abdennour Bidar, philosophe et islamologue, musulman, missionné auprès de la ministre de l’Education nationale sur la laïcité, interviennent dans le débat intellectuel en tentant d’apporter une réflexion qui mêle culture musulmane érudite et culture des idées. Abdennour Bidar a lancé un appel à réformer l’islam pour le moderniser avec beaucoup de conviction dans une belle lettre ouverte.

Malheureusement, ils sont peu entendus et écoutés, plus sans doute par la société française, attentive à toute évolution, que de beaucoup de musulmans qui restent plus proches de la mosquée, avec un mouvement de resserrement des rangs à contrario, presque inquiétant. Il y a une emprise de plus en plus importante qui s’est progressivement imposée concernant de plus en plus de musulmans, qui entrent dans un respect des prescriptions religieuses au regard desquelles les choses étaient beaucoup plus souples, il y a quelques années. Il y a là comme le reflet d’une non-évolution au regard des références religieuses et des tensions que cela génère avec la société dans son ensemble, qui pousse dans le sens d’une segmentation communautaire avec nôtre société, à haut risque.

Malik Bezouh : Un point statistique tout d’abord : les Français de confession ou de culture musulmane représentent approximativement 8% de la population française. C’est relativement peu. Aussi, il est naturel que les Français musulmans engagés dans le débat public soient peu, voire très peu, nombreux dans les médias. C’est une donnée chiffrée essentielle qu’il faut avoir en tête. Toutefois, face à cette peur lancinante qui ronge l’opinion publique, il est du rôle des médias de donner plus fréquemment la parole aux Français de confession ou de culture musulmane, en particulier lorsque le pays est en proie à la furie jihadiste, afin d’apaiser l’opinion publique.

Il appartient aussi aux intellectuels français musulmans de poser de bons diagnostics sur l’état de la communauté musulmane de France, en matière d’intégration, de pointer les failles, d’où qu’elles viennent. Cela passe, à titre d’exemples, par une remise en question de notre rapport à la judaïté, et par une réflexion sur notre tendance à cultiver la posture victimaire. Tendance que le populisme de droite tend à amplifier par ses discours simplistes et caricaturaux.

La chute du dernier califat, c’est-à-dire de l’empire Ottoman en 1924, a marqué le début d’une crise de l’unité du monde arabo-musulman. Le wahhabisme saoudien a pu jouer un rôle de remplaçant, cependant on a pu en mesurer les effets avec les derniers attentats à Paris. A quoi ressemblerait une contre-réforme de l’islam ? Quelle autorité pourrait être suffisamment fédératrice pour l’assumer ?

Guylain Chevrier : S’il doit y avoir réforme, c’est dans un sens libéral, c’est-à-dire en acceptant l’idée que le croyant se lie aux autres à partir des règles de la société et non que la société organise ses liens à partir du croyant. L’Etat de droit n’en est un qu’à la condition qu’il soit lui-même soumis à la loi, à la loi humaine, c’est-à-dire à la souveraineté du peuple dont il tire sa légitimité et non d’une puissance extérieure à lui qu’on nomme Dieu. Le lien social est avant tout juridique, autrement dit, de l’ordre d’un droit positif qui reflète une identité qui est celle de la nation, communauté de langue, de culture, d’histoire, de territoire, de biens communs faisant repères pour tous tels que la démocratie, les droits et libertés individuels, les libertés publiques, les droits économiques et sociaux. Cela renvoie à faire passer les valeurs de la société avant celles de la religion, alors que l’on assiste à un mouvement inverse chez de nombreux musulmans. Mouvement d’ailleurs qui tend à occulter l’existence de musulmans ou de concitoyens originaires d’un pays de religion musulmane, qui ne s’y reconnaissent pas et rejettent la pression communautaire, mais qui paraissent n’avoir aucune possibilité ni canaux pour se faire entendre, qui semblent ne pas intéresser curieusement les politiques ni les médias. On ne voit l’enjeu qu’à travers ceux qui croient et revendiquent leur appartenance religieuse haut et fort, alors qu’une large partie de ceux qui sont concernés restent en dehors du cadre comme s’ils n’existaient pas, autre cause de l’échec actuel de toute réforme de l’islam.

Cette réforme religieuse ne peut venir que d’un dialogue franc, sans détour, entre religion et modernité. Ce qui tient dans la possibilité que des intellectuels éclairés musulmans puissent définir où commence l’application des textes sacrés et où elle s’arrête, mais aussi par une implication citoyenne nouvelle des musulmans dans le débat public où le religieux passe au second plan. C’est autour de ces limites que les choses se jouent. Mais dans les textes d’aucune religion ne préexiste l’idée d’une adaptation à l’histoire des sociétés, puisque la religion est avant tout permanence et prescriptions qui fondent l’encadrement des fidèles dans le respect d’un dogme.

Il n’y a pas à ce jour de personnalité qui puisse se faire entendre dans le désordre qui règne, et il faudra sans doute encore bien de événements, que ce soit sur le plan international ou national, pour que le cadre y devienne favorable. Il y a donc des conditions, me semble-t-il, qui ne sont pas encore réunies. Les derniers événements dramatiques de vendredi, n’ont eux-mêmes pas eu cet impact, alors que nous retombons dans la recommandation à « pas d’amalgame », qui constitue une sorte de « pare engagement » à agir, puisque cela ne concernerait pas les musulmans.

Malik Bezouh : Dans ma note, Crise de la conscience arabo-musulmane, je parle en effet de la chute du Califat Ottoman. Cette chute correspond en effet à ce que j’appelle la crise califale ou crise de l’unité arabo-musulmane perdue. En réalité, le wahhabisme se développe au XVIIIe siècle, bien avant l’implosion du Califat ottoman. Mais peu importe, car le wahhabisme ne fut nullement porteur de réforme. Il s’inscrit dans le courant conservateur qui débuta au XIIIe siècle et qui marqua la décadence de la pensée arabo-musulmane. Le wahhabisme ne fut donc en aucun cas un mouvement réformiste. Bien au contraire. Il prôna plutôt le renfermement en cultivant une approche ultra "juridiste" de l’islam qui alimentera l’intégrisme moderne. Mais intégriste ne veut pas dire forcément terroriste. Les choses sont hélas plus complexes.

Pour faire évoluer l’islam, le sortir de sa gangue "juridiste" qui a tué son intelligence et favorisé un islam de prescriptions et de règles archaïques, il faut impérativement libérer les sociétés civiles arabo-musulmanes afin qu’elles puissent débattre, échanger, polémiquer. Ce faisant, elles apprendront la diversité des idées, des opinions, bref, elles se confronteront à l’altérité intellectuelle et religieuse. Or cela n’est pas possible car l’immense majorité des masses arabes ploient sous des régimes qui ont érigé le despotisme politique, pour ne pas dire la terreur, comme moyen de gouvernance. En d’autres termes, sans démocratie, il est vain de croire que l’islam se réformera. D’ailleurs, l’extrémisme religieux est le frère jumeau du despotisme politique. On peut même dire, d’une certaine manière, qu’il l’enfante et l’entretien.

Il n’y a aucune autorité ne pouvant établir ou modifier la doctrine de la charia. Si n’importe quel musulman peut affirmer quelque chose à propos de la charia pour peu qu’il obtienne le consentement de suffisamment de fidèles, pourra-t-on vraiment mener cette contre-réforme ? Comment parvenir à une vision alternative ?

Malik Bezouh : Il est vrai qu’il n’existe pas de clergé dans l’islam sunnite. Mais le drame du monde arabo-musulman n’est pas là. Il réside dans le fait que l’on a assassiné, si je puis dire, la société civile. Etouffée, emprisonnée, bâillonnée, embastillée, celle-ci a comme disparu. Reste deux radicalités s’affrontant : l’islamisme – au sujet duquel il y aurait beaucoup à dire tant il est vrai que ce phénomène est complexe et que vu d’Occident, il apparait comme une sorte de boite noire commode dans laquelle on cache toute notre ignorance de ce phénomène éminemment complexe – et le despotisme arabe. Il ne peut rien ressortir de bon. Seulement des drames. Tout ceci, pour dire que les citoyens et citoyennes arabes, si on leur en laisse la possibilité, peuvent construire une société civile plurielle dans laquelle ils décideront, après d’âpres débats, la place à donner à la religion musulmane dans les affaires publiques. Ce sera le début d’une sécularisation musulmane ou laïcité musulmane que j’appelle de mes vœux. Mais ce vœu restera pieu tant que le despotisme, père de toutes les radicalités politiques, règnera en maître dans les pays arabo-musulmans.

C’est un fait. L’islam, comme nous l’avons déjà signalé, n’a pas intégrée le principe de sécularisation. Dans la plupart des pays où il est majoritaire, il est religion d’Etat. Je rappelle que le Maréchal Al Sissi, porté aux nues par certains ici en France, pour son combat contre les Frères Musulmans, s’est largement appuyé sur le parti… salafiste égyptien pour asseoir sa domination politique un rien totalitaire. Bref, l’islam de France, comme tous les islams, de Rabat au Caire en passant par Alger, n’a jamais été aux prises avec un processus de sécularisation et de désacralisation. Trouvons lui, par voie de conséquence, quelques circonstances atténuantes. Toutefois, dans leur ensemble, les Français de confession ou de culture musulmane, ont bien intégré la notion de laïcité qu’ils ne remettent nullement en cause dans leur écrasante majorité. En réalité, le nœud de crispation réside essentiellement dans le rapport au sacré. Je pense, bien évidemment, aux caricatures du Prophète Mahomet qui ont heurté les Français musulmans. Là encore, il faut faire preuve de pédagogie et expliquer que les caricatures de Mahomet constituent, à bien y réfléchir, une chance pour l’islam de France. En effet, ces caricatures constituent un premier jalon sur le chemin de l’intégration de l’islam de France à la culture française qui ne peut se penser sans cette inclination, profondément ancrée, à l’irrévérence religieuse. Et même si ces crispations sont un passage obligé, elles n’en sont pas moins salutaires car au-delà de ces caricatures de Mahomet, et de leur cortège de polémique, il y aura l’intégration ! C’est en ce sens que les caricatures de Mahomet sont en fait une chance pour l’islam de France car au bout de ce processus, un peu difficile j’en conviens, il y aura la désacralisation de l’islam de France et, par ricochet, son arrimage à la culture française, par essence désacralisante. Bref, nous sommes en réalité, même si cela ne se voit pas au premier coup d’œil, engagé dans un processus de banalisation de l’islam de France. Il y a des résistances et cela est bien naturel. J’ajouterai, pour compléter cette question, que les citoyens français de confession musulmane sont un peu les nouveaux "cathos de la République". Forcément, il y a des couacs !

Lors des attentats, l’Etat islamique n’a pas hésité à tuer à l’aveugle, y compris des musulmans, qu’il considère comme des "apostats". N’est-ce pas une preuve supplémentaire que la libre interprétation des textes rend particulièrement délicate cette contre-réforme de l’Islam ?

Malik Bezouh : Le fait que des extrémistes musulmans tuent sciemment leur coreligionnaire n’est pas nouveau. Il s’agit en réalité de takfirisme. C’est un courant ultra-minoritaire qui tue tous ceux et celles qui n’épousent pas leur vision dévoyée de l’islam. Le takfirisme est considéré par tous les théologiens musulmans reconnus comme une hérésie. Celle-ci a commencé à sévir dès le VIIIe siècle. Daech appartient à cette tradition-là. Elle existera toujours. Aujourd’hui, elle a pris une ampleur – relative – car elle a proliféré sur les ruines de l’Etat irakien et sur fond de tension sunnito-chiite. D’ailleurs Daech, n’est rien d’autre que la revanche des sunnites d’Irak et de Syrie sur les chiites (d’Irak et de Syrie). Je rajouterai que l’interprétation des textes est soumises à des règles extrêmement strictes. En principe, l’interprétation de ces textes-là doit être le fait de théologiens diplômés qui suivent des formations universitaires via des cursus en science islamique. Ce n’est pas le cas des responsables de Daech qui se sont formés dans les prisons irakiennes sous domination américaines et chiites. D’ailleurs certains cadres de Daech sont des anciens officiers laïques de Sadam Hussein…

La grande mosquée de Paris a appelé ce mardi "tous les citoyens de confession musulmane et leurs amis" à venir exprimer vendredi à 14 h 00 "leur profond attachement à Paris, à sa diversité et aux valeurs de la République". L’intention est louable, cependant comment faire pour que les musulmans de France se reconnaissent tous dans ces valeurs, que le mot "laïcité" ne soit plus générateur de tensions ? Quelles sont les limites à dépasser ?

Guylain Chevrier : Cette question est de la responsabilité du domaine public qui parait, en reflet des musulmans qui n’assument pas les textes sacrés qui encadrent leur croyance, ne pas assumer plus sa laïcité, participant de la confusion ambiante qui est défavorable à tous.

Il y a ainsi une autre voie d’eau au risque du repli communautaire et même à la radicalisation, c’est la difficulté de la République à poser elle-même ses limites à la religion. Il faudrait que la République sache définir la laïcité déjà telle qu’elle est, au lieu de l’accoler systématiquement à la connaissance voire à la reconnaissance du religieux, ce qui ne correspond nullement à la place qu’elle occupe dans la loi et les valeurs communes. C’est un principe de droit qui permet à la fois d’assurer la liberté de conscience de chacun, traduction de la liberté de penser et de la libre disposition de soi, comme principe premier de liberté, principe élevé au-dessus des religions, droits de croire ou de ne pas croire, tout en garantissant aux différences et aux différentes croyances, la possibilités pour elles d’être pratiquées si c’est la volonté libre des individus de le faire. Pour cela, des lieux de cultes doivent pouvoir exister sur notre territoire, qui font partie du libre exercice du culte, mais relèvent de la responsabilité matérielle des croyants eux-mêmes, la République garantissant un droit mais non le financement des cultes que la loi au contraire interdit, en raison de la séparation de l’Etat des Eglises. C’est aussi considérer les individus comme égaux devant la loi avant tout, et ainsi faciliter le mélange des populations au lieu du refus du mélange au-delà de la communauté de croyance qui s’est affirmé, avec l’extension du port du voile et le repli communautaire qui l’accompagne, auquel on assiste depuis une trentaine d’années.

On donne trop souvent l’impression que la laïcité serait un instrument pour empêcher les musulmans de pratiquer leur religion, à travers l’idée qu’elle devrait assurer un traitement égal des religions, alors qu’elle assure un traitement égal des citoyens. Elle n’est aucunement un obstacle à la croyance, au contraire, c’est elle qui permet à toutes les opinions et religions de coexister pacifiquement à ne donner la primauté à aucune différence sur les autres, comme c’était le cas quand l’Eglise catholique était liée à l’Etat qui la finançait.

Ce qui est à dépasser, c’est l’idée que la société serait à prendre selon ce que la religion peut en dire, au lieu de prendre toute la société pour vivre sa religion comme partie, composante de celle-ci. C’est dans le collectif que se construisent les représentations, le sentiment d’appartenance à celui-ci. Il en va de toute cohésion sociale, de tout projet commun, donc partagé. Il n’y a pas meilleure protection contre la dérive sectaire d’enfants de la République vers le djihadisme.

Selon Michael Privot, islamologue, le phénomène de radicalisation ne trouve pas seulement sa source dans les mosquées, loin de là. Exagère-t-on lorsqu’on considère que tous les problèmes viennent des mosquées, mais également que ces dernières sont les seules à pouvoir apporter des solutions ?

Malik Bezouh : Concernant la radicalisation, je dirai que la mosquée n’est pas forcément un lieu de radicalisation. On peut s’y radicaliser en rencontrant des exaltés, bien évidemment. On peut se radicaliser par le net, aussi, ou par le biais de mauvaises rencontres. Tout est envisageable. Le problème de la radicalisation est complexe. Il est là encore protéiforme. Dans ma note, je dis qu’un jeune français de confession musulmane – d’origine maghrébine - qui se radicalise est à l’interface de deux crises : celle de la conscience du monde arabo-musulman et celle de la société française en bute à une crise sociale, morale, politique, etc. et ayant quelques difficultés avec ce nouveau élément constitutif de son identité : l’islamité.

Les mosquées ont un rôle à jouer : canaliser et structurer ces jeunes français musulmans en quête d’une spiritualité, ce qui en soi est fort louable. Cela nécessite un personnel religieux musulman doté de réelles compétences à la fois théologiques et culturelles. J’entends par "culturelles" une connaissance fine des processus historiques qui ont conduit la France à se séparer de l’Eglise. Cela passe donc par une connaissance de l’histoire de France, en particulier celle allant du siècle des Lumières à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Quant au financement des mosquées, je crois que la meilleure des solutions est l’autofinancement. Le financement par des pays étrangers, comme ceux du Maghreb ou du Golfe, peut poser des problèmes d’indépendance. Mais c’est un lieu commun que de croire que le problème réside là. Il y a d’autres urgences. L’une d’elles consisterait à travailler ou à modifier notre regard sur l’altérité quelle qu’elle soit. Nous avons, finalement, besoin d’une psychothérapie nationale. Parlons-nous. C’est surement la meilleure des choses à faire. Libérons la parole. Une parole intelligente, profonde, dense."

Lire "Après le 13 novembre : où en sont les musulmans de France (et pourquoi nous avons désespérément besoin de les entendre) ?".


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